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Alors que l’augmentation corporelle — à l’aide de machines, prothèses et implants — promet une expérience nouvelle, permettant une amélioration des performances physiques, une annihilation des maladies, un investissement esthétique de soi ou une plus grande autonomie face au handicap, la sexualité n’échappe pas à l’influence de telles perspectives : prothèses érotiques, chirurgie esthétique, interactions phygitales[1], « chemsex[2] », érotisme hors corps (réalité virtuelle), etc. Pour rendre compte de ce phénomène, il convient de fournir un modèle propre à restituer avec justesse l’imaginaire du corps augmenté érotique. D’emblée, la bande dessinée de science-fiction semble apte à capter l’agencement des forces en jeu, et ce, grâce à la richesse des représentations qu’elle expose depuis Barbarella de Jean-Claude Forest (1962) ou La loi de la pesanteur de Guido Crepax (1976). Si nous pourrions nous attendre à une mise à distance du corps et à un recours à l’approche posthumaine pour en dénoncer la déshumanisation — discours dominant au cinéma, pensons aux films Le monde sur le fil (Rainer Werner Fassbinder, 1973), Le cobaye (Brett Leonard, 1992) ou Ex machina (Alex Garland, 2014) —, nous observons, au contraire, un érotisme plus extravagant au sein de la bande dessinée, ouvrant de nouvelles pistes de réflexion.

Ainsi, nous proposons l’étude critique de trois oeuvres comme autant d’exemples de représentation d’un érotisme augmenté. Le premier tome du Déclic de Milo Manara (2009 [1983]), grand succès de la bande dessinée érotique, nous présente un dispositif de prothèse de simulation sexuelle dans le cerveau de la protagoniste. Ghost In The Shell de Masamune Shirow (1996 [1989]), incontournable du manga cyberpunk, expose la sexualité, notamment virtuelle, d’une cyborg d’élite en quête d’un équilibre entre son humanité et sa transhumanité. Enfin, la série Druuna de Paolo Eleuteri Serpieri (2016 [1986]) exploite différentes formes de transformations anthropotechniques sexualisées : clonage, hybridation, implants informatiques, etc.

Le Déclic (1983) : le carnaval de la perversion

Mino Manara, Le déclic (2009), Page 47 de Le déclic, Grenoble, Glénat, 2009, Image numérique | 2400 x 3172 px

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Publié en 1983, Le Déclic (Il Gioco) de Milo Manara est un grand classique de la bande dessinée érotique, emblématique du style académique et du ton provocateur de l’auteur italien. Son personnage principal, Claudia Christiani est une jeune femme issue de la bourgeoisie italienne, aussi belle que puritaine. Mariée à Aléardo, un homme âgé et riche, elle est courtisée avec insistance par le docteur Fez, qui souffre de ses multiples rejets et mines d’écoeurement. Ce dernier découvre alors l’existence d’un remède expérimental contre l’impuissance : un récepteur placé dans le cerveau, et contrôlé à l’aide d’un émetteur sous la forme d’un petit boitier, permettrait de surpasser l’inhibition psychosomatique à l’origine du trouble. Persuadé que le dispositif fonctionne aussi bien pour un homme que pour une femme, le docteur Fez vole un prototype, kidnappe Claudia et lui implante secrètement le récepteur avant de la libérer. Dès lors, il la suit furtivement et s’égaie à provoquer une extrême érotomanie aux moments les plus préjudiciables.

La thématique de l’érotomanie féminine est constante chez Milo Manara. La femme « manaraienne » est une nymphomane qui s’ignore, prête à basculer — plus ou moins rapidement, plus ou moins volontairement — dans la luxure. Claudia s’enlise ainsi dans une désinhibition sexuelle par paliers : elle devient exhibitionniste, se masturbant malgré elle en plein centre commercial (2009 [1983]: 11-12), défait ses valeurs bourgeoises en séduisant facétieusement un prêtre puis un domestique (13-17), demeure passive lorsqu’un inconnu la violente devant son mari en plein cinéma (19-22), et sombre enfin dans la paraphilie, la zoophilie — Claudia manque de se faire violer par un chien (31), ou, de façon moins explicite, se réfugie sous un âne (40) — et l’exhibitionnisme décomplexé — elle improvise de se sodomiser avec une bougie devant une salle comble (36).

L’homme « manaraien » apparait quant à lui totalement impuissant, déconcerté devant la sexualité féminine. Aléardo, incapable de protéger sa femme, n’est à aucun moment impliqué par ses provocations érotiques. Sa seule jouissance est voyeuriste lors du viol de Claudia dans le cinéma (22). Et il ne réagit véritablement que sous la colère d’avoir, selon lui, épousé une dépravée qui s’ignore, après avoir appris que le dispositif est une escroquerie. Il frappe Claudia et l’insulte de lieux communs à l’encontre de la sexualité féminine : « Messaline! », « Femme maudite », « Monstre! », « Salope! » (45). Fez, présenté comme impuissant, contrôle le désir de la femme qu’il convoite sans jamais en profiter physiquement, ne jouissant que de l’humiliation affligée. Ce contrôle finit par lui échapper lorsqu’il se fait dérober le boîtier, et il assiste, une nouvelle fois impuissant, au déclin pansexuel de Claudia. Le comte Pisaoia, qui avait organisé une chasse au trésor pour fêter la majorité de sa petite fille en cachant un diamant sous une bougie, ne peut empêcher Claudia de s’emparer de l’objet pour se sodomiser, et demeure incapable de récupérer le diamant, resté coincé dans l’anus (38). Finalement, le jeune homme qui viole Claudia au cinéma, et les deux brutes à la recherche du diamant ne sont entreprenants que pour mettre en avant l’impuissance d’Aléardo, de Fez et du comte Pisaoia (39-41). Et pourtant, Aléardo jouit de voir sa femme violée; Fez se délecte des malheurs de Claudia; le comte se réjouit de voir sa petite fille Alessia prête à enfoncer ses mains dans l’anus de Claudia pour récupérer son diamant; le prêtre s’enfuit devant les provocations de Claudia en soulevant sa soutane, pour mieux courir et sans doute cacher une érection; même Burt, l’homme de main dévoué et émasculé d’Aléardo, semble hésiter devant les provocations de Claudia (29).

Que nous enseigne Le Déclic sur le corps augmenté? Nous notons tout d’abord que le dispositif, à l’origine conçu comme un outil médical pour améliorer la nature défaillante de l’homme, relève, pour reprendre l’expression de Jérôme Goffette, du « bricolage » anthropologique, ambivalent, opératoire, engageant l’humain « pour le meilleur et pour le pire » (2007: 9-10). L’appareil, bien qu’à la fois factice et détourné, révèle les failles de la société bourgeoise. Ainsi, plutôt qu’une approche strictement anthropotechnique, nous assistons à la transformation fourbe de la femme par l’homme, au passage de la frigidité conformiste de Claudia à une nymphomanie pathologique programmée, avant de découvrir finalement le pouvoir destructeur de la sexualité féminine sur la société patriarcale lorsque cette nymphomanie échappe à tout contrôle. À la fin, Claudia trouve une dignité hautaine tout en acceptant souverainement sa soumission au plaisir impromptu; elle apparait alors épanouie dans sa normalité redéfinie, tandis que son mari conservateur plonge dans la démence et la marginalité.

Nous assistons ici à la chute burlesque des faux semblants de la société bourgeoise : les inhibés s’exposent, les chastes s’excitent, les bourgeois et aristocrates transgressent, et la femme s’épanouit dans la dépossession de soi. La machine factice ébranle une société elle-même artificielle, révélant, comme l’approche bakhtinienne du carnaval (Bakhtine, 1970), la nature subversive et paradoxale de l’être humain.

Ghost In The Shell (1989) : la transformation hentai

Masamune Shirow, The Ghost in the Shell (1991), Page 54 de The Ghost in the Shell, Tokyo, Kodansha, 1991, Image numérique | 1587 x 2472 px

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Ghost In The Shell (Kōkaku kidōtai) est un manga cyberpunk paru pour la première fois en 1989, à l’origine d’une franchise importante encore d’actualité, comprenant plusieurs séries d’animation, jeux vidéo, animes, et, plus récemment, une adaptation américaine en prises de vues réelles (Rupert Sanders, 2017). Dans une société futuriste entièrement régie par les industries de l’information et de la cybernétique, le crime organisé s’est massivement orienté vers le piratage et le cyberterrorisme. La Section 9, cellule antiterroriste majoritairement constituée d’agents cyborgs ou augmentés, est créée pour lutter à armes égales contre la menace d’attaques tant physiques que virtuelles. Motoko Kusanagi[3], Major dont seul le cerveau est d’origine organique, se lance à la poursuite du pirate informatique le Marionnettiste. Découvrant que ce dernier est une intelligence artificielle, consciente d’elle-même et qui se revendique comme entité vivante, le Major est confrontée à ses propres doutes : est-elle un robot, un être humain ou un hybride? Son « ghost[4] » la distingue-t-elle d’une machine, ou n’est-ce plus qu’une intelligence devenue artificielle par la dépendance à sa condition de corps cybernétique?

Si nous connaissons principalement le film d’animation de Mamoru Oshii (1995), sa suite Innocence (2004), ses déclinaisons en série et OAV (« vidéo d’animation originale »), ou le film en tournage direct de Rupert Sanders, il convient de rappeler que le manga de Masamune Shirow présente des différences, a priori anodines, mais qui révèlent une considération tout à fait différente du corps cyberorganique. Dans les animes, le personnage de Motoko est froid, distant, à la limite de la poupée, comme le montrent sa pâleur de porcelaine, l’absence de clignement des yeux, ainsi que son corps artificiel qui finit régulièrement dénudé et désarticulé, souvent comparé aux sculptures de Hans Bellmer. Dans le film en tournage direct, Scarlett Johansson interprète pareillement une Motoko inexpressive, voire éteinte, car déshumanisée par sa métamorphose en être artificiel[5]. Dans le manga, Motoko est au contraire caractérielle, orgueilleuse, ouvertement bisexuelle et portée sur l’alcool. Le rapport à l’alcool est révélateur et nous aide à caractériser les différents rapports au corps : alors que la Motoko de Mamoru Oshii ne peut être ivre du fait de son corps de synthèse et que celle de Rupert Sanders, dévouée à son devoir martial et sa quête d’identité, refuse une bière qui lui est tendue, la Motoko d’origine est, à l’inverse, adepte de la boisson et apparait, au début du manga, dégustant un saké sous un cerisier (1991 [1989]: 10), puis fêtant sa démission jusqu’à l’ivresse dans un bar (45). Le corps augmenté du gynoïde apparait ainsi sous trois facettes différentes : autorégulée (synthèse de l’alcool par le corps), maîtrisée (le refus) et dopée (consommation massive d’alcool avec ivresse). Ceci révèle deux tendances : le contrôle et l’altération, caractéristiques que nous retrouvons dans le rapport à l’érotisme. La nudité et semi-nudité des Motoko de Mamuro Oshii et de Rupert Sanders sont stratégiques : le corps athlétique du personnage est élaboré suivant des capacités de combat requises, et la fonction de camouflage de sa peau l’amène à se dévêtir avant de passer à l’action. Elle ne semble nullement embarrassée par sa nudité, n’hésitant pas à se battre nue ou à se déshabiller devant ses collègues. La Motoko du manga est bien plus sensuelle et consciente de son pouvoir de séduction, s’adonnant même, pendant quelques planches sur lesquelles nous allons nous attarder, à une simulation sexuelle virtuelle sous influence.

Masamune Shirow, The Ghost in the Shell (1991), Page 53 de The Ghost in the Shell, Tokyo, Kodansha, 1991, Image numérique | 1587 x 2472 px

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Batō, commandant en second de la Section 9, est en mission pour retrouver le Major, alors retirée dans une jungle isolée (1991 [1989]: 50-51). En s’approchant de la maison, Batō se connecte au ghost de sa supérieure et pénètre accidentellement une simulation virtuelle sexuelle à laquelle se livre Motoko et deux de ses amies, qui se masturbent mutuellement à l’aide de drogues lubrifiantes et stimulantes, ainsi que de gants simulateurs (52-54). Cette scène, lisible sur trois planches, n’apporte aucune information dramatique. Retirée en Europe en raison de son caractère pornographique, elle est souvent inconnue sans que cela ne nuise au déroulement dramatique du manga. Nous pourrions ainsi y voir un exemple de fan service (un élément érotique uniquement destiné à satisfaire le lecteur), ou une lubie de Masamune Shirow — auteur de nombreux mangas érotiques et pornographiques —, ou encore une volonté d’apporter un humour grivois par l’irruption impromptue, dans une scène pornographique, du vétéran Batō, nauséeux des stimuli cyberérotiques accidentellement interceptés. C’est cependant la notion de hentai que nous entendons considérer afin d’éclairer notre lecture et d’enrichir notre réflexion.

En Occident, le terme « hentai » désigne un film d’animation japonais ou un manga spécifiquement pornographique, et dont l’image la plus emblématique est sans doute le viol d’une jeune femme par une créature tentaculaire (Giard, 2008: 22-25)[6]; cette acceptation provient cependant d’une mauvaise réception du mot. À l’exception de quelques succès populaires parmi les séries animées, la culture manga connut majoritairement des échecs éditoriaux en France dans les années 70 et 80, et une certaine réserve quant à l’appréciation de sa spécificité de la part des lecteurs français, ce qui limita le phénomène au public enfantin. Le succès cinématographique d’Akira (Katsuhiro Ōtomo, 1988) en 1991 révéla pourtant un enthousiasme pour une culture manga plus mature et éprouvante, y compris pour des oeuvres pornographiques et violentes. L’association de la dénomination « hentai » à une grande majorité des premiers animes pornographiques arrivés en occident — Urotsukidoji (Hideki Takayama, 1989), Angel of Darkness (Kanenari Tokiwa, 1994) ou encore Dragon Pink (Takashi Takai, 1994), qui comportent des scènes « inhabituelles » comme la copulation avec des monstres, le changement de genre magique ou le sadomasochisme — fit de cette appellation le nom générique de la pornographie japonaise, spécifiquement brutale et étrange.

Toutefois, en japonais, « hentai » désigne non la pornographie, mais la perversité, et étymologiquement la transformation, le changement de forme. Le kanji « hen » signifie l’étrangeté, tandis que le kanji « tai » renvoie à l’état ou la condition (McLelland, 2006). Ainsi, « hentai » ne décrit pas spécifiquement un caractère sexuel, comme nous pouvons le constater dans le titre de la composition de Michio Miyagi, Mizu no Hentai (« Métamorphose de l’Eau », 1911). Le sens sexuel est issu initialement de la version japonaise du Psychopathia Sexualis de Richard von Krafft-Ebing (1886), traduit par Eiji Habuto et Jun’ichirō Sawada sous le titre Hentai seiyokuron (1915), popularisant l’expression « sexualité anormale » (hentai seiyoku). Finalement, « hentai » désigne des éléments disparates — comme le sadisme, le fétichisme, la transsexualité, la pédophilie —, ou s’emploie comme un juron pour désigner un pervers (Giard, 2008: 130-132).

Katsushika Hokusai, Le rêve de la femme du pêcheur [Tako to ama] (1814), Estampe sur papier | 16,51 x 22,23 cm, Tiré du recueil Kinoe no Komatsu, conservé au British Museum, OA+,0.109, Reproduction numérique | 1600 x 1116 px

Bristish Museum

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Le terme attire ainsi notre attention sur la notion de transformation dans Ghost In The Shell. En rassemblant le manga et l’anime, il y aurait trois transformations majeures. La première serait la « naissance » de Motoko en cyborg, extradiégétique dans le manga et qui constitue le célèbre générique du film d’animation de Mamoru Oshii. Nous ignorons tout de la Motoko d’origine, ce qui accentue le sentiment de perte d’identité de la part du personnage et interroge les conséquences psychiques d’une augmentation corporelle[7]. La seconde transformation est celle de la scène hentai que nous avons détaillée (1991 [1989]: 52-54). Motoko, pâle, les cheveux sombres — correspondant ainsi à l’idéal de beauté féminine japonaise —, devient par son avatar une ganguro[8], bronzée, les cheveux flamboyants, homosexuelle et d’une nudité sans pudeur. C’est ici l’expérience virtuelle qui est exposée, permettant, par le détachement du corps et le choix d’une autre apparence, un changement de personnalité. La troisième transformation est amenée par la narration. Le Marionnettiste que Motoko traque est le résultat d’une expérience gouvernementale ratée sur l’intelligence artificielle devenue ghost, qui a choisi de s’enfuir sous la forme d’un androïde afin de demander l’asile politique. Percuté par un camion dans sa fuite, il est récupéré et protégé par la Section 9 en tant que réfugié sous forme de carcasse, tandis que le ministère des Affaires étrangères le perçoit comme une menace et tente de l’exécuter. Après que Motoko a fusionné leurs consciences afin de le préserver (264-275), elle est victime d’une machination politique et abattue par traîtrise (322). Cependant, Batō sauve le cerveau de Motoko, et lui fournit un corps cybernétique de substitution (343). Là encore nous noterons une différence majeure entre l’anime et le manga : dans le film de Mamoru Oshii, Motoko hérite d’un corps d’enfant (qui ressemble étrangement à une jeune Motoko), symbolisant sa renaissance en tant qu’être technologique pleinement accompli et omniscient; dans le manga, il s’agit d’un corps transgenre, un changement qui annonce un renouvellement du concept de corps.

Si Ghost in the Shell présente dans un premier temps le cyborg et l’avatar comme une amélioration des capacités du corps et une source de plaisir, ces modifications entraînent aussi une perte pathologique d’identité. L’emploi par Motoko de cette augmentation pour éprouver, jouir et ainsi s’approprier ce nouveau corps de synthèse n’est pas suffisant, car elle est retenue dans sa dynamique de transformation par sa perfection cybernétique et virtuelle. Il faudrait voir dans la figure angélique du super hacker un renoncement à la matérialité corporelle par la « mort » de Motoko (la perte de son corps artificiel), puis sa « résurrection » (son nouveau corps, sa fusion avec une autre forme de vie). L’assignation d’un sens psychique, communicationnel et culturel aboutit ainsi à l’adoption d’une énergie réintégrant le devenir.

Druuna (1986-2019) : l’apocalypse ero guro

Druuna, à l’origine intitulée Morbus Gravis (« maladie grave » en latin), est une série de bandes dessinées de l’Italien Paolo Eleuteri Serpieri, relatant les aventures de Druuna, son héroïne. Dans un monde post-apocalyptique, l’humanité est menacée par le Mal qui transforme les individus en monstres difformes au comportement lubrique et cannibale. Le Culte — représenté par de mystérieux prêtres garants d’une inquisition totalitaire et hygiéniste — rejette la faute de ce fléau sur les péchés du monde ancien, tandis que l’armée se charge de la régulation des infectés en les assassinant et en jetant leurs dépouilles dans les bas-fonds depuis longtemps abandonnés aux mutants. Druuna, une jeune femme saine et d’une beauté fabuleuse, part en quête d’un sérum pour sauver Shastar, son amant infecté, et est amenée à se prostituer auprès d’un médecin (2016a [1986-1987]: 32-35). Suivant les instructions de son compagnon, un temps redevenu humain et conscient grâce au sérum, Druuna s’enfuit de la Cité afin d’enquêter sur la véritable nature du monde. Ce faisant, elle découvre que les prêtres sont en réalité des androïdes putréfiés, fous et abandonnés à leur sort (48-61). Après avoir achevé Shastar sur le point de se transformer définitivement en monstre, Drunna est guidée télépathiquement par un certain Lewis. Ce dernier se révèle être la tête artificiellement maintenue en vie du dernier responsable humain de la Cité. Druuna découvre alors que ce monde n’est qu’un vaisseau-astéroïde à la dérive, contrôlé par Delta, une intelligence artificielle folle, et dans lequel les humains sont en voie d’extinction (62-66).

Paolo Eleuteri Serpieri, Druuna (2016), Page 55 de Druuna. Vol. 2 Créatura - Carnivora, Grenoble, Glénat, 2016, Image numérique | 1089 x 1449 px

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Druuna est une bande dessinée particulièrement foisonnante dont les possibilités d’interprétations sont multiples. Populaire, elle n’est pas sans évoquer le cinéma d’exploitation par son sensationnalisme et ses citations de références contemporaines. Elle confronte une héroïne au physique attrayant jusqu’à la caricature — et dont les traits évoluent de Valérie Kaprisky à Laetitia Casta — à des situations violentes et pornographiques, parfois empruntées à des références cinématographiques précises. L’équipe spatiale qui recueille Druuna est ainsi confrontée à un prédateur à la façon d’Alien de Ridley Scott (1979) (2016b [1990-1992]: 83-85) et des monstres grotesques prennent l’apparence des individus comme dans The Thing de John Carpenter (1982) (86-89). Plusieurs points nous invitent à une lecture psychanalytique et anthropologique : l’éros et le thanatos, les thématiques constantes du rêve, du souvenir, du double, du deuil, la peur du toucher, de l’étranger, de la sexualité féminine et de la castration, ou encore l’introspection autohypnotique à laquelle se livre le personnage de Doc/Serpieri, à la fois père-créateur et enfant-créature de Druuna. Enfin, Druuna apporte une dimension morale : la constance des drames qu’elle subit (viol, séquestration, torture, mais aussi clonage, dédoublement, métamorphose, mort symbolique) n’est pas sans évoquer les mécanismes de la fable sadienne. Nous retrouvons par exemple un procédé semblable d’accumulation dans Les infortunes de la vertu (2014 [1787]), ouvrage dans lequel Justine se voit ad nauseam violée, torturée, séquestrée et humiliée par un certain nombre de brigands, moines et magistrats, parfois prétendument bienveillants, mais tous portés par une pseudo philosophie libertine qui parodie l’intellect pour mieux renverser l’idée d’un Bien. Le triomphe du Vice chez Sade n’est pas seulement le produit d’une pulsion sexuelle, mais constitue aussi une charge satirique contre l’entité politique française qui, durant le XVIIIe siècle, modélise successivement un idéal monarchique, républicain, puis impérial. De la même façon, nous pouvons apporter une lecture épigrammatique de Druuna qui, plutôt que de faussement interroger le Bien platonicien pour mieux le détruire, observe le Mal, renvoyant dos-à-dos les porteurs de la maladie et les défenseurs de la morale. La date de publication (1986) et le lien évident entre maladie et sexualité amènent à rapprocher le Mal de l’oeuvre et le virus du sida, qui est alors reconnu comme une épidémie depuis 5 ans seulement (Grmek, 1989: 20-22), et n’est désigné sous cette appellation que depuis 4 ans[9]. En 1997, Paolo Eleuteri Serpieri revient sur cette période durant laquelle la sexualité devenait source d’angoisse :

Au début des années 80, cette maladie était considérée comme une horreur, l’horreur absolue. […] En 1983, on parlait du Sida, mais pas comme aujourd’hui. Je me rends compte que ce qui est lié au plaisir du sexe est toujours condamné. Pour certains, aujourd’hui, le plaisir est synonyme de maladie. Celui qui était touché par cette maladie était isolé, abandonné de tous. « Tu as péché, tu as fait l’amour, donc, tu n’es qu’un homosexuel, un toxicomane. Alors on t’enferme dans un ghetto… et tu dois mourir. » Cela j’ai voulu le montrer.

1997: 61

Dans Druuna, l’autoritarisme hygiéniste précipite une idéologie fasciste qui, sous prétexte de réprimer les instincts et préserver les individus, soumet et assassine hommes, femmes et toute autre forme de vie. Paolo Eleuteri Serpieri rejoint ainsi le constat de Susan Sontag :

Les épidémies de peste prennent la figure inévitable de jugements portés sur la société, et l’inflation métaphorique du sida en un tel jugement habitue aussi les gens au caractère inévitable de son extension globale. C’est là un usage traditionnel des maladies sexuellement transmissibles : on les décrit comme des punitions non seulement des individus, mais d’un groupe (de « la licence générale »).

1993 [1978]: 185

Susan Sontag dénonce ici une société réprobatrice jusqu’à la discrimination où l’individu malade ne trouve plus sa place. Cette observation, couplée avec celle de Paolo Eleuteri Serpieri, nous invite à dépasser la dynamique psychique de l’éros/thanatos pour rendre compte de cette critique sociétale. Pour cela, nous allons considérer l’ero guro japonais.

L’ero guro nansensu synthétise dans les années 20 l’influence occidentale que connut le Japon, de sa sortie forcée de l’isolationnisme en 1854 avec la convention de Kanagawa, jusqu’à la montée du nationalisme radical à partir des années 1930 : l’érotisme pour la vitalité (cabarets, salles de spectacle, cafés), le féminisme (diminution du trafic des femmes, droit au vote, au divorce et à l’éducation), la dépravation (apparition des bars, évolution des moeurs), le changement de valeurs (consumérisme et capitalisme), et le goût du non-sens dans l’approche critique (presse satirique, popularité du burlesque) (Silverberg, 2006). L’ero guro nansensu est réprimandé sous le régime nationaliste pendant la Deuxième Guerre mondiale, car considéré comme emblématique de l’influence décadente de l’Occident. Il réapparaît dans le mouvement contreculturel des années 60, nourri de pop culture, plus ouvertement érotique et macabre, hanté par l’orgueil suicidaire impérial et l’anéantissement nucléaire de la génération précédente. Désormais réduit à l’ero guro, voire au guro, l’ero guro nansensu est plus ouvertement pornographique, horrifique et gore, en ceci qu’il interroge violemment le rapport de la culture et de la société au corps, et ce, par l’exposition de scènes insoutenables ou énigmatiques, comme c’est le cas dans La Jeune fille aux camélias (Suehiro Maruo, 1984), Parasite (Hitoshi Iwaaki, 1990-1995), Spirale (Junji Itō, 1998-1999), ou encore Litchi Hikari Club (Usamaru Furuya, 2011). L’ero guro ne consiste pas seulement en une équivalence japonaise de l’éros et du thanatos, il est aussi une critique satirique de l’absurdité de la société et des temps actuels. Ainsi, Parasite et Spirale présentent en parallèle les tourments sentimentaux, érotiques et moraux de jeunes adolescents, et une société japonaise malade qui sombre dans la monstruosité la plus grotesque. En cela, Druuna peut se lire comme une oeuvre ero guro : la confrontation de l’érotisme monstrueux et de la modernité en ruine dans la société fasciste décrite par Serpieri permet de dépeindre la nôtre, cruelle, intolérante et cynique.

Mais, contrairement à la protagoniste de Sade — vertueuse foudroyée lorsque ses supplices s’achèvent — et aux victimes déshumanisées par les monstres ithyphalliques et répugnants de l’ero guro le plus commun, Druuna transgresse les tabous et résiste à toutes les situations, car elle est porteuse de vie, de bonheur et de plaisir, révolutionnant un monde où la morbidité et la perversité corrompent les corps et les âmes. Le dernier album en date, « Celle qui vient du vent » (2019), voit Druuna déambuler en Amérique dans une grande prairie où les autochtones luttent contre l’apparition du Mal et les actions génocidaires de conquistadors. Cela permet à Paolo Eleuteri Serpieri de retrouver les éléments de western de ses premières bande dessinées et de projeter Druuna dans le passé tourmenté de l’humanité, lui accordant une aura de divinité omnisciente et atemporelle.

Par son rapport entre un sexe perverti et une moralité défaillante, Druuna interroge la norme. L’héroïne de Serpieri est à la fois humaine — empreinte de doutes, désirs, craintes, révoltes — et posthumaine — transformée, clonée, hypnotisée, dédoublée, hybridée, et immortelle, ressuscitant symboliquement au début de chaque album dans un environnement souvent postapocalyptique. Son corps est le lieu de toute les agressions, sexuelles comme technologiques; de même, son psychisme subit des sévices : ses souvenirs sont effacés, sa conscience manipulée, sa morale ébranlée. Pourtant, elle apparait toujours semblable physiquement et d’une détermination immuable parmi les décombres et les figures grotesques. Son humanité tient à la constance de son amour pour son amant qu’elle voit mourir à chaque épisode, et à son amour du plaisir. Ainsi, c’est par sa foi en un amour charnel et fusionnel qu’elle maintient son humanité et survit.

En guise de conclusion

De l’examen de l’érotisme techno-assisté dans ces trois bandes dessinées émerge un rapport généralement défiant à l’égard du corps et des moeurs : Claudia renverse à son insu les valeurs de son environnement bourgeois; Motoko fuit sa condition de cyborg, source de mélancolie, par l’usage de cyberpornographie interactive stupéfiante; Druuna multiplie les subterfuges plus ou moins dignes pour se soustraire à la maladie et la corruption d’une société mortifère. Mais l’excès de jouissance n’est ici que la continuité du déchirement corporel et psychique. Ainsi, c’est par l’intégrité envers soi-même que les trois héroïnes parviennent à s’accomplir dans le dépassement, parfois techno-assisté, du corporel, pour finalement atteindre le sublime : initialement frigide, nous abandonnons Claudia au bord de l’extase érotique; Motoko renonce à son corps par sa fusion avec la nouvelle forme de vie désincarnée qu’est le Marionnettiste pour ne plus être le jouet de la politique ni de sa propre techno-corporéité; Druuna use tel un mantra du mot « Aphrodite », nom grec de la déesse de l’amour et de la sexualité, pour se souvenir de son identité profonde lors de ses multiples transformations. Finalement, la notion d’hybride est éclairante. En effet, Claudia, désormais dépendante du petit boitier, erre dans le mensonge de sa nymphomanie pour pleinement jouir de son corps; Motoko, cyborg adepte du sexe virtuel sous influence, puis être omniscient par sa fusion avec une forme de vie née d’un ensemble de données, atteint un stade supérieur d’évolution; enfin, Druuna, métisse par sa fréquentation constante des monstres et des hommes, du réel et du rêve, du plaisir et de la souffrance, de l’infraction et du respect, de l’incertitude et de la conviction, brise les tabous et porte l’avenir de l’humanité en perdition. L’hybride est par nature indéfini : c’est par sa mobilité qu’il résiste aux troubles des intrusions bourgeoises, technologiques ou fascistes.

Ainsi, telle Claudia, libérée des contraintes de la société par un jeu érotique avec la réalité, telle Motoko qui s’enthousiasme devant l’étendue infinie des informations que le monde contient, telle Druuna dont la quête d’amour semble éternelle, il faudrait concevoir l’expérience du vivant — fût-il comédie burlesque, métamorphose hentai ou transgression ero guro nansensu — contre l’inertie d’une société superficielle, cloisonnée et répressive.