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Légiférer en matière linguistique est un recueil de textes issus de travaux réalisés dans le cadre de la Chaire pour le développement de la recherche sur la culture d’expression française en Amérique du Nord (CEFAN) et d’un colloque sur le 40e anniversaire de la commission Laurendeau-Dunton. Le volume adopte une « perspective résolument interdisciplinaire » (p. 6), mais près de la moitié des auteurs sont historiens, comme les professeurs Martel et Pâquet qui ont dirigé la publication.
Les textes sont regroupés dans trois parties, dont la troisième surtout fait appel à des juristes. Les deux premières parties se situent en amont de la loi et traitent en fait de l’élaboration des politiques linguistiques. Ce qui ne veut pas dire qu’elles manquent d’intérêt juridique. Les facultés de droit canadiennes et québécoises donnent toutes des cours de méthodologie et d’interprétation législative qui intègrent les processus de création du droit. Plusieurs des textes du recueil ici en cause pourraient leur servir d’illustrations concrètes.
La première partie s’intitule « Circonscrire le lieu politique ». Le commissaire fédéral aux langues officielles, Graham Fraser, rappelle d’abord la contribution des principaux artisans de la Commission royale sur le bilinguisme et le biculturalisme (commission Laurendeau-Dunton). Certaines recommandations de la Commission ont été mises en oeuvre dès 1969 dans la Loi fédérale sur les langues officielles[1]. M. Fraser souligne que la pensée de la Commission et celle de Camille Laurin, père de la Charte de la langue française[2] au Québec, se rejoignent sur quelques points, notamment sur l’idée que la langue est plus qu’un outil, qu’elle « donne accès à une culture » (p. 24). Il n’explique cependant pas la transition entre le « biculturalisme » de l’époque et le « multiculturalisme » lancé par le premier ministre Pierre Elliott Trudeau en 1971.
Les quatre textes suivants sont le fait d’historiens : Valérie Lapointe-Gagnon démontre le rôle de Frank R. Scott dans l’élaboration des politiques linguistiques au Canada (1960-1984) ; Julia Lalande fait ressortir que les Ukrainiens misaient sur le multiculturalisme en intervenant dans le débat engendré par la commission Laurendeau-Dunton ; Patrick-Michel Noël relate les revendications et les gains de la Société des Acadiens du Nouveau-Brunswick sous le gouvernement conservateur de Richard Hatfield (1970-1987) ; et Sabrina Dumoulin rend compte des rôles joués depuis 1969 par le commissaire fédéral aux langues officielles.
Trois interventions de personnes qui ont travaillé en matière d’aménagement linguistique complètent la première partie. L’expert Stacy Churchill fait état des recherches qui ont soutenu le développement de l’enseignement en français dans les provinces anglaises. Il signale que les politiciens n’auraient pas pris leurs responsabilités en vertu de l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés[3] : en renvoyant les conflits au pouvoir judiciaire, ils « pouvaient éviter d’assumer le risque de perdre des voix aux élections » (p. 139). Aux yeux de l’auteur, toutefois, l’« ère des grands procès semble avoir touché à sa fin » (p. 146). Pour sa part, Joseph-G. Turi, spécialiste du droit linguistique, rend compte de sa contribution aux travaux de la commission Laurendeau-Dunton de même qu’à la rédaction et à l’application de la Charte québécoise de la langue française. Lorsque le Québec envisageait en 1988 d’utiliser la clause dérogatoire pour maintenir l’unilinguisme français dans l’affichage commercial, il savait qu’il risquait la mort de l’accord du lac Meech (p. 171). Enfin, Don Stevenson, ancien ministre ontarien des Affaires intergouvernementales, relate l’élaboration de la politique linguistique de l’Ontario sous le gouvernement du premier ministre Robarts.
La deuxième partie, intitulée « Mobiliser un savoir », se situe elle aussi en amont de la loi et elle recense diverses disciplines susceptibles d’éclairer les choix du législateur : la « nouvelle économie statistique » (Beaud et Prévost, p. 193), la sociolinguistique (Heller, p. 217), l’histoire (Fournier-Plamondon, p. 237 ; Hayday, p. 295), la science politique (Bourgeois, p. 267) et la politique linguistique comparée (Courcy, p. 317). Il arrive cependant que les affirmations juridiques dans ces pages soient fausses ou approximatives. Ainsi, l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867[4] ne protège pas le droit à des services gouvernementaux en français et en anglais au fédéral et au Québec (comparer les pages 278, 279 et 285 avec la page 319) ; l’article 23 de la Loi constitutionnelle de 1982[5] concernant l’enseignement dans la langue de la minorité est mal rendu (p. 324) ; et, en principe, les provinces (sauf le Nouveau-Brunswick) ne sont pas obligées de fournir des services gouvernementaux en français ou en anglais là où la demande le requiert (p. 325 et 331). Par ailleurs, il est intéressant de noter le retard des parents francophones de la Nouvelle-Écosse à se prévaloir du droit d’envoyer leurs enfants à l’école française, de peur qu’ils n’apprennent pas l’anglais menant à la réussite économique dans la province (Hayday, p. 311-314).
Intitulée « Énoncer le droit », la troisième partie est plus courte mais plus juridique. Elle commence par un texte engagé dans lequel Michel Bastarache, tout juste retiré de la Cour suprême du Canada, expose sa conception de la « place des droits linguistiques dans l’ordre juridique au Canada » (p. 339). Cette conception était déjà connue parce qu’elle ressortait des motifs des jugements qu’il avait rendus, particulièrement dans l’affaire R. c. Beaulac[6]. À ses yeux, les droits linguistiques individuels ont clairement une dimension collective, de sorte qu’il importe de reconnaître l’égalité des « communautés » linguistiques ; aussi, l’interprétation des droits linguistiques doit être généreuse et se traduire par des mesures concrètes. Par exemple, l’auteur laisse voir son désaccord avec l’interprétation que le Conseil privé avait donnée relativement aux « Denominational Schools » protégées par l’article 93 de la Loi constitutionnelle de 1867, interprétation qui avait rejeté toute composante linguistique, faisant fi du contexte historique (p. 344). Michel Bastarache ne manque pas de souligner le « problème de taille » qui subsiste du fait que le régime linguistique constitutionnel et le régime linguistique législatif fédéral sont, à certains égards, en conflit avec la politique linguistique québécoise, qui est une politique « d’accommodement et de non-discrimination vis-à-vis la minorité linguistique [plutôt qu’]une politique fondée sur la dualité linguistique véritable ou l’égalité des communautés linguistiques » (p. 347, 349 et 350).
Justement, le texte suivant, écrit par la constitutionnaliste québécoise Eugénie Brouillet, traite de la « difficile conciliation » des logiques majoritaire et minoritaire véhiculées par la Charte de la langue française du Québec et la Charte canadienne des droits et libertés insérée dans la Constitution du Canada (p. 359). L’auteure démontre de façon convaincante que la logique uniformisante de la Charte constitutionnelle, particulièrement en matière linguistique, heurte l’autonomie et la sécurité culturelles que la minorité francophone du pays avait obtenues en adhérant au pacte fédératif. À propos du droit à l’enseignement dans la langue de la minorité, elle critique la conception individualiste de la Cour suprême (p. 378) ; paradoxalement, le juge Bastarache, tenant de l’approche collective ou communautaire, a participé à cette jurisprudence. En conclusion, la professeure Brouillet mentionne comme mode de conciliation l’« insertion dans la Charte canadienne d’une clause de société distincte » ou la « reconnaissance constitutionnelle de la dualité fondamentale du Canada » (p. 384-385). Or, dans la note 33, elle s’était dite d’accord avec le professeur Réjean Pelletier pour qui l’article 59 de la Loi constitutionnelle de 1982 (rendant inapplicable au Québec le critère de la langue maternelle pour l’accès à l’école anglaise) « constitue la seule véritable reconnaissance particulière du Québec dans la Constitution ». Pour notre part, nous ajouterons l’article 94 de la Loi constitutionnelle de 1867, même s’il est désuet. Par l’exclusion du Québec du pouvoir fédéral d’uniformiser le droit privé provincial, le caractère civiliste particulier de la province est reconnu dans cet article, et implicitement sa spécificité culturelle et linguistique. Étant donné que l’article 43 de la Loi constitutionnelle de 1982 permet de modifier, avec l’accord du fédéral seulement et de la province concernée les dispositions qui ne s’appliquent pas à toutes les provinces (comme l’article 94), la meilleure chance du Québec d’obtenir une reconnaissance constitutionnelle de sa spécificité réside probablement dans une modification bilatérale greffée à l’article 94.
Un autre constitutionnaliste chevronné, Pierre Foucher, aborde ensuite la question du rôle de l’État et des acteurs sociaux dans le domaine des langues officielles au Canada (p. 389). Sauf peut-être en ce qui concerne l’interprétation par le Conseil privé de l’article 93 de la Loi de 1867 (p. 408), le professeur Foucher partage pleinement la conception généreuse des droits linguistiques mise en avant par le juge Bastarache et basée sur la notion d’égalité des communautés de langue officielle. Il écrit justement que les « droits linguistiques ont une nature hybride : individuels dans leur formulation, mais collectifs dans leur essence » (p. 397). Du point de vue « des communautés francophones en situation minoritaire », le professeur Foucher se fait le défenseur des chartes des droits et des avancées linguistiques qu’elles permettent d’obtenir grâce au pouvoir judiciaire. Il semble tout de même soucieux de faire du Québec un cas particulier. « Sans un Québec résolument francophone, écrit-il, la langue française aurait probablement virtuellement disparu du Canada » (p. 403). Et il conclut que l’évolution jurisprudentielle a permis de réconcilier les positions du Québec et des minorités francophones : « Le droit sert donc d’outil à la francophonie québécoise, qui utilise la puissance de la loi pour protéger le français sur son territoire, et par les communautés francophones, qui utilisent la puissance des droits pour se ménager des espaces institutionnels puisqu’elles ne peuvent contrôler un État » (p. 417).
Le volume se termine par une question que pose le philosophe Michel Seymour et à laquelle il répond par la négative (p. 423) : « Le Canada reconnaît-il l’existence des droits collectifs linguistiques du peuple québécois ? » L’auteur rend compte des « contradictions structurelles des politiques canadiennes et québécoises » (p. 433) ainsi que des tensions entre l’approche individualiste et l’approche communautaire. Le diagnostic qu’il pose du mal canadien nous apparaît fort juste : les droits du peuple québécois ne sont pas reconnus – et un fédéralisme asymétrique pourrait y pourvoir. Michel Seymour se défend de vouloir faire primer la Charte québécoise de la langue française sur les autres normes linguistiques canadiennes. Il conviendrait simplement, à ses yeux, d’équilibrer les droits individuels et les droits collectifs, sans les hiérarchiser (p. 443).
Parties annexes
Notes
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[1]
Loi sur les langues officielles, L.R.C. 1985, c. 31 (4e supp.).
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[2]
Charte de la langue française, L.R.Q., c. C-11.
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[3]
Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, [annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c. 11 (R.-U.)].
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[4]
Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., c. 3 (R.-U.).
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[5]
Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c. 11 (R.-U.).
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[6]
R. c. Beaulac, [1999] 1 R.C.S. 768.