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La relation des conjoints mariés ou unis civilement est soumise à plusieurs dispositions législatives qui sont prévues au livre « De la famille » dans le Code civil du Québec, contrairement à la relation des conjoints de fait[1]. Certaines de ces dispositions ont surtout trait aux aspects extrapatrimoniaux ou personnels de la relation des conjoints. C’est le cas des droits et des devoirs en matière de respect mutuel, de fidélité, de secours, d’assistance et d’obligation de faire vie commune, qui sont tous d’ordre public[2]. La loi intervient donc dans la relation des conjoints mariés ou unis civilement en empêchant la contractualisation de leurs rapports extrapatrimoniaux, ce qui n’est généralement pas contesté. En revanche, lorsqu’il est question des aspects patrimoniaux de la relation des mêmes conjoints (protection de la résidence familiale, prestation compensatoire, obligation alimentaire et patrimoine familial, qui sont aussi d’ordre public[3]), les opinions sont plus partagées au sujet de l’opportunité de la contractualisation, particulièrement en ce qui a trait au patrimoine familial.

Rappelons d’abord que les règles en matière de patrimoine familial sont imposées à tous les conjoints mariés ou unis civilement[4]. En vertu de ces règles, les conjoints doivent partager la valeur de certains biens qui ont été acquis pendant l’union et dont l’un des conjoints est le propriétaire, au moment où la relation prend fin. Les biens dont la valeur doit être partagée sont énumérés dans le Code civil. Il s’agit des résidences de la famille ou des droits qui en confèrent l’usage, des meubles qui les garnissent ou les ornent et qui servent à l’usage du ménage, des véhicules automobiles utilisés pour les déplacements de la famille et des droits accumulés durant le mariage au titre d’un régime de retraite[5]. Entrent également dans ce patrimoine les gains inscrits durant le mariage en application de la Loi sur le régime de rentes du Québec[6] ou de programmes équivalents.

Nul doute que les conjoints avaient davantage de liberté dans l’aménagement de leurs rapports patrimoniaux avant l’adoption du patrimoine familial en 1989, puisque le législateur ne leur imposait aucun partage[7]. Bien que, officiellement, la loi permette toujours aux conjoints mariés ou unis civilement de faire toutes stipulations par contrat[8], ce n’est que sous réserve des règles d’ordre public, notamment celles qui existent en matière de patrimoine familial. Autrement dit, le législateur a jugé que le contrat n’était pas un outil adapté pour aménager l’ensemble des rapports patrimoniaux entre les conjoints mariés ou unis civilement[9].

Le législateur a-t-il eu raison ? Fallait-il « forcer » une certaine solidarité entre les conjoints ou aurait-il été préférable de les laisser libres de faire les conventions de leur choix, comme c’est le cas pour les conjoints de fait[10] ?

Évidemment, la réponse à cette question dépend de plusieurs facteurs. Cependant, l’étude des propos tenus lors de l’adoption du patrimoine familial, notamment dans les mémoires déposés à l’Assemblée nationale et dans les transcriptions des travaux parlementaires et des débats à l’Assemblée nationale[11], permet de constater que l’un des éléments majeurs des discussions a été celui des fonctions reconnues ou non au droit — ou, plus précisément ici, au Code civil — en matière d’argent dans la famille[12].

L’une des questions importantes qui s’est alors posée était la suivante : dans les matières familiales, le Code civil doit-il être au service du bien général en permettant la contractualisation des rapports patrimoniaux des conjoints ou doit-il prévenir les situations problématiques en empêchant la contractualisation de certains aspects de la relation ?

Pour mieux comprendre ces deux représentations des fonctions du Code civil dans la famille qui se sont opposées lors des débats sur l’adoption du patrimoine familial[13] — et qui s’opposent toujours aujourd’hui —, nous les comparerons sur trois sujets : le rôle du Code civil dans les relations conjugales, le principe de l’égalité des conjoints et la définition du mariage[14].

Notre étude des représentations sociales des fonctions du Code civil nous permettra d’alimenter la réflexion sur la production et sur l’engendrement de nouvelles normes relatives à la famille, mais aussi de soumettre des hypothèses pour l’avenir.

1 Le rôle du Code civil du Québec dans les relations conjugales

L’étude des échanges qui ont eu lieu avant 1989 sur l’à-propos d’adopter un patrimoine familial obligatoire permet d’observer que deux représentations distinctes du rôle du Code civil dans les relations conjugales ressortent des discussions. Alors que certains acteurs soutiennent que celui-ci a un rôle formel qui consiste à décrire la famille, d’autres lui confèrent un rôle matériel dans la prévention des situations problématiques[15]. Ces représentations divergentes du rôle du Code civil dans la famille sous-tendent toujours bon nombre d’opinions contemporaines sur la contractualisation du mariage.

1.1 Le rôle formel du Code civil du Québec

Suivant les tenants de la première représentation, le Code civil est un ordre formel qui pose les paramètres de l’ordre. Son rôle est de structurer formellement la famille et la société, en vue du bien général. Par conséquent, il doit être pensé en fonction de la majorité, mais il doit laisser les personnes libres de se soustraire aux modèles qu’il propose[16].

Dans le contexte des débats au sujet du patrimoine familial, des acteurs soutiennent que le Code civil doit être en harmonie avec les valeurs de la société « qui reconnaît à tout individu la possibilité de gérer ses affaires et de se prendre en charge de façon autonome et responsable[17] ». C’est ce qui justifierait que la liberté des conjoints relativement à leurs rapports patrimoniaux soit préservée.

La liberté contractuelle des époux est jugée capitale pour préserver l’institution du mariage, et ce, tant dans la doctrine[18] que dans les débats à l’Assemblée nationale[19]. Des auteurs désirent préserver la liberté des époux en ce qui a trait à l’aménagement de leurs rapports patrimoniaux, notamment parce qu’ils valorisent l’institution du mariage et qu’ils espèrent que le mariage convienne au plus grand nombre[20]. Ils considèrent qu’il est essentiel de faire confiance aux époux dans le choix d’un régime matrimonial[21]. La liberté des époux quant à ce choix est qualifiée de « principe fondamental qui n’a jamais été remis en question[22] », de principe « fort bien enraciné dans notre droit[23] ».

D’autres auteurs expliquent que la loi doit correspondre aux valeurs et aux désirs de la population[24]. Ils ajoutent que les normes doivent être concordantes avec les conceptions profondes de la société[25] ; autrement, elles pourraient être rejetées[26]. Certains suggèrent même que des études approfondies soient réalisées lorsqu’il s’agit de légiférer dans les matières qui touchent la famille afin de mieux connaître les valeurs dominantes de la société québécoise[27].

La correspondance de la loi avec les attentes de la population est jugée encore plus importante lorsqu’il est question du Code civil, où les normes doivent convenir à la majorité[28]. Ainsi, la doctrine s’interroge sur ce que la population préfère[29] ou elle évalue les réformes déjà réalisées en fonction des désirs ou des attentes de la population[30]. C’est le cas en matière de régimes matrimoniaux où il est souhaité que les règles plaisent aux époux, qu’elles ne les découragent pas de se marier.

Sans nier l’utilité de la réforme, d’autres acteurs observent que le nombre de femmes qui ont été privées d’une « compensation équitable » lors de la dissolution de leur mariage et qui auraient pu bénéficier des modifications législatives proposées diminue d’année en année[31]. Surgit alors une question : pourquoi faudrait-il modifier le Code civil, qui correspond aux besoins et aux voeux de la majorité, pour satisfaire les besoins d’une minorité ?

Des acteurs soumettent que les problèmes vécus par des époux lors de la rupture de leur mariage « ne sont pas suffisamment généralis[és] pour justifier une intervention législative aussi large et aussi complexe que la reconnaissance d’un patrimoine familial[32] ». Ils considèrent que le Code civil ne doit pas brimer la liberté de tous les époux, en adoptant un patrimoine familial obligatoire, pour enrayer des problèmes vécus par certains d’entre eux. Ils ajoutent que le « problème » que veut résoudre le patrimoine familial est celui de femmes mariées avant 1970 sous le régime matrimonial de la séparation de biens, qui se retrouvent démunies financièrement à la suite d’un divorce et qui ne peuvent se prévaloir des règles sur la prestation compensatoire[33]. Ils jugent enfin que les époux sont maintenant mieux informés qu’ils ne l’étaient auparavant et qu’il est important de distinguer les époux d’hier et ceux d’aujourd’hui[34], ce que mentionnait également le document de consultation gouvernemental[35]. De nos jours encore, des auteurs posent la question : « L’injustice résultant de choix contractuels inappropriés justifiait-elle une atteinte aussi catégorique à la liberté contractuelle de tous les couples, sans égard à leur situation particulière[36] ? »

Pour ces différents acteurs, le Code civil n’a pas pour fonction de réformer les comportements sociaux déviants. La solution aux problèmes vécus par certains époux à la fin de leur mariage ne serait pas d’ordre législatif puisque tout problème social n’appelle pas une modification de la loi[37].

En matière de partage de l’argent dans la famille, la loi aurait donc une fonction d’orientation des comportements, sans plus. Si le Code civil peut suggérer, inciter à adopter un comportement ou se fier à l’inertie des conjoints mariés ou unis civilement pour favoriser le partage entre ces derniers, il ne doit pas prescrire ni imposer pour autant[38]. Étant donné qu’il est impossible de prévoir une règle unique qui répondrait aux besoins et à la volonté de tous[39], il faut laisser les époux libres d’aménager leurs rapports patrimoniaux.

Évidemment, tous les acteurs ne partagent pas cette représentation du rôle du Code civil.

1.2 Le rôle matériel du Code civil du Québec

En vertu de la seconde représentation, le Code civil aurait davantage une fonction d’orientation de la société pour atteindre des objectifs sociaux[40]. Suivant cette représentation, le code ne doit pas être pensé qu’en fonction du bien-être de la majorité de façon générale. Il doit, au contraire, être construit en tenant compte des situations problématiques qu’il permettra de corriger[41]. Le Code civil aurait donc un rôle concret à jouer dans la résolution de problèmes sociaux[42].

À ce titre, c’est le constat des problèmes économiques subis par des femmes à la suite de la rupture de leur mariage qui amène des acteurs à réclamer que la loi soit modifiée pour régler ces cas problématiques. Certains rappellent les propos du juge Nichols dans l’arrêt Poirier c. Globensky : « La loi québécoise n’est pas aussi équitable envers les conjoints qu’elle ne l’est au pays, mais il s’agit là d’une question de politique générale qui ne relève pas de la compétence des tribunaux[43]. »

Ces acteurs croient que le Code civil doit tendre à rétablir l’équilibre entre la valeur des patrimoines de chacun des époux[44]. Ils soutiennent que celui-ci doit intervenir pour suppléer à la vulnérabilité d’un des époux et ainsi égaliser les forces entre eux[45]. Plusieurs traitent des fonctions du Code civil dans la mise à niveau des relations patrimoniales des époux et dans la mise en pratique d’une solidarité familiale[46]. Ils souhaitent que le Code civil « réoriente impérativement les rapports économiques entre conjoints[47] ». Que les cas problématiques soient jugés marginaux ou non, ces acteurs font valoir que le Code civil a un rôle à jouer dans l’amélioration des relations patrimoniales entre les époux et dans l’amélioration de la société.

Afin d’assurer l’effectivité du Code civil dans la résolution des problèmes sociaux dénoncés, les modifications proposées doivent avoir un caractère impératif. L’unique façon d’atteindre avec certitude l’objectif de protection du conjoint désavantagé est d’imposer le partage entre les époux[48]. C’est ce qui justifierait que la liberté contractuelle des époux soit limitée.

À ce sujet, rappelons que le fait qu’il s’agit de modifier le Code civil, et non une loi statutaire, est relevé par la plupart des acteurs en présence lors des discussions entourant l’adoption du patrimoine familial. Ceux-ci jugent que la situation revêt un « caractère plus solennel[49] », précisément parce qu’il est question du Code civil. Ces acteurs décrivent le Code civil comme une loi fondamentale qui influence « la perception qu’ont les couples de la vie conjugale et familiale[50] ».

À travers les débats sur les droits économiques des conjoints, le patrimoine familial est ainsi décrit comme un « projet de changement de société[51] », un levier nécessaire au changement social[52]. Il ne s’agit pas uniquement de modifier le Code civil pour résoudre un problème ciblé, mais bien de le changer de manière à réformer globalement les rapports entre les hommes et les femmes dans la société. Un mémoire souligne d’ailleurs que les individus s’habituent à l’idée d’une plus grande intervention de l’État dans leur vie privée[53].

Suivant la compréhension de ces acteurs, s’il faut adopter de nouvelles normes en matière de patrimoine familial, c’est foncièrement au nom d’une société plus juste et plus équitable. Le Code civil doit fixer minimalement les rapports patrimoniaux entre les conjoints, notamment pour favoriser l’égalité entre ces derniers.

2 L’égalité des conjoints

L’étude des discussions entourant l’adoption du patrimoine familial révèle deux représentations de l’égalité des conjoints chez les acteurs en présence. Ces représentations divergentes de l’égalité peuvent être qualifiées respectivement de « formelle » et de « réelle »[54]. Elles correspondent aux deux représentations des fonctions du Code civil mentionnées précédemment.

2.1 L’égalité formelle

Les acteurs qui se représentent le Code civil comme un instrument destiné au service du bien général fondent leur représentation des rapports patrimoniaux des époux sur l’égalité formelle des conjoints. Puisque la loi reconnaît expressément l’égalité des conjoints — à l’époque, un homme et une femme[55] —, le législateur doit en prendre acte et les laisser libres d’aménager leurs rapports patrimoniaux[56].

Ces acteurs suggèrent que la meilleure façon de régler les rapports patrimoniaux entre les époux est de leur permettre de rédiger une convention adaptée à leur situation particulière, au début de la relation. L’égalité des époux suppose que ces derniers sont en mesure de choisir la façon dont ils souhaitent administrer et partager — ou non — leur patrimoine.

C’est d’ailleurs toujours ce que considèrent des auteurs, dont le professeur Roy qui écrit ceci : « Si l’on reconnaît aujourd’hui que l’égalité des sexes, et particulièrement l’égalité entre mari et femme, est une valeur juridique et sociale fondamentale, il paraît illégitime d’aborder l’organisation législative des rapports conjugaux en présumant du contraire[57] ».

Dans certains cas cependant, ces mêmes acteurs reconnaissent que la convention pourrait désavantager l’un ou l’autre des époux, mais non sans rappeler que la loi ne doit pas empêcher tous les couples d’avoir une entente « sur mesure », sous prétexte que certains couples utiliseront mal cette faculté. Étant donné que la loi ne peut prévenir tous les problèmes, ces acteurs jugent qu’elle doit être porteuse de justice pour le plus grand nombre qui, selon eux, bénéficiera de la liberté contractuelle.

Pour les cas problématiques, les tribunaux pourront toujours intervenir[58]. Certains déplorent cependant que les tribunaux disposent de peu d’outils pour le faire[59].

2.2 L’égalité réelle

Au contraire, suivant la représentation en vertu de laquelle le Code civil doit prévenir les situations problématiques, la loi doit veiller à l’égalité réelle des conjoints. L’égalité n’est pas qu’un principe, c’est un objectif social.

Si la loi veillait déjà à l’égalité juridique des conjoints, des acteurs souhaitent que l’adoption du patrimoine familial permette d’assurer leur égalité économique[60]. Certains expliquent que « sans vouloir être sexistes, nous devons cependant constater que la plupart du temps, dans le choix du régime matrimonial, c’est l’homme qui donne le ton[61] ». Sans être aussi explicites, d’autres acteurs rappellent la disparité des forces entre les époux, que ce soit sur le plan moral, physique, psychologique ou financier[62]. Que le problème soit associé de façon implicite ou explicite à l’inégalité des rapports entre les hommes et les femmes, nous décelons une forte volonté de mise à niveau des rapports entre ceux-ci. Le professeur Issalys va jusqu’à mentionner que la loi doit « prescrire de façon impérative les voies de l’égalité[63] ».

Le Code civil devrait donc favoriser l’égalité des conjoints de façon concrète en s’assurant qu’à la fin de l’union les deux conjoints profiteront des biens accumulés au bénéfice de la famille pendant le mariage. Comme toutes les unions ont nécessairement une fin, qu’elle soit provoquée par une séparation, par un divorce ou par un décès, on comprend qu’il y aura toujours un partage de la valeur des biens accumulés pour la famille pendant le mariage[64].

Rappelons d’ailleurs que la réforme a été présentée par le gouvernement comme une nouvelle façon de favoriser la pleine égalité juridique, économique et sociale des femmes[65]. La ministre de la Condition féminine de l’époque, Mme Monique Gagnon-Tremblay, avait alors souligné que « le meilleur moyen de conserver au mariage sa capacité d’attraction est d’en faire clairement le porteur du principe d’égalité entre les conjoints[66] ».

Le Code civil aurait donc un rôle à jouer pour assurer l’égalité des époux de façon concrète, notamment en favorisant le partage des biens accumulés par ceux-ci pendant le mariage. Ce faisant, la définition du mariage était cependant remise en question.

3 La définition du mariage

Deux représentations distinctes du mariage se sont manifestées lors des discussions entourant l’adoption d’un patrimoine familial obligatoire. Elles sont toujours présentes dans la plupart des discours contemporains sur ce qui définit le mariage.

Dans le premier cas, il est question d’une représentation du mariage qui peut être qualifiée de « semi-contractuelle », en vertu de laquelle les époux peuvent négocier certains aspects de leur relation. Dans le second, le discours se réfère davantage au « mariage-institution », c’est-à-dire à un mariage dont les aspects patrimoniaux et extrapatrimoniaux doivent être régis par la loi[67].

3.1 Le mariage semi-contractuel

Le modèle du Code civil au service du bien général correspond à la vision des tenants de la liberté en matière de conventions matrimoniales. Cette vision est fondée notamment sur la pluralité des représentations du mariage et sur le respect de la propriété privée de chaque conjoint.

Suivant cette représentation, il est impératif que la loi distingue l’union des personnes et celle de leurs biens. Lorsque deux personnes se marient, ce serait parce qu’elles ont l’intention de faire vie commune, mais pas obligatoirement d’unir leurs biens. Si les conjoints souhaitent aussi unir leurs biens, la loi doit leur permettre de le faire, ce qui signifie qu’elle doit leur fournir ou leur proposer différents modèles de régimes matrimoniaux à base de partage (société d’acquêts, communauté de biens, etc.), mais que les conjoints ne doivent pas être tenus d’unir leurs biens parce qu’ils souhaitent unir leurs vies.

Plusieurs acteurs rappellent le principe de la liberté des conventions et son importance en droit civil[68]. Les questions d’argent sont perçues comme des affaires qui relèvent des personnes (et non de l’État), et ce, même en présence d’une famille. La primauté reconnue à la propriété privée rend la fusion impérative des patrimoines des époux impensable, incohérente.

Pour ceux qui ont cette représentation du mariage, la façon d’aménager les rapports patrimoniaux dans la famille repose sur des « considérations socio-économiques, philosophiques et idéologiques » qui peuvent varier selon les couples[69]. C’est pourquoi, jugent-ils, la loi ne doit imposer que ce qui est absolument nécessaire et laisser autant de liberté qu’il est possible de le faire aux époux et aux futurs époux[70]. Le caractère supplétif des dispositions du Code civil en matière de droits patrimoniaux des conjoints mariés ou unis civilement permet ainsi d’assurer le respect des volontés individuelles.

La loi devrait aussi tenir compte des besoins des conjoints qui, là encore, peuvent varier selon leur situation[71]. Pensons notamment à des conjoints qui n’en sont pas à leur premier mariage, à des conjoints qui ont des enfants d’une union précédente, à des conjoints qui se marient à l’âge de la retraite ou encore à des conjoints qui ne veulent pas avoir d’enfants et qui ont, conséquemment, la possibilité d’accumuler des patrimoines d’une valeur comparable[72]. C’est cette diversité des couples qui justifierait que la loi oriente les comportements, propose des modèles d’aménagement des rapports patrimoniaux, mais sans imposer aucun modèle.

De son côté, la doctrine publiée à l’époque de l’adoption du patrimoine familial enseigne que d’autres régimes matrimoniaux que le régime légal peuvent mieux convenir à certains couples et que le régime de la séparation de biens peut correspondre aux besoins des époux dans des cas particuliers[73]. C’est toujours l’opinion de plusieurs auteurs, dont les professeurs Pineau et Pratte qui rappellent qu’il peut y avoir « mariage » sans association d’intérêts économiques[74]. Dans le même sens, le professeur Roy suggère ceci : « Eu égard à la diversité des profils conjugaux qui se côtoient aujourd’hui, le temps est peut-être venu de réévaluer la pertinence de cette mesure uniforme [le patrimoine familial] et d’envisager l’adoption d’autres formules plus respectueuses du libre choix des conjoints[75]. » Ces auteurs croient que l’État ne doit pas « imposer unilatéralement sa conception » du mariage[76]. Suivant cette représentation, la loi doit respecter les intérêts et les volontés des individus, leur conception du mariage.

Le document gouvernemental sur les droits économiques des conjoints — qui a précédé l’adoption du patrimoine familial — soulignait d’ailleurs expressément que « l’approche législative est une abstraction qui ne reflète pas nécessairement les particularités des multiples situations vécues, ou pouvant l’être, par les couples québécois[77] ». Le législateur reconnaissait ainsi que la loi ne peut pas convenir parfaitement à toutes les situations, à moins de préserver la liberté de choix des époux, de limiter l’intervention de l’État dans la sphère privée et d’empêcher l’institutionnalisation d’un seul type de mariage.

3.2 Le mariage-institution

Les acteurs qui considèrent plutôt que le Code civil doit prévenir les situations problématiques de façon concrète présentent une vision différente du mariage. Suivant cette autre représentation, le mariage n’est pas qu’une union de personnes, c’est aussi une union de biens.

Lorsque deux personnes unissent leurs vies, il y aurait nécessairement une certaine confusion entre les biens des conjoints puisqu’il est impossible de tout séparer et de tout comptabiliser pendant le mariage. Des efforts communs seraient faits par les conjoints en vue d’accumuler des biens pour toute la famille.

Certains acteurs reprochent d’ailleurs au Code civil du Bas Canada de nier l’existence d’un véritable patrimoine conjugal, qui existerait dans les faits et qui serait reconnu comme tel par les époux[78]. Les références en ce sens sont nombreuses. Par exemple, des groupes déplorent qu’une femme mariée doive parfois « prouver » qu’une partie de l’avoir familial lui revient[79], ce qui leur semble aller de soi. D’autres jugent qu’il est « inconcevable » que des femmes se retrouvent sans ressources financières à la suite de la dissolution de leur mariage « parce que d’office certains contrats de mariage et la pratique juridique ne reconnaissent pas leur apport au patrimoine familial et les désavantagent injustement[80] ». D’autres soulignent qu’il faut éviter qu’un conjoint ne soit « dépossédé » par l’application de la législation[81]. Certains acteurs parlent également de « préserver » le droit au partage des biens familiaux de chaque conjoint, que le droit pourrait autrement nier[82]. Ils expliquent qu’il n’est pas question de compenser ni de rétribuer un époux, mais bien de reconnaître son droit au partage[83]. Suivant la compréhension de ces différents acteurs, le patrimoine accumulé pendant le mariage appartient aux deux époux.

Quelles que soient les stipulations du contrat de mariage ou les règles prévues par le régime matrimonial, dans les faits, il y aurait généralement eu un partage des tâches et une accumulation des biens en commun par les époux[84]. Cependant, une fois qu’on applique certaines conventions matrimoniales ou dispositions législatives, on négligerait de tenir compte de la situation particulière du couple pour s’en remettre aux règles usuelles en matière de propriété.

Ainsi, ces acteurs décrivent le mariage comme une institution qui implique un partage entre les conjoints[85]. Il est perçu comme un « partnership[86] », une association économique qui doit être reconnue par la loi[87]. Le partage des biens accumulés par les époux s’inscrit même, pour certains, comme un « droit fondamental qui résulte du mariage[88] ». C’est ce qui explique, selon eux, que la loi doit reconnaître la collaboration effective des époux et la réunion de leurs biens en instituant le mariage tant sur le plan patrimonial que sur le plan extrapatrimonial. Suivant cette représentation, le partage de la valeur des biens accumulés par le couple doit constituer un aspect formel du mariage, au même titre que les droits personnels des époux qui sont déjà codifiés[89].

Cette représentation du mariage s’oppose cependant à la conception traditionnelle du droit de propriété en vertu de laquelle chaque propriétaire est libre de faire ce qu’il veut de ses biens. En effet, avec le patrimoine familial, le Code civil relativise l’absolutisme du droit de propriété de chaque conjoint, en reconnaissant un droit sous-jacent dans les biens qui font partie du patrimoine familial au conjoint qui n’en est pas le propriétaire en vertu des titres de propriété.

Évidemment, toute personne qui ne désire pas voir la valeur de ses biens être partagée a toujours un choix : celui de ne pas se marier ni de s’unir civilement[90]. Toutefois, dès qu’une personne décide de le faire, une partie de la valeur de son patrimoine — ou même la propriété d’une partie de celui-ci advenant une attribution par le tribunal[91] — devra obligatoirement être partagée avec son conjoint en vertu des dispositions législatives en matière de patrimoine familial. Il s’agit, certes, d’un changement fondamental par rapport à ce que prévoyait le Code civil jusqu’alors, soit le respect de l’intégralité des droits du propriétaire sur ses biens, que ce dernier soit marié ou non.

La ministre Gagnon-Tremblay a cependant justifié ce changement en soulignant que le mariage n’a qu’une apparence contractuelle[92] puisque c’est une institution sociale[93]. La recherche de l’« égalité » entre les conjoints (valeur sociale fondamentale) justifierait que le Code civil soumette les époux à certaines normes relativement à leurs biens, afin de structurer le mariage comme une institution plus égalitaire tant entre les personnes qu’entre leurs patrimoines[94].

Conclusion

En adoptant le patrimoine familial, le législateur québécois a choisi de retenir les représentations du mariage comme institution, l’égalité réelle des conjoints, mais surtout le Code civil comme un moyen de régler des problèmes sociaux et de prévenir des situations problématiques[95]. Il a conclu que le contrat n’était pas un outil adapté pour aménager l’ensemble des rapports patrimoniaux entre les conjoints mariés ou unis civilement.

C’est ce qui explique que le Code civil exclut la contractualisation des rapports patrimoniaux entre les conjoints mariés ou unis civilement au début de leur union, en les empêchant de se soustraire à l’application du patrimoine familial[96]. En revanche, le Code civil accepte cette contractualisation à la fin de l’union en permettant aux conjoints de renoncer à leurs droits dans le patrimoine familial, de renoncer à la protection de la loi[97].

Le législateur a vraisemblablement supposé que la variable « amour » risquait moins de « brouiller les cartes » à la fin du mariage qu’au début de la relation. Au commencement de l’union, nombreux semblent être les conjoints qui, « par amour », n’anticipent pas réalistement les conséquences d’une rupture. En effet, une étude sociologique récente montre que les couples discutent peu des questions financières, et ce, que les conjoints soient mariés, unis civilement ou en union de fait[98]. Ceux-ci préfèrent généralement laisser les choses se mettre « en place “naturellement” » et ainsi, éviter un sujet qui peut causer des tensions dans le couple[99].

Avec le patrimoine familial, le législateur a veillé à ce que le « rapport de force » entre les conjoints soit plus équilibré au moment de la négociation, c’est-à-dire à la fin de la relation. Suivant le discours « formel[100] », c’est une solution de compromis qui a été retenue par le législateur québécois. En effet, le patrimoine familial a été présenté comme une voie « mitoyenne » entre le statu quo et l’adoption d’un régime matrimonial impératif à base de partage[101].

Que faut-il retenir de cette expérience passée et de ces choix législatifs ? Le patrimoine familial a été adopté au nom de l’égalité économique des conjoints, mais c’est la reconnaissance de la « fonction matérielle du Code civil » dans l’organisation de la famille et de la société qui a rendu ce changement possible.

Depuis, la même représentation du Code civil comme un outil de changement social s’est manifestée dans le contexte d’autres modifications du Code civil, notamment lors de l’adoption de la Loi instituant l’union civile et établissant de nouvelles règles de filiation[102]. Suivant la compréhension d’acteurs qui ont participé aux débats à propos de cette loi, celle-ci est née d’une volonté « d’offrir aux couples homosexuels les mêmes droits que ceux dévolus aux conjoints hétérosexuels[103] ». L’objectif social était alors de favoriser l’égalité entre les conjoints homosexuels et les conjoints hétérosexuels.

Que convient-il d’en conclure ? Si cette représentation des fonctions matérielles — ou du rôle instrumental — du Code civil demeure contemporaine, le législateur en viendra vraisemblablement à modifier de nouveau le Code civil pour atteindre d’autres objectifs sociaux.

Par exemple, le législateur pourrait le faire afin de protéger davantage les enfants dont les parents ne sont ni mariés ni unis civilement[104]. Chacun sait que, formellement, tous les enfants ont les mêmes droits et les mêmes obligations[105]. Pourtant, dans les faits, les enfants dont l’union des parents n’est pas reconnue par le Code civil se trouvent parfois dans une situation fort différente de celle des autres enfants[106]. Une modification du Code civil pour corriger cette situation semble envisageable, dans la mesure où l’égalité réelle entre les enfants nés de parents mariés ou unis civilement et les autres enfants est considérée comme un objectif social à atteindre.