Résumés
Résumé
Cet article analyse trois récits qui traitent d’enclavement — Jurassic Park de Michael Crichton, Le ParK de Bruce Bégout et la nouvelle « Once Upon a Time » de Nadine Gordimer. Le but est de saisir, d’une part, les formes de pouvoir et de domination qui se déploient au sein de ce type de lieux (parcs à thème et communautés fermées), et d’autre part, le rapport idéologique à l’historicité généré par ces espaces privatisés. Nous mettons en évidence la manière dont ces fictions qui poussent la logique du parcage dans ses derniers retranchements mettent à nu la violence de l’idéologie sécuritaire néolibérale.
Abstract
This article analyzes three texts that deal with enclosed spaces: Jurassic Park by Michael Crichton, Le ParK by Bruce Bégout and the short story “Once Upon a Time” by Nadine Gordimer. I aim to grasp, on the one hand, the forms of power and domination that unfold in these types of places (theme parks and gated communities), and on the other hand, the ideological relationship to historicity generated by these privatized spaces. I highlight how these fictions, which push the logics of parking to its limits, expose the violence of the neoliberal security ideology.
Corps de l’article
Nous avons besoin de l’histoire, mais nous en avons besoin autrement que le flâneur raffiné des jardins du savoir.
Friedrich Nietzsche[1]
Dans Surveiller et punir (1975), Michel Foucault a défini avec le succès que l’on sait le panoptique comme le dispositif représentant de manière paradigmatique la société de surveillance moderne. Deux ans plus tard, il se penche sur la question de la sécurité, mais cette fois, il ne présente pas de modèle spatial permettant de visualiser celle-ci (2004). Dans un essai qui en appelle au renouvellement de la théorie critique à l’ère digitale, Bernard Harcourt propose de pallier ce manque (qu’il faudrait interroger davantage) en suggérant que la structure architecturale représentant au mieux la notion de sécurité serait le parc à thème : « The themed space — or, perhaps, variations on the theme park — as architectural representation of neoliberal sécurité: that would be an idea to pursue. » (2015: 97) Rappelons que pour Foucault, « les dispositifs de sécurité travaillent, fabriquent, organisent, aménagent un milieu » (2004: 22) dans le but de gérer efficacement une population et de s’assurer autant que possible que ses mouvements sont prévisibles. De ce point de vue, le parc à thème apparaît bien comme le « milieu » de la sécurité par excellence, surtout si l’on en considère la version néolibérale, à savoir le gouvernement des masses par des instances privées.
Dans la mesure où Harcourt entend avant tout mettre en lumière les nouvelles formes de contrôle nées avec les réseaux sociaux et les mégadonnées, il n’évoque qu’en passant la question des parcs et de la sécurité. Cet article se propose de développer son intuition en faisant dialoguer trois récits fictionnels : nous aborderons deux textes focalisés sur des parcs à thème — Jurassic Park (2015 [1990]) de Michael Crichton et Le ParK (2010) de Bruce Bégout — et une nouvelle de Nadine Gordimer, « Once Upon a Time » (1989), portant sur une communauté fermée, type d’enclave qui apparaîtra ici comme une « variation » sur le parc à thème, pour reprendre l’expression de Harcourt (2015: 97). Il s’agira, par le biais de ces récits, de saisir le « chronotope » de la sécurité, c’est-à-dire le nouage spatio-temporel que produit l’idéologie sécuritaire lorsqu’un pouvoir lui donne corps. Nous verrons en effet que les lieux enclavés figurant dans ces trois textes impliquent un rapport particulier au temps et à l’Histoire.
Plusieurs études ont été menées au sujet de la relation que les parcs (réels) entretiennent avec le passé. Dans un article intitulé « Disney World and Posthistory », William Van Wert avance que l’un des buts de Disney World est de donner aux visiteurs l’illusion d’être des « créatures posthistoriques », et ce, à travers les procédés suivants :
[…] by avoiding all consciousness (struggle), all ambiguities and complications (when consciousness is always complicating), by repressing all vital and potentially shameful moments in American history (words like “war” and “slavery” are not mentioned), and by suppressing names and dates, anything that might be remembered, altogether.
1995-1996: 189
En évacuant toute conflictualité et tout événement[2], le monde féérique créé par le parc immerge les visiteurs dans un espace clos situé en dehors du devenir historique. Libérée temporairement du souci de l’imprévu, du choc et de la violence, la « créature posthistorique » est un être fondamentalement insouciant — le sens littéral du latin « securus ». Pour décrire cette mise en scène, un ingénieur du parc parle de « réalisme Disney » (Wallace, 1985: 35) : l’expression prend tout son sens lorsqu’on la met en rapport avec ce que Mark Fisher nomme le « réalisme capitaliste », c’est-à-dire un discours et une ambiance présentant comme naturelle l’idée qu’il n’y aurait aucune alternative au système capitaliste (2018 [2009]). Le réalisme Disney en est une variante : par le biais du divertissement, ces parcs instituent l’imaginaire d’un futur prévisible et d’un passé définitivement achevé, tout en promouvant un présent éternel et apaisé.
Les récits que nous allons aborder exposent — de façon plus ou moins explicite et selon des manières très différentes — les conséquences d’un tel rapport idéologique au réel et à l’Histoire; en poussant la logique du parcage dans ses derniers retranchements, ils révèlent les logiques de domination qui la fondent. Il s’agira ainsi non pas d’envisager les parcs à thème du point de vue du « simulacre » (Baudrillard, 1981) ou de « l’hyperréalité » (Eco, 2008 [1973]), comme l’ont fait les premiers critiques des entreprises Disney, mais plutôt comme des incarnations spatio-temporelles du pouvoir sécuritaire.
Jurassic Park et les énergies du passé
Le roman de Michael Crichton se présente avant tout comme une mise en garde contre les avancées scientifiques qui subordonnent l’éthique au profit. Cependant, de manière allégorique, on peut lire Jurassic Park comme une fiction qui met en scène l’enclavement d’énergies du passé dans le but de les consommer sur un mode purement contemplatif, grâce à des grillages, des barrières et de hauts murs qui maintiennent les visiteurs à distance, protégés. De ce point de vue, ce n’est sans doute pas un hasard si le texte est publié en 1990, au moment où l’Occident engage le grand récit de la fin de l’Histoire[3]. Dans le roman, lorsque Grant et Ellie, les deux paléontologues invités à Jurassic Park, aperçoivent pour la première fois les hordes de dinosaures qui déambulent dans la plaine, ils se rendent compte immédiatement que la discipline historique à laquelle ils ont consacré leur vie a d’un coup perdu toute raison d’être. Mais étonnamment, ce constat les émeut à peine : ils l’évoquent en passant, un sourire béat aux lèvres, leur perte étant compensée par la magie grandiose des monstres préhistoriques ramenés à la vie. Cette absence de réaction est significative : elle est à inscrire dans le nouveau rapport à l’Histoire qui s’installe alors, empreint de fatalisme et d’ironie. Vingt ans après l’ouverture de Disney World en 1971, le passé est devenu un thème parmi d’autres, dont on se divertit en flânant.
Walter Benjamin a montré comment la relation que l’on entretient à l’Histoire implique soit la poursuite de l’asservissement, soit la possibilité d’une rupture révolutionnaire : dans le premier cas, une conception du temps liée à l’idéologie du progrès empêche d’emblée toute modification des conditions sociohistoriques, dans le second, un usage déterminé du passé fait « éclater le continuum de l’Histoire » (2000 [1942]: 441). Par cette formule, le philosophe désigne l’action propre aux classes révolutionnaires et à l’historien matérialiste, action en contradiction avec l’historicisme et la conception linéaire, « homogène et vide » (439) du temps. Dans le roman de Crichton, c’est la science elle-même qui, grâce aux nouvelles techniques de clonage, fait éclater la linéarité temporelle. Toutefois, ce surgissement d’un fragment de passé dans le présent est parfaitement en phase avec l’idéologie du progrès — un comble dans la perspective de Benjamin — et ne conduit pas en tant que tel à la révolution espérée par le philosophe : les scientifiques donnent vie aux forces du passé dans le but de les contempler (action, encore une fois, tout à fait opposée à la pensée de Benjamin[4]) et d’en tirer des bénéfices financiers.
Ajoutons que cette « thématisation » des énergies du passé est explicitement mise en rapport avec le totalitarisme dans le roman. Hammond, l’entrepreneur et concepteur de Jurassic Park, a invité un groupe d’experts pour évaluer la sécurité de son enclave. Il entend leur prouver que tout est sous contrôle et qu’on n’y risque rien, car de leur aval dépend l’ouverture du parc aux (riches) visiteurs. En arrivant sur l’île, ces experts (dont Grant et Ellie) — qui ne savent encore rien de la présence des dinosaures — s’étonnent de l’architecture des lieux qui leur semble a priori très différente de celle qu’ils imaginaient pour un parc à thème : « [T]he buildings were all concrete, with thick walls. In side-view elevations they looked like concrete bunkers with small windows. Like the Nazi pillboxes from old war movies. » (Crichton, 2015 [1990]: 59) Cette référence au nazisme est sans doute à mettre en lien avec les recherches sur la génétique menées dans le parc pour rendre les dinosaures plus dociles, mais on peut également y voir représentée l’idée selon laquelle, de manière voilée, la promesse d’apaisement consensuel propre à la « fin de l’Histoire » se fonde en fait sur la séquestration brutale des forces discordantes du passé.
Le roman de Crichton comporte néanmoins une leçon politique qui tranche nettement avec l’idéologie du « réalisme Disney » : les énergies mythiques du passé ne tolèrent pas longtemps leur réification lénifiante et se libèrent de leurs chaînes dans une explosion de violence. En un instant, la quiétude rêvée par les concepteurs du parc est brisée. En somme, loin d’être finie, l’Histoire reprend son cours, dans toute sa conflictualité — et comme l’écrit Fredric Jameson, « History is what hurts » (1981: 102). On pourrait par ailleurs aller plus loin dans cette interprétation allégorique et considérer que le roman propose une lecture quasi marxiste de l’effondrement du capitalisme. Rappelons, en effet, que les garde-fous érigés par le libertarien Hammond — il construit son parc sur une île privée achetée à un pays « with no regulations » (Crichton, 2015 [1990]: 43) — s’effondrent en conséquence d’un rapport de concurrence déloyale entre deux grandes entreprises. À cause du personnage de Nedry, l’informaticien pataud qui joue un double jeu et vole des embryons de dinosaures en échange de millions de dollars, la sécurité des enclos est compromise et les créatures préhistoriques soudain affranchies détruisent tout sur leur passage. La démesure de la logique capitaliste conduit à l’effondrement du système.
Le fait que le chaos et l’imprévu fassent irruption sur la scène qui leur était initialement interdite est toutefois ambigu. Peut-on vraiment dire qu’en s’échappant de leurs enclos, les dinosaures font « éclater le continuum de l’Histoire » au sens suggéré par Benjamin (2000 [1942]: 441)? Ce sont bien les éclats de passé eux-mêmes qui, transportés dans le présent, contrecarrent le projet capitaliste en détruisant les dispositifs censés les contenir, et il semble que certains passés ont en eux-mêmes la puissance de renverser les forces en présence. Néanmoins, les êtres ramenés à la vie dans le parc proviennent d’un passé pré-historique ou, plus précisément, préhumain. En ce sens, l’affranchissement des dinosaures est peut-être un acte plus révolutionnaire encore que celui des classes opprimées dans l’Histoire. En quittant leurs enclos, les créatures se soustraient au statut d’objet (de contemplation), mais surtout à la temporalité humaine qui entendait les gouverner. En d’autres termes, les dinosaures font moins éclater le continuum historique que le continuum humain, c’est-à-dire la domination sans partage de la terre par l’espèce humaine. En échappant à l’île-laboratoire et en se répandant dans le monde, les dinosaures — dont les scientifiques louent à plusieurs reprises la grande intelligence — ouvrent la guerre des règnes. La perspective du roman de Crichton sur la fin de l’Histoire est ainsi plus radicale qu’il n’y paraît : seul un non-humain serait capable de briser l’enclavement sécuritaire qui transforme le passé en simple objet de contemplation commercialisable, et donc de remettre l’Histoire en marche. Pour les humains désormais en prise avec des forces ancestrales qui remettent en question leur existence sur terre, la solidarité (ou la fin de la concurrence) devient une question de survie[5].
Du ParK au monde
Dans Le ParK (2010) de Bruce Bégout, un narrateur indéterminé (on ignore s’il est journaliste, chercheur ou politicien) décrit en une série de courts chapitres sa visite dans un gigantesque parc à thème situé sur une île privée du Sud-Est asiatique. Kalt, l’entrepreneur aussi riche que mégalomaniaque à l’origine des lieux, est fier d’avoir inventé le « divertissement post-grégaire » (102), adressé à une minorité de privilégiés : l’accès au ParK est limité à cent personnes par jour et le ticket d’entrée coûte 15 000 dollars. Son fonctionnement nécessite à l’inverse 175 000 employés, qui habitent et travaillent dans l’enclave. Une élite touristique flâne ainsi quotidiennement à travers le parc tandis qu’une masse de travailleurs sous-payés s’efforce de lui rendre le séjour agréable. Et contrairement aux parcs Disney où les employés sont déguisés dans le but de dissimuler tout rapport salarial, il n’y a ici aucun voilement idéologique. L’adjectif « post-grégaire » indique que le mot « divertissement » a changé de sens : comme dans un zoo humain, les visiteurs fortunés jouissent du spectacle des masses enclavées.
Le ParK se présente comme l’aboutissement et la synthèse historique de tous les parcs réels et imaginaires. Son thème principal est le parcage lui-même : il rassemble « en un seul parc toutes ses formes possibles » (31). Les visiteurs ont ainsi le loisir d’explorer tour à tour un jardin zoologique, une prison, une maison de retraite, un campement de réfugiés, un camp de concentration, et ainsi de suite, selon l’humeur de l’architecte qui ne cesse de remodeler les lieux en ajoutant et en supprimant des « attractions ». À l’entrée, un immense pavillon didactique – mise en abyme du ParK lui-même – expose aux visiteurs les « esprits exceptionnels » (23) qui ont contribué à l’histoire de l’enclavement humain : de Walt Disney à Heinrich Himmler, en passant par Victor Gruen, l’architecte des premiers centres commerciaux, tous sont mis sur un pied d’égalité et consacrés comme des « visionnaires » (23) ayant permis le développement du parcage sous toutes ses formes. Le cynisme de ce pavillon hétéroclite qui annule tout conflit idéologique suggère qu’au-delà des différences radicales qui distinguent ces espaces, tous relèvent d’un même paradigme. En établissant un point de comparaison entre le camp de concentration et le centre commercial, Bruce Bégout signale (sur un mode évidemment provocateur) que toute enclave contient en tant que telle la possibilité de l’horreur radicale.
La particularité du ParK tient au fait que ses prisons et ses camps sont peuplés de véritables détenus : dans l’attraction Todeskamp I, par exemple, les visiteurs jouent à des jeux d’argent dans des baraquements obscurs et insalubres où « s’entassent des détenus qui n’ont pas les moyens de participer à la fête » (35). Ailleurs, l’immersion des visiteurs comporte une dimension participative : « Dans une reproduction parfaite d’une prison de l’armée américaine en Irak, les visiteurs peuvent jouer aux tortionnaires et filmer avec leur téléphone leurs funestes exploits. » (32) En ce sens, Kalt transforme « l’état d’exception » en divertissement commercial. Par « état d’exception », Giorgio Agamben nomme (après Carl Schmitt) la conséquence de la soudaine suspension du droit par un souverain : les humains auxquels s’applique cette mesure sont privés de droits et dégradés en « vies nues », c’est-à-dire en corps que l’on peut tuer sans conséquences légales (2016 [2003]). Selon le philosophe, un « camp » naît lorsque l’état d’exception ne s’applique plus à un individu en particulier, mais est localisé dans l’espace[6]. Le ParK est en ce sens un immense camp institué pour le divertissement de quelques privilégiés : les touristes paient pour jouir de la vulnérabilité des autres depuis une position de souveraineté intouchable. Sur son île privée qui lui « permet de n’être redevable à personne » (Bégout, 2010: 101), Kalt offre à ses visiteurs le spectacle de la « vie nue », tout en leur garantissant une sécurité maximale — des tireurs d’élite, notamment, guettent depuis les toits.
Comme l’île de Kalt, le livre de Bégout est parfaitement clos et refuse au lecteur la moindre porte de sortie. Le mode narratif qui domine le texte est la description. Au fil des chapitres, le narrateur présente le parc sous différents angles, en une série de tableaux plus ou moins figés et sans rapports chronologiques les uns avec les autres. Cette suite de « pauses » (au sens narratologique du terme) suscite une impression d’inertie qui rend improbable tout potentiel devenir. Un seul véritable récit est amorcé, au chapitre 24 : le narrateur y rapporte le long témoignage d’un employé qui s’est perdu dans le ParK et qui, au bout d’une effrayante descente dans les méandres de l’île, est tombé sur « les membres d’une tribu qui vivait sur l’île depuis les premiers âges » (83). Mais au moment où ces derniers l’aperçoivent et où il est pris de frayeur, l’employé se rend compte qu’il s’était endormi et n’avait en fait pas quitté sa chaise. Au sein du ParK, rien n’arrive qui n’ait été prévu, et le passé précapitaliste — représenté ici par le peuple ancestral — qui pourrait fournir des visions alternatives du futur est refoulé au point de revenir uniquement sous la forme du cauchemar. Seul est réel le présent statique de la description.
Cela n’implique pas que l’Histoire soit tout à fait absente du parc. L’attraction intitulée « Le Cabaret des utopies perdues », par exemple, permet aux visiteurs de faire l’expérience d’une révolution dans un pays pauvre en participant à une opération qui vise à destituer un « dictateur sanguinaire » (47)[7]. Les longues files d’attente semblent témoigner d’un intérêt sincère des visiteurs pour les luttes égalitaristes, mais à la sortie du bâtiment, une immense fresque historique représentant « les rébellions manquées des deux derniers siècles » (47) est systématiquement vandalisée. C’est donc l’action pour elle-même, hors de tout contexte idéologique, qui retient les visiteurs. L’élite touristique saccage sans doute la fresque parce qu’elle pressent que, même manquées, ces insurrections conservent une puissance et qu’il est dangereux de les représenter (pensons aux masses d’employés qui pourraient s’en inspirer et récuser la position de souveraineté des touristes). Dans Le ParK, les traces du passé sont soit vécues sur le mode du rêve, soit sur le mode du divertissement décontextualisé — dans tout autre cas, elles doivent être effacées[8].
Si la temporalité est figée et le rapport à l’Histoire tronqué au sein du parc, la relation de l’enclave avec l’extérieur se situe, à l’inverse, dans un devenir historique bien défini. Les frontières du ParK sont fixées par les limites de l’île, mais l’on se rend compte au fil du texte que l’entreprise est vouée à s’exporter. Dans un essai publié avant Le ParK, Bruce Bégout décrivait Las Vegas comme l’alliance du « pays de Cocagne et [de l’]univers totalitaire » (2002: 57). Une telle association constituait, selon lui, l’avenir des grandes villes de la planète. Et Kalt cultive précisément cette ambition pour son projet : il invite sur son île des politiciens du monde entier qui, une fois « la visite finie, […] repartent joyeux avec plein d’idées en tête » (Bégout, 2010: 44). Cette vision dystopique suggère que l’espace d’exception que glorifie le ParK est en passe de devenir la norme[9] : l’invulnérabilité qui, depuis le Léviathan (1651) de Hobbes et les philosophes contractualistes, constitue la promesse et la justification du pouvoir étatique serait en passe de se renverser en son contraire. Si l’entrepreneur réussit son pari, le monde ressemblera à une immense enclave privatisée où la « vie nue » sera la règle, et où seule une minorité souveraine (et financière) possédera le privilège d’une vie dotée de droits.
Dans ce récit radicalement pessimiste qui ne laisse aucun espoir quant à l’interruption des plans de Kalt — le narrateur lui-même se dit honoré d’avoir eu la chance de visiter les lieux —, le devenir du monde coïncide avec la propagation de l’espace d’exception privatisé. Bruce Bégout rejoint ainsi l’idée d’Agamben selon laquelle le camp est « le nomos de la modernité » (2016 [2003]: 147), tout en lui ajoutant un tour de vis supplémentaire : si le parcage suppose la suspension de tout devenir, l’aboutissement catastrophique de la modernité dans l’enclavement généralisé signera la fin de l’Histoire.
Il était une fois la sécurité
« Once Upon a Time », nouvelle publiée par l’écrivaine sud-africaine Nadine Gordimer en 1989, s’ouvre sur le refus de la narratrice d’écrire une histoire pour enfants : « I don’t write children’s stories » (2003 [1989]: 23), répond-elle catégoriquement à quelqu’un qui lui demande de participer à un tel recueil de textes. Plus tard, au milieu de la nuit, des bruits la réveillent; elle a l’impression que quelque chose se rapproche lentement de sa chambre. L’angoisse monte, d’autant plus que la maison n’est pas protégée contre d’éventuels envahisseurs : « I have no burglar bars, no gun under the pillow, but I have the same fears as people who do take these precautions, and my windowpanes are thin as rime, could shatter like a wineglass. » (23) Des histoires de violences lui reviennent alors : une femme assassinée en plein jour dans un quartier voisin, un vieil homme poignardé par des ouvriers qu’il avait chassés sans les payer. La narratrice finit toutefois par se rendre compte qu’il n’y a aucun intrus chez elle. Les craquements sont dus à l’instabilité des sous-sols, troués quelques centaines de mètres plus bas par des mineurs en quête d’or. Pour se calmer et se rendormir, elle décide de se raconter une histoire.
En accord avec le titre de la nouvelle (mais en désaccord avec le refus initial de la narratrice), le récit enchâssé présente à première vue les caractéristiques du conte de fées. Les personnages — un homme, sa femme, leur petit garçon, une servante et une belle-mère comparée à une sorcière — n’ont pas de noms et représentent des fonctions plutôt que des individus à part entière :
In a house, in a suburb, in a city, there were a man and his wife who loved each other very much and were living happily ever after. They had a little boy, and they loved him very much. They had a cat and a dog that the little boy loved very much.
25
Le lieu est indéterminé et la formule qui termine la première phrase évoque explicitement l’imaginaire des contes. Pourtant, dès cette ouverture, on s’aperçoit que les codes du genre sont contrariés. Non seulement l’expression consacrée qui clôt habituellement les contes est ici énoncée en début d’histoire, mais sa dimension aspectuelle est tordue : en remplaçant le prétérit simple (« they lived ») par le prétérit continu (« were living »), la narratrice place d’emblée les personnages dans un temps impossible, coincé entre l’éternité (« ever after ») et le déroulement processuel de la vie. Alors que dans les contes, cette formule annonce un temps où, après le développement de l’action et la résolution des conflits, plus rien n’arrivera — la fin du récit coïncidant avec le bonheur de la fin de l’Histoire —, ici les personnages baignent immédiatement dans ce temps heureux, sans avoir été confrontés au moindre conflit.
L’artificialité de ce rapport au monde est mise en lumière dans la suite du récit : la situation particulière de la famille se fonde en fait sur une stricte séparation spatiale. Comme l’ensemble des habitants du quartier, les personnages vivent dans des enclaves fermées : leur maison est entourée de hauts murs, « police and soldiers and tear-gas and guns » (26) sont mobilisés pour les protéger. À l’intérieur des parcelles règne le « réalisme Disney » et sa temporalité rêvée du « once upon a time » — chaque maison est en ce sens une sorte de petit parc à thème privé —, mais le dehors exclu fait pression et ne cesse de menacer l’existence paisible des enclaves sécurisées. En effet, on comprend qu’à l’instar de la narratrice, les personnages habitent dans un quartier aisé d’Afrique du Sud, pays où la majorité de la population vit dans la misère et refuse la ségrégation qui lui est imposée[10] : des émeutes éclatent à distance, des cambriolages ont lieu dans le quartier, des mendiants défilent dans la rue en quête d’un travail ou de quelques pièces. En somme, la fiction idéale et heureuse du conte présuppose, comme l’écrit Jean Baudrillard à propos de la société de consommation, « l’exclusion maximale du monde (réel, social, historique) » (2012 [1974]: 34).
Le récit met en évidence l’engrenage délirant de la logique sécuritaire. Au fil du temps, la famille se barricade de plus en plus, avec des moyens toujours plus sophistiqués. Ils suivent d’abord les conseils de la belle-mère et engagent seulement des personnes qui leur ont été recommandées (car la clôture rêvée de la maisonnée repose tout de même sur une main-d’oeuvre extérieure); la femme fait ensuite installer un portail électrique; la servante, intégrée à l’enclave, demande des barreaux aux vitres et une alarme; le mari conseille à sa femme de ne plus rien donner aux mendiants devant la maison; la belle-mère, comme cadeau de Noël, offre des briques pour surélever le mur extérieur. Le climat de peur se répand parmi les enclavés et le fantasme de séparation s’intensifie. Lorsque les membres de la famille se promènent dans le quartier, leurs regards ne sont pas tournés vers l’extérieur, mais vers les systèmes de protection des autres maisons, dont les parents discutent l’efficacité. Ils hésitent entre différentes architectures de défense, et optent finalement pour l’étanchéité maximale : des fils de métal acéré piègent l’intrus qui, en tentant de se libérer, s’enfonce davantage dans la structure et finit entièrement déchiqueté. Ce dispositif, de style dit « concentration-camp », est établi par une compagnie (Dragon’s teeth) dont le slogan est « The People For Total Security » (Gordimer, 1991: 29).
Les promesses d’invulnérabilité ne sont pourtant pas tenues. Tout d’abord, les alarmes du quartier sont si sensibles qu’elles se déclenchent sans cesse : les sons stridents en viennent à faire partie du paysage, plus personne n’y prête attention et les cambrioleurs en profitent pour scier les barreaux de protection sans être remarqués. Si l’absurdité de ces mesures souligne la vanité du fantasme d’exclusion totale, les personnages semblent parvenus à leur fin avec la mise en place du dispositif « concentrationnaire » : même le chat ne se risque plus à monter sur le mur; comme les autres membres de la famille, il demeure cloîtré à l’intérieur. Le dehors n’empiétera plus sur l’idylle du « happily ever after »… Si ce n’est que la belle-mère avait offert pour Noël, en plus des briques, un livre de contes de fées au petit garçon. Après avoir lu les différentes histoires, il se met à jouer au prince qui doit secourir la Belle au bois dormant en passant par une forêt d’épines — c’est-à-dire par le rouleau de métal tranchant fixé au-dessus du mur. Quand les parents s’en rendent compte, il est trop tard : l’enfant fait les frais du sort réservé aux intrus, et l’emploi terrible du pronom « it », dans la dernière phrase (« they carried it […] into the house » [30]), indique bien ce qu’il reste du corps. Non seulement les tentatives de rendre les enclaves imperméables au dehors échouent, mais les mesures de sécurité sont elles-mêmes au principe de la barbarie.
Le récit enchâssé apporte ainsi l’explication au double refus initial de la narratrice : refus d’écrire des histoires pour enfants et refus des mesures de sécurité. Les deux sont intimement liés. L’espace-temps utopique du conte suppose l’exclusion de la violence sociale[11], et dans le monde tel qu’il est, pareille exclusion implique nécessairement une logique d’enclavement sécuritaire. Or cette logique est en tant que telle à l’origine d’un rapport de force qui entérine le partage entre des corps invulnérables et des corps vulnérables. Au lieu d’interroger ce partage en se confrontant aux inégalités sociales, la communauté du quartier se parque derrière des murs étanches qui refusent au dehors tout droit d’entrée. Le geste d’ouverture de la femme offrant à manger aux mendiants, premier pas vers une prise en compte de la vulnérabilité d’autrui, est suspendu pour ne pas « encourager » la mendicité (29). La clôture totale — physique et perceptive — est la condition du « happily ever after » d’où le conflit est banni. La morale du récit de Gordimer indique néanmoins que la sécurité est intenable si elle n’est pas universelle, et que l’utopie d’invulnérabilité risque toujours de se renverser en dystopie. Le petit garçon meurt après avoir lu un conte de fées : en s’identifiant au prince imaginaire de sa lecture, il coïncide avec le monde anhistorique créé par ses parents et ne voit pas le piège, c’est-à-dire le réel tel qu’il est. Ce n’est pas un hasard si Walter Benjamin critiquait avec des mots très durs le « bordel de l’historicisme [et] la putain “Il était une fois”. » (2000 [1942]: 441)
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Dans les trois textes envisagés, un rapport spatial d’inclusion-exclusion se superpose à un partage entre des corps rendus vulnérables et des corps idéalement invulnérables. À chaque fois, ce partage est établi et consolidé grâce à un dispositif d’enclavement dont les frontières sont théoriquement fixes et hermétiques : il s’agit soit de contenir, soit d’exclure des êtres dont la valeur est considérée moindre et qui risquent de contester à la fois la précarité de leur situation et le pouvoir de ceux qui les enclavent. Ces récits contemporains dévoilent un monde où le « monopole de la violence » (Weber, 1963: 101) a changé de main : l’autorité étatique (et la séparation démocratique des pouvoirs) est supplantée par une souveraineté économique en droit d’établir seule l’état d’exception sur son territoire privatisé. Dans le récit de Gordimer, le privilège (spatial et financier) conduit en tant que tel à approfondir la ségrégation, puisque la servante elle-même, une fois incluse au sein de l’enclave qui l’excluait, réclame des mesures pour renforcer l’imperméabilité des lieux. Dès lors que l’économique fait corps avec le politique, la misère est la norme et la violence la loi.
Ces trois récits permettent enfin, par le biais de leur réflexion sur le paradigme architectural du « parc à thème », de définir le chronotope de la sécurité : il s’agit d’un espace clos, privatisé, qui régule à la fois les entrées et les sorties, inclut les uns et exclut les autres selon des critères arbitraires, et fait régner en son sein un rapport particulier au temps historique. À l’intérieur des différentes enclaves, comme on l’a vu, le devenir est mis sous cloche : l’absence d’événements imprévus est la condition de l’insouciance des privilégiés. En somme, le chronotope de la sécurité se définit comme un espace fermé où règne le présent idéal du « happily ever after ». Malgré leur pessimisme plus ou moins affirmé, ces textes nous enseignent néanmoins qu’un tel chronotope est fondamentalement instable : au bout d’un temps, soit les frontières éclatent sous la pression des captifs, soit elles se brouillent, et en viennent à englober de plus en plus d’êtres ou à piéger ceux qu’elles devaient protéger. La logique sécuritaire, qui vise à extérioriser la violence et à suspendre le devenir, finit toujours par être prise elle-même dans un devenir conflictuel. C’est donc qu’il faut, comme la narratrice de Gordimer, trouver le courage de l’abandonner tout à fait — faute de quoi, comme l’écrit Giorgio Agamben, « toute théorie et toute praxis resteront prisonnières d’une absence de chemin, et la “belle journée” de la vie n’obtiendra la citoyenneté politique que par le sang et la mort ou dans la parfaite absurdité à laquelle la condamne la société du spectacle. » (2016 [2003]: 19)
Parties annexes
Notes
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[1]
NIETZSCHE, Friedrich. 1992 [1876]. Considérations inactuelles I et II, traduction de Pierre Rusch, Paris : Gallimard, p. 93.
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[2]
Au sens qu’Alain Badiou donne à ce terme, notamment dans L’Être et l’événement (1988).
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[3]
Je me réfère ici aux thèses bien connues de Francis Fukuyama, développées notamment dans « The End of History? » (1989).
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[4]
« […] il faut renoncer à la contemplation, caractéristique de l’historisme » (Benjamin, 2000 [1937]: 175-176).
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[5]
Cette idée du « non-humain » comme acteur historique est évidemment très actuelle aujourd’hui, si l’on pense à la question du changement climatique ou encore à l’épidémie de Covid-19.
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[6]
La prison extraterritoriale de Guantanamo est l’exemple contemporain le plus éloquent de cette spatialisation de l’état d’exception (Agamben, 2016: 179).
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[7]
Dans La Fiction Ouest de Thierry Decottignies (2019), roman qui porte également sur la mince frontière entre le parc à thème et le camp de concentration, les visiteurs assistent aussi à des mises en scène de révoltes sanguinaires lors desquelles les employés se battent à mort.
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[8]
Précisons que le pavillon didactique, à l’entrée, présentait les différentes « inventions » de manière synchronique : il s’agit pour Kalt de mettre tous les parcs sur un même plan, de mettre en évidence leur appartenance à un paradigme commun, et non de les situer dans une histoire.
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[9]
Comme l’écrit Agamben, « l’état d’exception lui-même, en tant que structure politique fondamentale, émerge à notre époque de plus en plus au premier plan et tend, à la fin, à devenir la règle. » (2016 [2003]: 26)
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[10]
Rappelons qu’au moment où paraît la nouvelle, le système d’apartheid est toujours bien présent dans le pays, et la nouvelle insiste sur la ségrégation raciale : il est évident que la famille est blanche.
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[11]
Notons qu’en 2015, le parc éphémère Dismaland créé par Banksy mettait à mal l’idéologie Disney en incluant la violence du réel au sein de l’espace enclavé.
Bibliographie
- Agamben, Giorgio. 2016 [2003]. « L'état d'exception », dans Homo Sacer. L’intégrale 1997-2015. Paris : Seuil, p. 177-258.
- Badiou, Alain. 1988. L’être et l’événement. Paris : Seuil, « L’ordre philosophique », 560 p.
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- Baudrillard, Jean. 2012 [1974]. La Société de consommation. Ses mythes, ses structures. Paris : Gallimard, 320 p.
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- Fisher, Marc. 2018 [2009]. Le Réalisme capitaliste. N'y a-t-il aucune alternative?, traduit de l'anglais par Julien Guazzini. Montreuil : Entremonde, 96 p.
- Foucault, Michel. 1975. Surveiller et punir. Paris : Gallimard, 364 p.
- Foucault, Michel. 2004. Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France 1977-1978. Paris : Seuil, 448 p.
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