Résumés
Résumé
Dans cet article, l’autrice examine les carnets d’écriture d’Anne Hébert, en montre les particularités et les régularités d’écriture. Elle étudie plus particulièrement les références historiques dans le carnet du roman Le Premier Jardin qui témoignent des recherches documentaires d’Anne Hébert, de même que les deux carnets du roman L’enfant chargé de songes en s’attardant aux multiples références littéraires et artistiques qui les composent. Ces documents permettent d’identifier certains éléments stratégiques dans l’élaboration des textes hébertiens.
Mots-clés :
- carnets,
- Anne Hébert,
- L’enfant chargé de songes,
- Le Premier Jardin,
- références historiques, artistiques et littéraires
Corps de l’article
Les manuscrits, tapuscrits et autres matériaux d’archives conservés par une écrivaine ou un écrivain permettent de reconstituer la genèse d’une oeuvre. C’est une porte d’entrée dans son laboratoire : « Les papiers que la genèse du texte laisse derrière elle n’appartiennent pas au même espace que le texte, et cet avant est aussi un ailleurs. » (Lebrave, 1992 : 44) Cet ailleurs contient les traces de la création, rend compte d’une série de filiations parfois inconnues, d’un amont de l’écriture qui permet au généticien littéraire de mieux cerner la démarche esthétique d’une créatrice ou d’un créateur.
Dans « L’amont de l’écriture », Louis Hay décrit différents supports que l’on retrouve dans les dossiers génétiques, dont les cahiers et carnets. Le carnet est le « lieu privilégié d’une pratique de l’écriture qui enregistre pêle-mêle l’éphémère et l’essentiel, événements quotidiens et projets littéraires, fragments de formes ou d’idées » (Hay, 2002 : 12). Ces « espaces secondaires » (Martel, 2012 : 9) sont en marge de l’oeuvre et permettent un éclairage nouveau des avant-textes[1]. Le texte, alors instable, varie d’une copie à l’autre, se transforme en fonction notamment des lectures d’une autrice ou d’un auteur. Les états antérieurs d’un texte, ses prémisses, sont le « miroir des hésitations de l’écrivain », pour reprendre la formule de Louis Aragon (1979 : 9).
Les carnets d’Anne Hébert
De 1942 à 1999, Anne Hébert publie vingt et un titres : recueils de poèmes, de nouvelles et de textes dramatiques, romans, récits. En accompagnement à la rédaction de plusieurs de ses romans et récits, elle utilise des carnets qui sont conservés dans le Fonds Anne Hébert (FAH) : un carnet pour les romans Kamouraska (1970), un pour Les fous de Bassan (1982), un pour Le Premier Jardin (1988), un pour Aurélien, Clara, Mademoiselle et le Lieutenant anglais (1995), un pour Est-ce que je te dérange? (1998) et deux carnets pour L’enfant chargé de songes (1992). Quatre romans n’en ont pas : Les chambres de bois (1958), Les enfants du Sabbat (1975), Héloïse (1980) et Un habit de lumière (1999). L’autrice n’en a peut-être pas utilisé ou peut-être encore ont-ils été détruits ou égarés[2]. Les carnets ne sont jamais datés, à l’exception de celui d’Est-ce que je te dérange?, qui porte la date du « 11 octobre 96 » sur le dernier feuillet.
Si la plupart des carnets liés aux romans ne sont dédiés qu’à un seul texte, deux d’entre eux ont été utilisés pour plus d’une campagne d’écriture[3]. Au début du carnet du Premier Jardin, Anne Hébert renvoie aux différentes sections des Fous de Bassan en indiquant, pour chacune, le nombre de pages, sous la forme d’une équation. Le carnet d’Aurélien, Clara, Mademoiselle et le Lieutenant anglais est celui qui renvoie au plus grand nombre de textes. À la première page se trouve une référence au personnage d’Héloïse du roman éponyme : « Héloïse était une sorte d’ange terrible » (carnet d’Aurélien, Clara, Mademoiselle et le Lieutenant anglais : 1). Cette réflexion est suivie de deux citations : l’une de Joseph Glanvill, qui a certainement servi de source d’inspiration pour la vampirique Héloïse, et l’autre du Cantique des Cantiques que l’autrice fait suivre de la mention « Bible pour Les Fous de Bassan ». Les romans Héloïse et Les fous de Bassan ont été publiés respectivement en 1980 et en 1982. Comme l’explique Lucie Guillemette dans l’édition critique de ce dernier roman (Oeuvres complètes d’Anne Hébert, volume III, 2014 : 331), Anne Hébert y aurait travaillé vers 1977. Elle l’a ensuite mis de côté et repris après l’écriture d’Héloïse. Les premières notes du carnet remonteraient logiquement à la fin des années 1970. D’autres éléments de ce carnet renvoient encore à L’enfant chargé de songes : noms de personnages, fragment narratif et titre. Le même type d’information est généralement consigné dans tous les carnets : listes de titres et de noms de personnages, citations, fragments narratifs, ce à quoi s’ajoutent parfois des réflexions sur l’écriture et des résultats de recherche.
Les premières pages des carnets rendent généralement compte du souci d’Anne Hébert de trouver le titre parfait et de nommer ses personnages. Elle multiplie dans ses carnets, et parfois dans ses manuscrits, les titres et les noms, hésitant longuement avant de trouver l’appellation définitive. La recherche du titre témoigne d’un « long travail de maturation », pour reprendre l’expression de Catherine Viollet (2009 : 169). Si des autrices et auteurs retardent la recherche d’un titre, ces listes semblent être, pour Anne Hébert, une manière de se mettre à l’écriture, de mettre en place son univers.
L’étude des carnets permet de mieux comprendre les processus d’écriture d’Anne Hébert[4]. En étudiant ses carnets, il est possible d’observer les mouvements du texte, de rendre compte du travail par tâtonnements, de montrer la logique derrière ce qui peut paraître, à première vue, chaotique. Je ne pourrai bien sûr rendre compte de l’ensemble des carnets, et je m’attarderai peu aux fragments narratifs. Je m’intéresserai plus particulièrement aux intertextes historiques dans le carnet du Premier Jardin et aux références littéraires et artistiques dans ceux de L’enfant chargé de songes.
Le carnet du Premier Jardin : souci historique
En 1988, Anne Hébert publie Le Premier Jardin, elle qui a toujours aimé le théâtre et qui, au début des années 1930, s’était jointe à une troupe de théâtre amateur[5]. Elle se plaît alors à inventer la vie (les vies) d’une actrice de théâtre. Le dossier génétique de son sixième roman ne comporte qu’un carnet de notes et un feuillet manuscrit. Des 64 pages du carnet à la couverture et aux pages bleues, seules 17 pages sont restées vierges. La plupart des entrées sont écrites à l’encre bleue, mais certains ajouts, corrections ou notes sont à l’encre rouge ou noire, parfois même au plomb. Après la liste de titres s’entremêlent fragments narratifs, allusions à des textes de Colette et d’Edith Holden, citations de Proust, d’Hugo, de Rimbaud, de Shakespeare, de même que des passages provenant d’ouvrages historiques. Anne Hébert y fait également une remarque sur l’avancement de son texte : « peu de jours pour tout le roman parler davantage de Maud. Resserrer le temps » (carnet du Premier Jardin[6] : 45), ce qui permet d’affirmer que le carnet n’est pas utilisé qu’en période pré-rédactionnelle, mais également en cours d’écriture.
Mythes, littérature et histoire de la Nouvelle-France
Les entrées du carnet du Premier Jardin sont assez hétérogènes. Outre une liste de titres, Anne Hébert fait allusion, à plus d’un endroit, au mythe biblique de Noé. Certaines notes, par leur disposition, donnent à penser qu’elle prépare une pièce de théâtre :
PJ : 8Arche de Noé
Jeanne : la forgeronne
Catherine : la fille du Roy
Claudia : la femme du colon […]
Le théâtre est d’ailleurs au centre de ce roman, ce que la citation de Shakespeare, « All the world’s a stage » (PJ : 45) de la pièce As You Like It, aussi mise en exergue au roman, vient appuyer.
Anne Hébert réécrit, avec ce roman, l’Histoire au féminin :
PJ : 5[8]La première chatte
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La première femme
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L’arche de Noé arrivée au port
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les religieuses Plamondon
Les filles du roy
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Marie Rollet. Hélène de Champlain ne se parlent pas
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Les bonnes pénitentes
Blanche Garneau
Albertine
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Bernadette (Marie [illisible] <Albertine Antoinette[7]>) vieille fille désignée <1900> dès l’enfance, laide, ingrate. Gouvernante chez les Molson
L’autrice réfère, dans cette seule page, au personnage mythique fondateur de l’Ève biblique, à des personnages féminins historiques importants tels que Hélène de Champlain (1598-1654) et Marie Rollet (1580-1649) (PJ : 3, 5), à des femmes ayant marqué l’imaginaire, dont Blanche Garneau (1899-1920)[9], et à d’autres moins connues, à des « bonnes » notamment, qui, par leur travail dans l’ombre, ont également contribué à faire de la société ce qu’elle est devenue. Quant aux « religieuses Plamondon », Anne Hébert semble faire référence aux peintures d’Antoine Plamondon (1804-1895), parmi lesquelles se trouvent entre autres les portraits de Soeur Saint-Joseph et de Soeur Sainte-Anne. Dans le roman, elle renvoie à ce peintre alors que Flora et Raphaël, un étudiant en histoire et l’amoureux de Maud, visitent l’Hôpital général :
Au mur, trois jeunes soeurs peintes par Plamondon affirment leur existence terrestre et monastique, alors qu’elles ne sont plus que cendres et poussières, depuis longtemps, persistent dans un tableau vivant comme un témoignage, saisies une fois pour toutes par le regard d’un peintre qui les a appréhendées et accompagnées jusqu’au seuil du mystère, avant de se taire et de tomber en poussière, à son tour.
Oeuvres complètes d’Anne Hébert, volume IV, 2015 : 149
Pendant cette visite du musée, Flora se nourrit des objets qui s’y trouvent afin de « remonter le temps et de presser les morts de dire leur secret » (OCIV : 149).
Ce carnet se démarque des autres par la mise en lumière et l’ampleur de ses recherches documentaires[10], dont près du quart du carnet y est consacré. Sur onze pages, Anne Hébert retrace une partie de l’Histoire de la Nouvelle-France, par différentes notes de lecture et citations issues de trois sources historiques : La vie quotidienne en Nouvelle-France : le Canada, de Champlain à Montcalm (1964) de Raymond Douville et Jacques-Donat Casanova[11], Les filles du Roi en Nouvelle-France : étude historique avec répertoire biographique (1972) de Silvio Dumas et l’article d’André Beaulieu, publié dans la revue Forces (1985), « Québec : un site, une histoire, un charme… uniques ». Ces sources lui servent principalement à rédiger une dizaine de pages du roman, celles où Flora et Raphaël revisitent la Nouvelle-France des 17e et 18e siècles (OCIV : 154-165).
Les différentes citations consignées sont parfois reprises, transformées ou réinventées pour servir le récit. Quelques-unes se retrouvent dans le roman, identifiées par les italiques. Dans L’érudition imaginaire, Nathalie Piégay-Gros s’intéresse entre autres aux traces du discours savant dans les oeuvres de fiction :
Lorsque le roman s’approprie les dispositifs érudits propres au commentaire ou au discours savant, le discours s’étage en différents niveaux qui manifestent que l’on a affaire à la greffe d’un discours second sur un discours premier […]. [D]es justifications différentes [caractères italiques, gras ou soulignements] manifestent l’hétérogénéité de la page et montrent comment les différentes citations entraînent des déboîtements du discours et des emboîtements de citations.
Piégay-Gros, 2009 : 68
L’oeuvre de fiction accueille ainsi des discours hétérogènes qui contribuent à l’exactitude historique du récit.
De l’ouvrage de Silvio Dumas, Anne Hébert note dans son carnet une citation de seconde main de Marie de l’Incarnation : « Canada décrit en France comme “un lieu d’horreur” et les [“]faubourgs de l’enfer” = Marie de l’Incarnation[12] » (PJ : 39). Dans le roman[13], les italiques soulignent les mots de Marie de l’Incarnation sans pour autant en donner la source. Cela vient appuyer le texte, lui confère une dimension historique que seules quelques personnes identifieront d’emblée. De Marie de l’Incarnation, elle note encore : « Les vaisseaux ne sont pas plutôt arrivés que les jeunes hommes y vont chercher des femmes – on les marie par trentaine » (PJ : 41). Bien que la citation ne revienne pas dans le roman, elle n’en demeure pas moins utile pour l’autrice qui cherche à se faire une idée précise de l’époque. Par les commentaires de Dumas, on comprend que la missionnaire exagérait peut-être un peu la situation, les hommes n’allant pas sur les navires chercher leur épouse. Les lettres de Marie de l’Incarnation, malgré leur possible inexactitude, témoignent du climat de fébrilité qui entourait l’arrivée des jeunes femmes en sol canadien.
Anne Hébert note une citation de l’Intendant Jean Talon : « Talon écrit : “J’ai fait ordonner que les volontaires (en assez grand nombre faisant métier de bandits) soient privés de la traite et de la chasse et des honneurs de l’Église et des communautés si quinze jours après l’arrivée des vaisseaux de France ils ne se marient.”[14] » (PJ : 42). Elle l’adapte légèrement, avec une orthographe moderne, éliminant quelques détails et simplifiant la syntaxe, mais applique tout de même les italiques[15].
L’autrice note également dans son carnet des idées, des thèmes, des chiffres, qui seront parfois introduits dans son récit. Certains éléments sont encore soulignés par les italiques dans le roman, mais transformés, détournés, ce qui est le cas notamment d’un passage sur les pensionnaires de la Salpêtrière, le plus grand établissement de l’Hôpital général, où, au XVIIe siècle, plusieurs femmes et filles y étaient enfermées :
PJ : 43Salpêtrière division des femmes folles, infirmes etc. 46
Instruction des filles 47
détention à la Salpêtrière considérée comme infamante 47
50 % des filles venaient de la Salpêtrière
Les paginations (46 et 47) renvoient à l’ouvrage de Dumas, où ce dernier écrivait notamment : « À la Salpêtrière, on enseignait aux filles à lire, à tricoter, à faire de la lingerie, de la broderie, de la dentelle […]. Il faut dire qu’à cette époque, la détention à la Salpêtrière était, bien à tort, une tare plus infamante que l’incarcération à la Bastille. » (Dumas, 1972 : 47) Dans le roman, Anne Hébert met ensuite l’accent sur cette même idée : « Si elles savent déjà coudre, tricoter et faire de la dentelle (on le leur a appris dans leur refuge de La Salpêtrière, aussi infamant que la Bastille), on verra bien leur figure lorsqu’il faudra faire vêler la vache et changer sa litière. » (OCIV : 156) À la différence des autres extraits soulignés dans le roman, l’autrice ne reprend pas ici la parole d’un personnage historique marquant tel que Marie de l’Incarnation ou Jean Talon, mais plutôt les mots de Dumas, de l’historien.
Certaines images frappent l’imaginaire d’Anne Hébert. Du Père Le Jeune, cité dans Les filles du Roi, Anne Hébert note les « terres en friche depuis la naissance du monde » (PJ : 39) – que l’on retrouve dans ses Relations et que Dumas cite dans son ouvrage[16] –, qui deviendra, dans son récit, « cette terre en friche depuis le commencement du monde[17] » (OCIV : 157). Elle modifie légèrement l’extrait, mais ne signale pas l’emprunt par les italiques. Ce « commencement du monde » est à l’image du titre du roman, de ce premier jardin, de cet éden qui n’avait rien d’un paradis. On retrouve par ailleurs cette même expression à deux reprises dans le poème « Ève » des Songes en équilibre (1942). La formule « terre en friche[18] » permet à Anne Hébert d’ajouter une part de véracité historique au parler des personnages. Tel est le cas aussi d’autres expressions, dont « “faire serment sur sa part de paradis” Marie Thérèse Viel 347 » (PJ : 43). Cette expression est tirée d’une cause juridique, entendue par le lieutenant général de la Prévôté le 17 août 1677 : « point eu affaire a dautre au dit temps qu’avec le dit deffendeur qu’elle estoit preste a faire serment sur sa part de paradis que le dit deffendeur luy a faict lenfant et qu’il la veue plusieurs fois » (Dumas, 1972 : 347; c’est moi qui souligne). Le personnage de Renée Chauvreux reprendra les mots de cette autre fille du Roi : « A juré dans son coeur, sur sa part de Paradis, qu’elle n’épouserait pas Jacques Paviot, soldat de la Compagnie de M. de Contrecoeur avec qui elle a passé contrat de mariage. » (OCIV : 164-165; c’est moi qui souligne) Ce n’est pas là le seul emprunt fait pour la petite Chauvreux. Pour rendre ce personnage plus vraisemblable jusque dans ses possessions, Anne Hébert emprunte l’inventaire des biens de Madeleine Fabrecque, morte peu de temps après son arrivée au Canada[19]. Les italiques dans le roman (OCIV : 164) témoignent effectivement d’une source antérieure. Chacun des noms des filles du Roi dans Le Premier Jardin est d’ailleurs authentique, figurant tous dans l’ouvrage de Dumas.
Ce qu’Anne Hébert retient de ses lectures va évidemment au-delà de ce qu’elle note dans son carnet. Si elle ne fait pas allusion à la notice biographique de Renée Chauvreux, il n’en reste pas moins qu’elle la reprendra presque textuellement. Le personnage du roman rejoint donc le personnage réel, soit Renée Chauvreux, fille du Roi, retrouvée morte le 4 janvier 1670 et enterrée le lendemain[20] (voir OCIV : 163-164).
Si la lecture des Filles du Roi est déterminante pour l’écriture de son roman, celle de l’ouvrage de Douville et Casanova contribue également à sa vision de la vie à cette époque. De La vie quotidienne en Nouvelle-France, Anne Hébert renvoie à l’« [h]abillement du gouverneur page 59[21] », à des anecdotes telles que « Maisonneuve perd en mer ses dentelles 57 » ou encore au « mobilier 57 » (PJ : 39) typique d’une maison « construite en prévision d’une famille nombreuse » (Douville et Casanova, 1964 : 57). En alternance avec d’autres passages des Filles du Roi en Nouvelle-France, elle prend des notes sommaires et indique les paginations afin de retourner chercher des informations supplémentaires sur le sort de « celles qui ne sont pas choisies [et qui] sont placées dans des familles » ou sur la « [f]réquentation (page 35) » (PJ : 42). À la page 35 de l’ouvrage de Douville et Casanova se trouve une section intitulée « Les ramifications », où les auteurs font le récit de la vie canadienne d’une veuve, Madeleine Couteau, et de ses deux filles, Jeanne et Catherine, qui viennent s’établir au Canada en 1647 et qui, à elles seules, ont « enrichi la Nouvelle-France de vingt et un petits-enfants et de soixante-cinq arrière-petits-enfants » (Douville et Casanova, 1964 : 35). Cette imposante lignée au féminin va tout à fait dans le sens des écrits d’Anne Hébert.
Dans son carnet, elle note en outre un passage, légèrement tronqué : « Dès 1608 Champlain plante quelques pommiers de Normandie envoyés par M. de Monts – ils sont en plein rendement 25 ans plus tard[22]. » (PJ : 39) Elle reprend ensuite ce passage dans son roman, appuyant plus encore l’unicité de ce lieu d’origine, de ce premier jardin, de ce commencement du monde : « Quand le pommier, ramené d’Acadie par M. de Mons, et transplanté, a enfin donné ses fruits, c’est devenu le premier de tous les jardins du monde, avec Adam et Ève devant le pommier. » (OCIV : 142) À partir de l’histoire des filles du Roi et d’autres éléments historiques, Anne Hébert revisite le mythe de la première femme, délaissant de ce fait celui de Noé d’abord envisagé.
Les recherches historiques de l’autrice sont un point de départ. En ce sens, elle retranscrit, sur cinq pages de son carnet (PJ : 32-36), de longs passages de l’article d’André Beaulieu, et ce, bien qu’elle n’en reprenne aucun passage. Beaulieu revient sur la fondation de la ville de Québec, en explore ses quartiers, rend état des changements de la capitale de sa fondation jusqu’aux années 1980. Anne Hébert note entre autres certaines descriptions de la ville, « faite d’un seul bloc de schiste qui s’étend par plis et replis depuis la faille de Cap Rouge jusqu’à la pointe de Cap-aux-Diamants », de cette ville qui « apparaît telle la proue d’un immense navire jeté en travers du St-Laurent afin de barrer la route à quelque invisible ennemi » (PJ : 32; Beaulieu, 1985 : 12). Elle collecte certaines données plus techniques telles que, à la mort de Samuel de Champlain, 25 ans après la fondation de son « habitation qui deviendra un comptoir, un bourg, un village, puis bien longtemps après une ville, […] le 25 décembre 1635, la colonie compte à peine deux cents habitants » (PJ : 33; Beaulieu, 1985 : 13). Anne Hébert s’intéresse ainsi à cette « [f]orteresse » qu’est Québec « depuis ses premiers balbutiements », en passant par ses changements d’apparence au XVIIIe siècle face à « la pression de la guerre entre la France et l’Angleterre » (PJ : 34; Beaulieu, 1985 : 14), jusqu’aux travaux qui continueront au siècle suivant de changer le visage de la ville :
Les tracés de la Haute-Ville résultent d’une longue histoire. Rues, ruelles, culs-de-sac[,] places publiques [constituent des] unités de petites dimensions, épousant et acceptant même les irrégularités topographiques du cap qui se déplie en déclivités successives de la Citadelle aux Remparts en passant par Château F, Place d’Armes, le bureau des postes, la cathédrale et l’hôtel de ville, côte de la Fabrique, côte du Palais, Hôtel-Dieu[23].
C’est cette ville aux multiples visages – ce qui n’est pas sans rappeler les changements d’identité de la protagoniste, actrice de métier – que les personnages du Premier Jardin arpentent à leur tour, au sens réel comme au figuré. Ils remontent le temps et font revivre ceux et (surtout) celles qui ont contribué à faire de la ville de Québec ce qu’elle est devenue.
Les carnets de L’enfant chargé de songes et de lectures
En 1992, Anne Hébert publie L’enfant chargé de songes. Le dossier génétique de son septième roman (FAH, P25/A1/3) ne comporte qu’un tapuscrit annoté par l’autrice de 163 feuillets (le premier feuillet n’a pas de numéro, la numérotation va donc de 1 à 162), envoyé à l’éditeur ainsi que l’atteste une enveloppe de retour du Seuil[24], quatre feuillets manuscrits[25] et deux carnets de notes. L’un des carnets a une couverture de tissu rouge sur laquelle est incrustée l’inscription « My Trip », en lettres dorées. Les treize premières pages comportent des informations utiles pour les voyageurs : passeports et visas, modes de paiement et monnaies, etc. Anne Hébert prend des notes à partir de la page 14 dans la section « Itinerary » [Itinéraire] et poursuit dans la section suivante, « Places visited » [Endroits visités]. Rien de ce que note l’autrice ne se rapporte à un voyage; on n’y trouve que des notes pour son roman. L’autre carnet a une couverture rigide chamarrée noire et jaune, avec une reliure et des coins rouges. Les carnets ne sont pas datés, mais, par les différents fragments narratifs, il est possible de déduire que le carnet rouge est le plus ancien. Aucun des deux n’a été rempli à pleine capacité; bien au contraire, sur les 108 pages du premier, Anne Hébert n’en utilisera que 16, et sur les 96 pages du second, 40. Dans le carnet rouge, l’autrice n’emploie que des stylos à encre bleue. Cela ne permet pas de conclure que le carnet a été rédigé d’un seul trait, et ce, bien qu’il soit beaucoup plus homogène que le carnet noir dans lequel plusieurs entrées sont écrites à l’encre bleue, d’autres à l’encre noire et quelques rares, en rouge.
Il n’est pas rare qu’une autrice ou un auteur utilise plus d’un carnet à la fois. Cela peut notamment dépendre du type d’entrées qu’elle ou il y consigne. Dans les quatorze premières pages du carnet rouge, les fragments narratifs se rapportent principalement au personnage de Julien adulte, à Paris, bien qu’il y soit aussi question, brièvement, de la relation étouffante de Pauline avec ses enfants. Julien est alors psychanalyste et les rêves de ses patients l’accompagnent. Il est par ailleurs question, dans ces pages, d’une épidémie de polio. Étant née en 1916, Anne Hébert n’était pas étrangère au climat de terreur engendré par cette maladie qui a fait beaucoup de morts dans les années 1920 et 1930. Dans les deux dernières pages, l’autrice fait un plan de son roman qu’elle fait suivre de quelques notes. La structure est alors très différente de celle de la version publiée. Le roman devait alors comporter deux parties : la première se déroulant au Québec et la seconde à Paris, de même qu’un prologue. Le récit aurait donc suivi l’ordre chronologique des événements.
carnet rouge de L’enfant chargé de songes : R15[27]Une nuit obscure
Première partie
Ontaritzi : de la naissance de Julien à la mort d’Hélène
Deuxième partie
Julien à Paris : du quai Voltaire au billet d’adieu de Lydie[26]
Prologue des Billettes
1er chapitre Je suis né à la lueur d’une lampe à l’huile
Julien trompe Pauline avec Lydie
Histoire d’amour à trois Pauline étant la 3e. Le triangle.
Julien rencontrait alors, à Paris, la Lydie de son enfance. Si l’on se fie à ce plan, Anne Hébert aurait envisagé d’écrire son roman à la première personne, du point de vue de Julien.
Dans le carnet noir, les fragments narratifs, les images et le vocabulaire employé sont souvent plus près du texte définitif. Certains fragments sont réécrits plus d’une fois, pratiquement textuellement. Le regard que Pauline porte sur ses enfants en est un bon exemple :
ECS N7Pauline : … réparer, en se servant des deux petits êtres confiés à sa garde, sa propre enfance gâchée.
— Je les bourre d’affection ils ne peuvent se défendre.
ESC N8Réparer, en se servant des deux petits êtres confiés à sa garde, sa propre enfance gâchée. — Je les bourre d’affection…
L’idée de réparation de l’enfance de Pauline est d’ailleurs évoquée dans la version publiée : « Tout se passe, entre elle et ses enfants, comme s’il s’agissait de réparer le tort qu’on a fait, dans une autre vie, à une petite fille appelée Pauline Lacoste. » (OCIV : 260) Quant à la réplique de Pauline, elle revient textuellement dans le roman : « — Je les bourre d’affection, ils ne peuvent se défendre. » (OCIV : 257) Les brouillons sont probablement ainsi plus avancés au moment où Anne Hébert utilise le carnet noir.
Dans ces carnets, Anne Hébert note plusieurs citations qui l’inspirent en cours d’écriture. Certaines sont introduites dans les textes publiés, mais d’autres lui servent à créer des images ou une atmosphère et ne sont pas reprises textuellement. Les références à des compositeurs ou à des pièces musicales et les citations ou allusions littéraires, principalement à Baudelaire et à Rimbaud, de même qu’à Paul Claudel, sont nombreuses. À l’exception de trois extraits de l’essai « L’introduction à la peinture hollandaise » de Claudel, les citations et allusions littéraires sont toutes consignées dans le carnet noir.
Couperin, Mozart et Schubert
La toute première entrée du carnet rouge renvoie à un enregistrement audio des Leçons de ténèbres de François Couperin par Le Chant du Monde, musique qui reprend le texte biblique des Lamentations de Jérémie de l’Ancien Testament. Anne Hébert note les noms des artistes et leur position dans l’ensemble : Jean Belliard et Hervé Lamy, ténors; Ivète Piveteau, clavecin; Philippe Foulon, viole de gambe. Elle indique en outre la référence commerciale : « LDC 278 809 », à la suite de quoi elle cite la phrase d’ouverture de la Leçon de ténèbres pour le Mercredi saint : « Ici commencent les lamentations de Jérémie… » (ECS : R1), qui revient textuellement dans le roman (OCIV : 244). Ces informations consignées par l’autrice l’aident certainement à décrire l’expérience de Julien lorsqu’il assiste à un concert, peu de temps après son arrivée à Paris :
Le premier ténor s’avance dans le choeur strictement nu.
OCIV : 245
La grande croix derrière l’autel, les balustrades de bois des galeries.
Un deuxième ténor, un clavecin, une viole de gambe.
Julien est livré à la musique, sa propre nuit débusquée ne fait plus qu’une nuit rayonnante avec la Leçon de ténèbres, célébrée dans la petite église des Billettes.
Le premier fragment narratif du carnet rouge se rapporte à un concert. Le personnage de Camille n’incarne pas un double de Lydie, son amour d’adolescence, comme ce sera le cas dans le roman, mais bien la Lydie de son enfance :
ECS : R2-3; je souligneAu concert de Billiard[28] à l’église des Billettes[,] Julien qui est en année sabbatique à Paris croit reconnaitre dans la foule recueillie le chignon noir de Camille[29]. Il la suit de rue en rue sa longue silhouette victorieuse. Elle s’arrête auprès d’un marchand de marrons <près N. D.[30]> et se retourne[,] reconnaît Julien. Commence alors tout un chassé croisé [sic] entre Camille et Julien [:] déjeuners, promenades, théâtre. Ils se cherchent, se repoussent, se perdent et se retrouvent[.] Hélène est entre eux et les fait se déchirer et se défendre farouchement. Lamentations de Julien. Rire et ardeur de vivre de la part de Camille. Julien rêve d’entraîner Camille dans sa névrose pour <la punir> de la mort d’Hélène. En même temps il est attiré par Camille comme autrefois l’année de la grande épidémie de polio […]
Dès les premières notes, c’est en assistant à un concert que Julien effectue son retour vers l’enfance. Les « [l]amentations de Julien » (ECS : R3) entrent en écho avec celles du personnage biblique de Jérémie.
La musique occupe une place de choix dans la vie des enfants Vallières qui y trouvent joie et recueillement, à la différence de leur mère qui « la redout[e] depuis son enfance » (OCIV : 395). Le concert dans l’église des Billettes rappelle à Julien des airs de Mozart et de Schubert qu’il écoutait plus jeune. Dans le carnet noir, Anne Hébert fait état de l’importance de la musique, de ces deux compositeurs plus particulièrement, dans la vie du frère et de la soeur. Devant « la fascination de Julien et d’Hélène » pour Lydie, Pauline élabore un plan pour « [l]a démasquer. Découvrir son vrai visage. Cesser de lutter contre un fantôme. La confondre. L’avoir à sa merci. […] Lui faire baisser les yeux. Lui signifier que c’est la première et la dernière fois qu’elle met le pied dans cette maison. » (OCIV : 292) Mais les choses ne se dérouleront pas comme Pauline l’espérait. C’est au son d’un concerto de Mozart[31] que le frère et la soeur deviendront des « enfants graves et silencieux[32] » (OCIV : 295), plus distants que jamais envers leur mère.
Plus tard, lors de la visite de Lydie, ils écouteront du Schubert. Peut-être s’agit-il du « Trio opus 100 Schubert » (ECS : N40) que note encore Anne Hébert à la fin du carnet noir. Julien associe par ailleurs la musique à Lydie, son premier amour : « Schubert : toute sa vie Julien gardera le visage extraordinaire de Lydie écoutant comme si la musique sortait d’elle chaude et déchirante » (ECS : N18). La jeune femme incarne littéralement la musique, ce qui est toujours le cas dans le roman : « C’est du fond des années passées que remontent des sons et des images enfouis. Il entend de nouveau Mozart et Schubert. Il voit la musique rayonner sur le visage mobile de Lydie. » (OCIV : 244)
À sept endroits dans le carnet noir, en marge de ses notes, Anne Hébert fait des traits verticaux à l’encre rouge (ECS : N14, 17-22). Chacune de ces entrées a un lien avec la visite de Lydie chez les Vallières. Leur mise en relief montre l’importance, aux yeux de l’autrice, de la relation de rivalité entre Pauline et Lydie. C’est pour montrer sa supériorité sur Pauline que Lydie souhaite « affranchi[r] » (ECS : N19) les « petits Vallières » (OCIV : 294). Et c’est par la musique que Lydie entre en communion avec eux : « Leur attention à tous est si vive, tendue à l’extrême, qu’ils peuvent entendre, d’une façon décuplée, l’aiguille sillonner à vide le disque, dans le silence. » (OCIV : 294) Cette visite de Lydie est un moment charnière du roman : c’est là que les pouvoirs changent de mains et passent de Pauline à Lydie.
La musique occupait également une place de choix dans la vie de l’autrice. À l’aube de la trentaine, elle écrivait, le 19 octobre 1945, à son frère Pierre :
Personne ne peut sans discontinuer « posséder » la musique, l’automne, la Beauté. C’est un effort d’intensité au-dessus des forces humaines. Dans la contemplation, il s’agit d’égaler ce que l’on contemple. C’est-à-dire en face d’une autre puissance, souvent supérieure à soi, devenir une présence parfaite, dans sa propre plénitude offerte, sans rien qui ne consente. Quand une phrase de Bach nous touche jusqu’au fond, rassemble toute notre vie en une seule attention à la grâce; quand Bérénice tire en nous toute la source et la pureté des larmes; quand un paysage nous comble petit à petit jusqu’à s’incarner en nous; eh! bien, on devient, pour une seconde, l’égal de Bach ou de Racine, ou une manière de créateur à l’instant actif des six premiers jours du monde.
Fonds Pierre Hébert [FPH]
Ce qu’elle décrit ici se rapproche de l’expérience de Julien, tant à l’adolescence qu’à l’âge adulte. Pour le personnage, ce n’est d’ailleurs qu’après s’être décidé à aller à un concert que l’« écran entre la ville [Paris] et lui » commence à se dissiper : « Dès sa décision prise l’air autour de lui a semblé plus respirable, tout comme si à l’avance la musique commençait déjà son oeuvre de bonté. La musique, depuis son enfance, ne possédait-elle pas le pouvoir de le rendre heureux en dépit de tout? » (OCIV : 242, 244)
Mais la musique n’est pas la seule chose qui apporte du réconfort à Julien. Après la mort de sa mère, « [i]l a installé ses livres et son tourne-disque » au salon; il s’est ainsi créé une bulle bien à lui où la musique et la littérature, la poésie tout particulièrement, lui procurent une « paix étrange » (OCIV : 322).
Le mysticisme claudélien
Claudel est l’une des grandes rencontres poétiques d’Anne Hébert. C’est son petit-cousin de Saint-Denys Garneau[33] qui le lui fait connaître par les Cinq Grandes Odes. Le poète-dramaturge français influencera la jeune autrice dans l’écriture de ses premiers textes dramatiques, tout particulièrement dans L’arche de midi (1944-1946) et Les invités au procès (1952)[34]. À l’émission spéciale Paul Claudel et nous, présentée à la télévision de Radio-Canada à l’occasion du dixième anniversaire de la mort de Claudel, le 28 février 1965, Anne Hébert témoigne de son admiration et de son enthousiasme pour l’homme et pour l’oeuvre : « Paul Claudel, pour moi, c’est une très longue fréquentation. Alors c’est comme des amis qui par moments nous agacent, par moments, au contraire, on les admire éperdument, mais c’est une constante quand même. C’est quelque chose qui reste et c’est une compagnie très longue et très aimée[35]. »
À la fin du carnet rouge, Anne Hébert consigne trois citations de « L’introduction à la peinture hollandaise » de Claudel, dont elle possède l’édition Gallimard de 1967 : « Entre les vivants et les morts, grâce à ces empreintes, le commerce n’a jamais cessé[36] »; « Ils ont fait connaissance avec la nuit. »; « Une espèce d’acidité mentale aux prises avec les ténèbres et qui sous nos yeux continue indéfiniment sa rongeante activité[37]. » (ECS : R14). Aucune de ces citations ne revient dans le roman, dans lequel il n’est pas non plus question de peinture.
Anne Hébert reprend dans L’enfant chargé de songes l’essence de « L’introduction à la peinture hollandaise ». Elle s’inspire des analyses et des descriptions que Claudel fait des peintures. L’essai claudélien et les citations notées sont autant de « présence[s] implicite[s] » (Claudel, 1967 : 66) qui hantent son roman. L’autrice met en forme cette « [l]imite des deux mondes », énoncée par Claudel, par laquelle intervient une forme de « liquidation de la réalité », de « silence qui permet d’entendre l’âme, à tout le moins de l’écouter » (Claudel, 1967 : 66). Cette limite sera bien présente dans le roman : limite entre le monde des vivants et celui des morts, entre l’Ancien Monde (Paris) et le Nouveau Monde (Québec), entre le personnage de Lydie et son double, Camille. Le « commerce » n’aura de cesse entre Julien et les femmes de son passé, et ce, malgré leur mort. Sa première nuit à Paris se fait en présence de sa mère, véritable géante qui le tourmente dans ses rêves. Julien cherche à exorciser ses démons, afin de se libérer des ténèbres qui le rongent. Le passé l’obsède; la mémoire apparaît ici comme une tare qui l’empêche d’aller de l’avant. Une atmosphère « du songe, [de] quelque chose d’assoupi, de confiné et de taciturne » (Claudel, 1967 : 79) le maintient dans le passé, prisonnier de ses souvenirs. Julien a « fait connaissance avec la nuit » (Claudel, 1967 : 78), avec ses ténèbres.
Dans « L’introduction à la peinture hollandaise », Claudel fait aussi l’apologie de Rembrandt[38]; dans les toiles de ce dernier, « [l]a sensation [éveille] le souvenir, et le souvenir, à son tour atteint, ébranle successivement les couches superposées de la mémoire, convoque autour de lui d’autres images » (Claudel, 1967 : 79). Le songe domine les oeuvres picturales, envahies par les ténèbres, tout comme le songe domine la vie de Julien, l’empêchant de vivre pleinement sa vie d’adulte. À la fin du roman, il s’apprête à reprendre le bateau pour rejoindre Aline et leur enfant à naître : « Aline est cette terre obscure à l’horizon qui tremble avec son fruit. Aline est cette source et ce commencement. Julien a rendez-vous avec elle. Le songe est à nouveau devant lui. » (OCIV : 354) Cette idée était déjà énoncée dans le carnet : « La vie rêvée reprenait son cours se choisissait des éléments nouveaux Aline et son enfant en demeurent l’élément principal » (ECS : N38). Julien n’aura probablement jamais de vraie emprise sur le réel. En ce sens, l’autrice a ressenti le besoin de justifier la fin de son récit. Parmi les notes préparatoires et les brouillons de son roman Est-ce que je te dérange?, auquel elle travaille dès 1995, on retrouve :
Julien retourne au Québec, non guéri des songes, mais tout à fait immergé dans un nouveau songe, celui d’une vie paisible avec femme et enfant. C’est une sorte de mirage qui tremble à l’horizon lorsqu’il s’embarque sur l’océan pour revenir au pays natal. Cela je ne l’ai sans doute pas assez exprimé dans mon roman. Je le regrette.
FAH, série 1.1.1
À la fin du carnet noir, Anne Hébert cite Marguerite Yourcenar : « Rembrandt s’obstinait à fixer ses propres traits pour y découvrir ce je ne sais quoi, puisque invisible à l’oeil qui s’appelle soi-même[39] » (ECS : N40). En devenant père, Julien fera aussi, d’une certaine manière, connaissance avec ses propres traits. Cela va dans le même sens qu’une autre citation, cette fois du « Magnificat » de Claudel, qui oriente le destin du protagoniste : « Maintenant entre moi et les hommes il y a ceci de changé que je suis père de l’un d’entre eux » (ECS : N34-35). À la différence des précédentes, cette dernière figure dans le roman, en italiques, quelque peu transformée : « Entre les hommes et Julien il y a ceci de changé qu’il va être le père de l’un d’eux. » (OCIV : 350) Dans l’ode, le poète célèbre Dieu tout en préparant une vie catholique pour sa fille Marie (1907-1981) qui vient de naître. Dans le roman, ce n’est pas le côté religieux qui prime, bien que le mysticisme claudélien ne soit pas évacué. En allant à Paris, Julien tente de s’affirmer en tant qu’homme en traversant l’océan sachant que cela aurait déplu à sa mère. Il espère une révélation, égale à celle vécue par Claudel, qui, le 25 décembre 1886, à Notre-Dame, s’est senti touché d’une grâce divine qui lui donne « le sentiment déchirant de l’innocence, l’éternelle enfance de Dieu, une révélation ineffable » (Claudel, 1947 : 14). Caché « derrière le pilier de Claudel », Julien « implore la grâce et la révélation » (OCIV : 247). Le pilier n’aura peut-être pas l’effet escompté, mais c’est caché derrière celui-ci que Julien reverra Camille, la belle étrangère croisée lors d’un concert. Sa révélation, il la vit en apprenant qu’il deviendra père ce qui lui permet de se libérer de son passé. Aline – surtout l’enfant qui grandit « dans les ténèbres d’Aline » (OCIV : 351) – et Camille, avec qui il a une aventure, réussissent à dissiper « l’ombre de Lydie [qui] plane au-dessus du pays » de son enfance.
Anne Hébert a toujours été sensible au mysticisme de Claudel[40]. Dans une lettre du 13 mai 1947 à son frère Pierre, elle rapprochait la soif d’absolu de Claudel de celle Baudelaire ou de Rimbaud, qui ont su exprimer les tourments des hommes avec justesse :
« C’est l’âme avec délice et quoi qu’elle puisse faire qui constate éperdument de tous côtés son impossibilité d’échapper à la joie divine. » Claudel au sujet de la joie des saints. C’est à cette joie-là que nous sommes tous appelés, toi, mon petit frère, avec ton âme de poète si sensible et frémissante qu’elle ne peut se contenter d’un à peu près, d’une proie d’illusion. Je sais que tu as la même soif d’absolu que moi, que toute ta vie, sans que tu t’en rendes toujours compte, est une démarche vers quelque chose qu’on peut saisir et garder sans que jamais ne s’épuise le désir. Si l’absolu n’existe pas, qui donc a pu fomenter ces charmes intérieurs déchirants, ces tourmentes impitoyables dans le coeur profond et visités d’hommes comme Baudelaire, Rimbaud, Claudel et d’autres encore?
FPH
Cette recherche d’absolu, Anne Hébert l’entrevoit aussi chez le personnage de Julien. C’est une quête difficile dans laquelle s’abîment certains êtres : « Tel qu’il [Julien] est, évanescent, pas assez pathétique, je crois, il demeure l’ombre de ce qu’il est vraiment, au fond de son coeur, petite ombre falote d’un homme qui aurait voulu écrire un grand poème et vivre un grand amour, à l’image de tout être humain qui tend vers l’absolu et se déchire. » (FAH, P25/A1/3)
Mélancolie et damnation : Baudelaire et Rimbaud
Au contraire du carnet rouge où l’on ne retrouve que les trois citations de « L’introduction à la peinture hollandaise », le carnet noir contient de nombreuses allusions et citations littéraires, dont plusieurs de Baudelaire et de Rimbaud. Les textes des deux poètes, qu’elle a découverts vers la fin de l’adolescence, ont été déterminants dans sa vie et son oeuvre. Quelques années plus tard, le 11 ou 12 février 1946, elle écrit à son frère Pierre l’admiration qu’elle a pour les vers de Baudelaire : « J’ai lu ce matin quelques poèmes de Baudelaire. Mon Dieu que c’est beau! Il me semble qu’en nulle langue et en nul temps “un plus ardent sanglot n’a roulé au bord de l’Éternité[41]”. » (Collection Dumont-Hudon relative à Anne Hébert, Université de Sherbrooke) Quant à Rimbaud, elle l’aurait découvert « par hasard » (OCI : 19) : « Ma première rencontre avec Claudel[42] était ma deuxième grande rencontre avec la poésie. La 1re ayant été <quelques années plus tôt> celle du B[ateau] Ivre tout isolé, tout perdu dans un numéro de Conférencia. » (FAH, série 1.1.5) Leurs poèmes ne cesseront de l’habiter; encore en 1996, alors qu’elle compose ses Poèmes pour la main gauche, elle en recopie à l’endos de ses manuscrits (OCI : 388-389).
Au début du carnet noir, Anne Hébert note, une première fois, « Vert paradis » (ECS : N2), qui renvoie au vers « Mais le vert paradis des amours enfantines » du poème « Moesta et errabunda » des Fleurs du mal. Dans ce carnet, le vert paradis sera, d’une part, associé à l’enfant « qui prend racine » en Aline : « Partir le plus vite possible avant qu’Aline ne songe à s’en débarrasser[43]//Le vert paradis//Le Vert Paradis//Le Vert Paradis » (ECS : N32). Le paradis n’est pas ici lié à la naïveté des premières amours, mais bien à l’enfance comme dans la plupart des textes hébertiens. C’est d’ailleurs ainsi que l’enfance est envisagée par Pauline, qui se sent trahie par son fils alors qu’il s’intéresse à Lydie : « Je t’ai aimé la première, je suis la première femme de ta vie, comme Ève sous son arbre du bien et du mal, en plein paradis perdu, souviens-toi, c’était l’enfance. » (OCIV : 308) D’autre part, le vert paradis sera lié à l’amour de Julien pour Lydie qui le retient dans le passé : « Lorsqu’il eut dit adieu à la Dame des Billettes cela se passait dans son coeur exactement comme s’il disait adieu à Lydie pour toujours. <et au vert paradis des amours enfantines.> » (ECS : N33) L’autrice note une autre fois l’intertexte quelques pages plus loin : « Moesta et Errabunda 60/“Mais le vert paradis des amours enfantines” » (ECS : N36). Le chiffre 60 correspond à la page du poème dans son édition des Oeuvres complètes (1961) de Baudelaire. Anne Hébert n’a donc pas simplement cité ce texte de mémoire, elle se replonge dans ses classiques. À la fin du tapuscrit, alors que Julien dit adieu à la Dame des Billettes sans qu’ils n’aient couché ensemble, l’autrice insère le vers de Baudelaire : « Tout se passe comme si Julien disait adieu à sa vie rêvée, aux Lettres Mortes, à Lydie et à Camille ensemble confondues, à tout le vert paradis des amours enfantines. » (FAH, f. 162; c’est l’autrice qui souligne)
Cette référence baudelairienne marque l’importance qu’Anne Hébert accordait à l’idée du paradis perdu. Par la mort d’Hélène, la disparition de Lydie et le mutisme de Pauline, le monde paradisiaque de l’enfance a brutalement pris fin pour Julien. Seul pour traverser ces épreuves, il est resté prisonnier de ses songes associés à cette période d’insouciance.
Anne Hébert énumère en outre les titres de plusieurs poèmes baudelairiens : « Anywhere out of this world », « Spleen de Paris », « Le goût du néant », « Le squelette laboureur » et « Danse macabre » (ECS : N16), qui, chacun à leur manière, participent au roman. En quittant pour Paris, Julien croit pouvoir rejoindre le monde mythique qu’il s’est construit par ses lectures : « Des villes fabuleuses apparaissent entre les lignes de ses livres, laissant entrevoir le dédale des rues et des ruelles étrangères, tandis que de grandes places sacrées surgissent avec des cathédrales debout, comme des pierres énormes dressées pleines de saints et de démons sculptés. » (OCIV : 332) Mais la réalité est tout autre. Plutôt que de marcher sur « les pas de Baudelaire », à la rencontre des personnages des Petits poèmes en prose, Julien est confronté à une réalité qu’il trouve d’abord plutôt morne et qui n’est vraiment pas à la hauteur de ses attentes. Seuls deux des titres énumérés dans le carnet figureront dans le roman : « Anywhere out of this world[44] » et « Le spleen de Paris » (OCIV : 332), ce dernier étant un second titre aux Petits poèmes en prose. Julien rêve de Paris, de la mélancolie décrite par le poète, invoquant au passage « le cri du mauvais vitrier » et « Mlle Bistouri » (OCIV : 332-333; voir les poèmes « Le mauvais vitrier » et « Mademoiselle Bistouri »).
Les trois autres titres notés – « Le goût du néant », « Le squelette laboureur » et « Danse macabre » – sont des Fleurs du mal. Ils se rapportent davantage à l’enfance du protagoniste qu’Anne Hébert développe dans la deuxième section du roman, à cet automne à la campagne qui change sa vie à jamais, au contraire des premiers titres qui étaient liés au séjour parisien de Julien. Dans « Le goût du néant », le sujet, tout comme Julien, n’a plus d’attentes : « Esprit vaincu, fourbu », « [l’]amour n’a plus de goût ». Depuis le départ précipité de Lydie, le temps passe, le laissant sans ardeur ni désir. Du « Squelette laboureur », l’autrice retient l’idée que la Mort rôde, menaçant les petits enfants – la polio en serait un bon exemple – qui se réfugient à la campagne, sans pour autant être protégés de toutes les menaces. De « Danse macabre », il reste l’admiration du sujet pour les « yeux profonds […] faits de vide et de ténèbres » d’une troublante apparition squelettique. Lydie n’est pas issue d’un autre monde, mais son apparition dans le village de Duchesnay trouble profondément les enfants Vallières.
Si Baudelaire est bien présent dans l’imaginaire de l’autrice, Rimbaud l’est tout autant. Anne Hébert note également, au début de son carnet noir, « Fils du soleil » (ECS : N2) qui renvoie cette fois au poème « Vagabonds » des Illuminations de Rimbaud : « J’avais en effet, en toute sincérité d’esprit, pris l’engagement de le rendre à son état primitif de fils du soleil ». Cette image poétique figure dans le roman, alors que Julien et Lydie passent la nuit ensemble, dans la cabane aux renards :
Ils ont attendu le lever du soleil, Julien blotti contre les jambes de Lydie, Lydie fourrageant dans les cheveux de Julien. Entre eux, quantité de choses enfantines et puériles. Ils récitent des poèmes à mi-voix. Il parle de son état primitif de fils du Soleil. Elle dit que c’est pareil pour elle, bien qu’elle soit une fille.
OCIV : 306; c’est l’autrice qui souligne
Cet « état primitif de fils de soleil » est une forme de liberté, où les jugements et les contraintes n’ont point d’emprise. L’intertexte rimbaldien ajoute « au caractère maudit de Julien », comme l’a indiqué Luc Bonenfant (OCIV, note 51 : 306), mais cela vient également appuyer le caractère diabolique de Lydie, qui tourmente l’adolescent. Sur un feuillet, l’autrice note encore : « Je ne parlerai de moi qu’avec dérision et je dirai que j’ai été fils du soleil alors que je suis fils de renarde et mangé par elle dès mon premier souffle. » (FAH, P25/A1/3) L’appartenance à la renarde, personnifiée par Pauline, plutôt qu’au soleil ramène le personnage à son statut d’humain, sans rêve ni liberté, et rappelle par le fait même la cabane aux renards, lieu où Julien se trouve quand il renvoie à cette image poétique. Julien ne parviendra pas à cet état primitif – pas plus d’ailleurs que le sujet poétique rimbaldien – et restera prisonnier de son malheur. Lorsqu’Anne Hébert note dans son carnet les derniers mots du prologue d’Une saison en enfer de Rimbaud : « Carnet de damné » (ECS : N16), elle marque davantage l’état de Julien qui est prisonnier de ses ténèbres.
Anne Hébert utilise la formule du poème « Vagabonds » dans l’une des fins envisagées pour le roman :
[S]on état primitif de fils du soleil à jamais perdu[,] l’histoire d’un pauvre raté. Comment pouvait-il oublier qu’un jour lointain il avait été fils du soleil? Ici dans cette ville étrangère personne ne pouvait s’en douter. Mieux valait le petit salon de la rue Cartier son espace étroit et familier et le rêve ancien qui y prenait racine
ECS : N29
Julien, alors seul à Paris, est sans espoir de bonheur – le personnage d’Aline ne sera évoqué pour la première fois qu’à la page suivante du carnet. Bien qu’il ait traversé l’océan, il n’est toujours pas libre et ses rêves d’adolescent n’ont plus de sens. Seuls les livres et les rêves qui en découlent semblaient alors en mesure de permettre au personnage de trouver un peu d’équilibre, de revivre ses jours glorieux à l’abri des regards étrangers. Et c’est enfermé dans la maison familiale, à Québec, qu’il y parvenait.
L’autrice renvoie également à d’autres textes de Rimbaud, dont notamment « Mauvais sang » d’Une saison en enfer : « Apprécions sans vertige l’étendue de mon innocence » (ECS : N12). Lorsque Lydie et Julien passent la nuit ensemble, la jeune femme a une réflexion qui montre l’importance de l’innocence propre à l’enfant, de la vulnérabilité qui y est associée et qu’elle refuse de céder à qui que ce soit : « Mon Dieu, qu’est-ce donc que ce garçon à ses pieds qui exige tout d’elle, jusqu’à cette part secrète d’elle-même qu’elle refuse obstinément, son innocence d’enfant. » (OCIV : 305) Cela va dans le même sens qu’un autre fragment du carnet où cette « part secrète » recèle aussi une « part sacrée » que Lydie défend farouchement : « Personne n’avait le droit de réclamer la part sacrée en elle tu l’a[s] eue mon petit Julien (elle l’avait donnée) Il faut payer pour cela <Tu as déjà commencé de payer tu es seul> » (ECS : N13).
Anne Hébert note par ailleurs le titre « Le coeur volé », à la suite duquel elle ajoute : « À la fin Julien ne trouve ni coeur ni désir » (ECS : N21). Dans ce poème rimbaldien, le sujet a été malmené, sali, trahi. Bien que les circonstances soient différentes pour Julien, il finit sans amour ni réel désir. Sur la ligne suivante du carnet, elle note le vers « Charmante et grave passion » du poème « Les soeurs de charité », suivi de « 89[45] “L’immobile, peine” Rimbaud », du poème « Mémoire » (ECS : N21). La « [c]harmante et grave passion » renvoie certainement encore à Julien, à son désir inassouvi pour Lydie. Le troisième extrait n’a pas le même sens dans le poème et dans le carnet : « Puis, c’est la nappe, sans reflets, sans source, grise:/un vieux, dragueur, dans sa barque immobile, peine. » (Rimbaud, 1968 : 88; c’est moi qui souligne) Dans le poème, « peine » n’est pas le nom, mais le verbe « peiner » conjugué à la troisième personne du singulier. Ainsi consigné par l’autrice : « L’immobile, peine » (c’est moi qui souligne), tronqué et transformé par l’ajout d’un déterminant et d’une majuscule, l’extrait met plutôt en relief l’immobilité et la souffrance.
On retrouve par ailleurs des échos rimbaldiens dans l’unique poème de Julien, échos qui se voient renforcés par une remarque de Lydie dans une lettre à Julien[46] : « Je t’apprendrai les poètes maudits et tu verras comme tu leur ressembles au fond de ton petit coeur innocent. » (OCIV : 287) Dans son carnet, Anne Hébert écrit le poème de Julien : « Nous entrerons dans des splendides villes flambants nus montés sur des chevaux d’épouvante » (ECS : N13). Quelques pages plus loin, elle le réécrit, en inversant cette fois l’adjectif et le nom : « Nous entrerons dans des villes splendides flambants nus montés sur des chevaux d’épouvante » (ECS : N17; c’est moi qui souligne). C’est cette réécriture qui est retenue pour le roman, scindée en trois vers :
OCIV : 282
L’inversion de l’adjectif et du nom (« villes » et « splendides ») entre les deux réécritures a pour effet de marquer davantage de distance avec le poème « Adieu » d’Une saison en enfer : « Et à l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes ». Le poème de Julien, comme le poème rimbaldien, prend l’automne pour décor, « saison préférée » (OCIV : 279) de Lydie. Par ailleurs, lorsqu’Anne Hébert imagine pour la première fois l’apparition de Lydie, la jeune femme est plus humaine, presque banale, malgré sa beauté : « elle est apparue juchée sur la charrette à foin de Samuel. Elle était alors descendue secouant le foin sur sa robe[,] dans ses cheveux, son grand rire[,] ses dents magnifiques[,] ses cheveux noirs en bataille dans son dos robuste, ses épaules larges » (ECS : R3). Dans le roman, l’apparition de Lydie est beaucoup plus proche de ce qu’écrit Julien dans son poème, les « jambes nues de la fille » (OCIV : 266) rappelant alors la nudité du couple.
Si plusieurs des extraits poétiques de Baudelaire et de Rimbaud ne reviennent pas textuellement dans L’enfant chargé de songes, il n’est reste pas moins qu’ils contribuent à son imaginaire. Si, dans le roman, les renvois à Baudelaire sont davantage liés à Paris, les titres et extraits non retenus ont contribué au décor et à l’atmosphère de la seconde partie, de l’univers du Julien enfant, de la campagne qui ne s’est pas avéré être l’espace salvateur espéré par les parents. Quant aux extraits de Rimbaud, qu’ils reviennent ou non dans le roman, ils se rapportent tous à la campagne québécoise, liant davantage les personnages de Julien et Lydie dans un même malheur. De Baudelaire, elle retient ainsi la mélancolie, un certain imaginaire de Paris, et de Rimbaud, la fougue, l’impossible liberté, la damnation.
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Les carnets permettent à Anne Hébert de noter certains éléments stratégiques dans l’élaboration de ses romans. Ses lectures contribuent à son imaginaire et s’insinuent parfois dans son récit par des traces textuelles alors qu’elle cite ou intègre à son discours des extraits d’oeuvres aimées. Sans les carnets, il ne serait pas possible de tous les identifier.
Le carnet du Premier Jardin témoigne des recherches documentaires entreprises par Anne Hébert. Cela montre la préoccupation de l’écrivaine de travailler à partir de faits historiques vérifiés, qu’elle se permet par la suite de modifier au gré de son imagination pour mieux servir son récit. Les citations mises en italiques font état des discours hétérogènes qui se greffent à sa parole. Les recherches documentaires ne sont pas uniques à ce roman. À la fin des Enfants du Sabbat, Anne Hébert fournit une liste bibliographique[48] des ouvrages qui l’ont aidée dans l’écriture, mais le dossier génétique ne comprend qu’un tapuscrit annoté qui ne rend pas compte de ses recherches, de ses lectures. Quant à Kamouraska, Anne Hébert utilise pour son roman plusieurs éléments des archives relatives au fait divers dont elle s’inspire, bien qu’il n’en soit pas question dans son carnet ou dans l’un ou l’autre des cinq brouillons.
Les carnets de L’enfant chargé de songes rendent compte de certaines influences artistiques d’Anne Hébert, musicales, picturales et littéraires. Les notes sur des pièces ou des compositeurs permettent de voir l’importance qu’elle accordait au registre musical. Elle avait en tête des compositions particulières, créant de ce fait un univers bien précis, rythmé par une mélodie connue d’elle seule puisqu’elle ne la nomme pas forcément. Du côté littéraire, elle renvoie principalement à trois poètes qui l’ont profondément marquée : Claudel, Baudelaire et Rimbaud. De Claudel, elle s’intéresse à son côté mystique notamment quand il est question du pilier dans la cathédrale, à ses commentaires sur des tableaux, sur l’atmosphère des oeuvres qu’il décrit, à sa poésie. De Baudelaire et Rimbaud, elle revisite une fois encore leurs poèmes qui l’accompagnent depuis l’adolescence, elle les relit, les intègre parfois à son texte, mais le plus souvent les fait entrer dans en dialogue – un dialogue muet puisque implicite – avec ce qu’elle écrit. Ces renvois restent souvent sous la forme d’une image ou contribuent à l’atmosphère mise en forme.
Les carnets ne sont évidemment pas les seuls documents en marge des manuscrits et tapuscrits qui témoignent de l’imaginaire d’Anne Hébert. Les brouillons d’autres textes, les différents feuillets qui constituent son fonds d’archives, les proses diverses qu’elle publie dans des périodiques ou des ouvrages, les lettres qu’elle échange notamment avec son frère Pierre sont de multiples sources d’inspiration, résonnent en ses textes.
Parties annexes
Note biographique
Récipiendaire du prix scientifique Anne-Hébert 2018 pour sa thèse de doctorat (Université de Sherbrooke, 2015), Annie Tanguay est coordonnatrice scientifique pour le Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture au Québec (CRILCQ) à l’Université de Montréal. Elle a fait un stage postdoctoral à l’UQAM sur les pratiques d’écriture d’Anne Hébert et de Louise Dupré, à partir de leurs archives littéraires. Elle a notamment préparé l’édition critique du recueil de nouvelles Le Torrent et des pièces de théâtre de la période 1945 à 1967, qui a paru dans le cinquième tome des Oeuvres complètes d’Anne Hébert (PUM, 2015).
Notes
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[1]
L’« avant-texte » est ici défini par Bernard Beugnot : « “ensemble constitué par les brouillons, les manuscrits, les épreuves, variantes” qui précèdent matériellement un ouvrage » (Beugnot, 1989 : 72).
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[2]
Il serait cependant surprenant qu’Anne Hébert ait utilisé un carnet pour Un habit de lumière, du fait que le dossier génétique de ce roman est très complet. On dispose de plusieurs états, des manuscrits aux épreuves de l’éditeur. Il faut dire que ce texte diffère dans sa forme des autres romans, étant proche du théâtre par l’emploi d’unités monologiques. Quant à Héloïse, elle l’avait d’abord imaginé sous la forme d’un scénario cinématographique. Cela pourrait expliquer l’absence de carnet. Les dossiers génétiques des romans ne sont pas tous complets. Il manque des états manuscrits et tapuscrits pour quelques titres et des tapuscrits ont été retrouvés dans d’autres fonds d’archives. En 1984, Anne Hébert utilise un autre carnet conservé avec sa poésie, qui, dans les premières pages, est proche du journal personnel; elle y consigne d’abord souvenirs d’enfance et impressions sur ce qui l’entoure. Dans les pages qui suivent, elle écrit quelques poèmes et travaille à un nouveau projet d’écriture portant sur la sculptrice Camille Claudel, soeur de l’écrivain Paul Claudel, projet qui ne sera pas mené à terme.
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[3]
Anne Hébert note parfois des réflexions au hasard d’un carnet ou d’un cahier. Dans un vieux cahier d’écolier, à travers d’anciens devoirs d’anglais, se construit le manuscrit inédit et inachevé d’un conte radiophonique pour enfants, vraisemblablement écrit en 1953, intitulé Sandrie et les sept magies retrouvées. Il est alors étonnant de retrouver, quelques pages plus loin, isolée, une réflexion sur Stéphanie de Bichette, le personnage principal de son conte « La maison de l’Esplanade » (composé à l’été 1942). Plusieurs éléments de différentes périodes se côtoient ainsi dans ce même cahier.
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[4]
D’autres documents d’archives tels que la correspondance contribuent également à la compréhension de son processus d’écriture : « l’épitexte de nature autobiographique [constitué de la correspondance et des entrevues d’une autrice ou d’un auteur] enrichit l’analyse en pointant vers [l]a préhistoire » d’un texte, comme le signalait Danielle Constantin (2009 : 164).
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[5]
La troupe, composée notamment d’Eugène Taché, de Maurice et Anne Hébert, et de Paul, Jean et Hector de Saint-Denys Garneau, se produit à la salle paroissiale de Sainte-Catherine.
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[6]
Les références à ce carnet seront dorénavant introduites par PJ, suivi de la page correspondante.
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[7]
Les mots et ponctuations entre crochets sont de moi, les mots entrent soufflets sont des ajouts d’Anne Hébert et les mots raturés par elle sont
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[8]
La disposition de l’extrait respecte celle d’Anne Hébert.
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[9]
Le corps de Blanche Garneau est retrouvé le 28 juillet 1920, dans le parc Victoria à Québec. Elle a été violée et étranglée. Un premier procès a lieu à l’automne 1921 et une Commission royale d’enquête est mise sur pied l’année suivante par le gouvernement. Des gens importants sont accusés, mais tous les suspects sont finalement écartés.
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[10]
Alors qu’elle travaille à son roman Kamouraska, Anne Hébert effectue des recherches dans les archives judiciaires relatives au meurtre du seigneur de Kamouraska. Les notes de ses recherches n’ont cependant pas été retrouvées.
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[11]
Anne Hébert possède un exemplaire de ce livre, dédicacé le 15 décembre 1973 par Casanova : « À Anne Hébert avec mon admiration pour ton oeuvre que j’ai eu le plaisir de connaître et qui m’a donnée la joie de la rencontrer » (Centre Anne-Hébert, FC 305 D68 1964).
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[12]
« La Mère de l’Incarnation écrit qu’on décrivait le Canada en France comme un “lieu d’horreur” et les “faubourgs de l’enfer”. » (Dumas, 1972 : 13)
-
[13]
« La Nouvelle-France a mauvaise réputation en métropole. On parle d’un lieu d’horreur et des faubourgs de l’enfer. Les paysannes se font tirer l’oreille. Il a bien fallu avoir recours à La Salpêtrière pour peupler la colonie. » (OCIV : 155)
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[14]
« Dans son mémoire du 10 novembre 1670 au ministre, Talon écrit : “… j’ay fait ordonner que les volontaires (qu’a mon retour j’ay trouvé en assez grand nombre faisant veritable mestier de bandis) seroient privés de la traitte et de la chasse, outre que par l’arrest ils le sont des honneurs de l’Esglise et des communautez, si quinze jours après l’arrivée des vaisseaux de France ils ne se marioient. ” » (Dumas, 1972 : 37)
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[15]
« M. l’Intendant est formel. Tous les soldats licenciés, quelques-uns faisant métier de bandit, seront privés de la traite et de la chasse et des honneurs de l’Église et des communautés si, quinze jours après l’arrivée des filles du Roi, ils ne se marient. » (OCIV : 157)
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[16]
« Malgré les appels engageants et réitérés du Père Le Jeune, dans la quinzaine de Relations qu’il a rédigées, “aux gens moyennés et aux personnes pauvres” de France de venir prendre possession de terres “en friche depuis la naissance du monde”, le peuplement ne progresse guère au Canada. » (Dumas, 1972 : 13)
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[17]
« C’est mieux qu’elles soient bien en chair pour résister aux rigueurs du climat, disent-ils, et puis, quand on a déjà mangé de la misère par tous les pores de sa peau, durant des années, aux armées du Roi, c’est plus réconfortant d’avoir un bon gros morceau à se mettre sous la dent, pour le temps que Dieu voudra bien nous laisser sur cette terre en friche depuis le commencement du monde. »
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[18]
L’historien Dumas reprend cette même formule, sans la citer, plus loin dans son ouvrage : « Une catégorie d’émigrants, des soldats licenciés, dirigés vers la Nouvelle-France ont été jetés sur des terres en friche sans préparation aux travaux de défrichement. » (Dumas, 1972 : 64)
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[19]
« Dans la recrue de 1659 destinée à Montréal, il y avait une jeune femme du nom de Madeleine Fabrecque, de Paris. Elle avait été embauchée par la Société de Montréal. Peu de temps après son arrivée au pays, elle décéda par suite des fatigues du voyage. Dans le coffre de la défunte, on trouve : “deux habits de femme, l’un de camelot de Hollande, l’autre de barraconde, une méchante jupe de ferrandine, une très méchante jupe verte, un déshabillé de ratine, une camisole de serge, quelques mouchoirs de linon, six cornettes de toile et quatre coiffes noires, dont deux de crêpe et deux de taffetas, un manchon en peau de chien et deux paires de gants de mouton.” Ces biens, estimés à 259 livres, étaient toute la garde-robe ou le trousseau de cette humble fille. » (Dumas, 1972 : 52)
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[20]
« CHAUVREUX, Renée (1669), née à Orléans (ORLÉANAIS), fille de Denis et Madeleine Paré. Elle passa un contrat de mariage avec Jean Lefebvre, le 24 décembre 1669 (m. Becquet), qui n’eut pas de suite; elle apportait des biens estimés à 200 livres plus un don de 50 du roi. Nous lisons au registre de Québec : “Le 5e jour de janvier 1670 a esté enterrée dans le cimetière de cette paroisse Renée Chauvreux… venue de France par les derniers vaisseaux fille de Denys Chauvreux et de deffunte Madeleine paré [sic]… trouvée morte dans les neiges le 4e Janvier de la dite année.” » (Dumas, 1972 : 205)
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[21]
Il est alors question du marquis de Vaudreuil, l’un des gouverneurs de la Nouvelle-France (Douville et Casanova, 1964 : 59).
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[22]
« Dès 1608, année de la fondation de Québec, Champlain plante quelques pommiers de Normandie envoyés par M. de Monts et qui supportent si bien le climat canadien qu’ils sont en plein rendement vingt-cinq ans plus tard. » (Douville et Casanova, 1964 : 65)
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[23]
Il s’agit là de la transcription du carnet et non pas celle de l’article d’André Beaulieu. Il y a ainsi quelques petites différences.
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[24]
Sur l’enveloppe, un papillon adhésif amovible est collé : « à porter [par coursier] à partir de 9 h, demain vendredi 17. » Il y a, en janvier et en avril 1992, un vendredi 17. Le roman paraît en mai 1992.
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[25]
Deux feuillets de résumé, un autre présentant un intertexte rimbaldien, écrit sur un feuillet du 59e congrès de l’Acfas qui s’est tenu du 21 au 24 mai 1991, et un dernier feuillet réflexif sur son travail d’écriture.
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[26]
C’est la première fois, dans ce carnet, que le personnage de Lydie porte ce prénom. Dans les autres pages, elle se prénommait Camille.
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[27]
Le numéro de page est précédé d’un N, pour le carnet noir, ou d’un R, pour le carnet rouge. Les références à ces carnets seront dorénavant introduites par ESC, suivi de la lettre N ou R et de la page correspondante.
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[28]
Anne Hébert semble ici faire référence au chanteur français Jean Belliard. Elle fait la même coquille dans le patronyme du ténor (Billiard plutôt que Belliard) lorsqu’elle note les informations relatives à l’enregistrement des Leçons de ténèbres par Le Chant du Monde (ECS : R1). Le « concert de Billiard » deviendra éventuellement « le concert des Billettes », peut-être par souci de justesse puisque Belliard, étant né en 1935, aurait été bien jeune pour mener un tel concert.
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[29]
La Lydie de l’oeuvre publiée était alors nommée Camille.
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[30]
N. D. pour la cathédrale Notre-Dame de Paris.
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[31]
Probablement le « Concerto [pour] piano no 22 [de] Mozart par Richter » (ECS : N40), référence notée par l’autrice à la fin de son carnet.
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[32]
Cela n’est pas sans rappeler Michel et sa soeur Lia dans Les chambres de bois.
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[33]
De Saint-Denys Garneau l’initie à de nombreux auteurs européens : « Au milieu des années 1930, dans des éditions qu’il faisait souvent venir de France, Saint-Denys Garneau lui fait découvrir, outre Claudel, Baudelaire et Jouve, Éluard, Reverdy, ainsi que les romanciers Jouhandeau, Ramuz et Supervielle. » (Nathalie Watteyne dans Oeuvres complètes d’Anne Hébert, volume I, 2013 : 20)
-
[34]
Voir mon article « La femme de théâtre » (2018), où les liens entre le théâtre de Claudel et les premières pièces d’Anne Hébert sont montrés.
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[35]
GROULX, André (dir.) (1965), Paul Claudel et nous, Radio-Canada, émission télévisée, 28 février, Centre d’archives Gaston-Miron. Sur un feuillet, Anne Hébert écrivait : « Claudel est parfois gênant irritant. Une certaine rhétorique peut agacer. Mais même sous la rhétorique il y a cette espèce d’ivresse du monde et de la vie qui emporte tout. Cette ivresse d’être au monde n’est jamais absente de l’oeuvre de Claudel, même dans les passages les plus déchirants. » (FAH, série 1.1.5)
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[36]
Anne Hébert avait déjà utilisé cette citation dans un texte hommage au peintre québécois Jean Paul Lemieux, « Un regard ironique… », publié en 1974 dans le catalogue d’une exposition présentée au Musée d’art moderne de la ville de Paris (Oeuvres complètes d’Anne Hébert, volume V, 2015 : 928). Elle insistait alors sur le fait que, dans les toiles de Lemieux, le temps est poreux, que celui qui observe tantôt voit la vie « s’achemine[r] doucement vers la mort », tantôt est aspiré « vers l’arrière […] par une force irrésistible » où « [l]es disparus nous suivent » : « Ces apparitions se fixent un instant, puis s’estompent, peu à peu, disparaissent, basculent au-delà de l’horizon. Dans la brume du temps. » (OCV : 928) Une atmosphère semblable se dégage de L’enfant chargé de songes. Julien vit avec ses disparues, sa mère et sa soeur, dans la maison de la rue Cartier. Toute sa vie s’articule autour de leur absence, de même que de celle de Lydie, disparue après avoir saccagé tout son univers.
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[37]
Les extraits sont présentés tels que l’autrice les a écrits, et ce, même s’ils présentent de légères variations avec l’oeuvre originale (Claudel, 1967 : 50, 78-79).
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[38]
Fait intéressant, l’une des célèbres toiles de Rembrandt, Jérémie pleurant, représente le Jérémie biblique auquel Anne Hébert réfère au début du carnet rouge et dans la première partie du roman.
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[39]
Je n’ai pas retrouvé cette citation, mais le propos se rapproche de celui que Yourcenar tenait dans l’essai « “Deux noirs” de Rembrandt » (1986) : « On comprend que ce grand connaisseur en visages ait passé tant d’heures de tant d’années à fixer ses propres traits […]. C’est ainsi qu’il a prouvé, comme personne avant ou après lui, l’incessant changement et l’incessant passage, les séries infinies qui constituent chaque homme, et en même temps ce je ne sais quoi d’indéniable qu’est le Soi, presque invisible à l’oeil, facile à oublier ou à nier, cette identité qui nous sert à mesure l’homme qui change. » (Yourcenar, 1989 : 177) On trouve un exemplaire de En pèlerin et en étranger de Yourcenar dans la bibliothèque personnelle d’Anne Hébert. Dans son essai, Claudel écrivait : « Toute sa vie, Rembrandt n’a cessé d’interroger sa propre figure. » (Claudel, 1967, note 1 : 72)
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[40]
Quand elle découvre les Cinq Grandes Odes à 17 ans, elle en parle comme d’« un éblouissement » : « C’était comme quand on apprend sa langue maternelle, on ne comprend pas les mots, mais c’est chargé de tas de choses et ça nous apprend toute la vie comme ça. » (Groulx, 1965)
-
[41]
Adaptation des deux derniers vers du poème « Les phares » de Baudelaire : « Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge/Et vient mourir au bord de votre éternité! ».
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[42]
Tout comme Anne Hébert, Claudel avait été ébranlé à la lecture de l’oeuvre rimbaldienne : « La lecture des Illuminations, puis, quelques mois après, d’Une saison en enfer, fut pour moi un événement capital. Pour la première fois, ces livres ouvraient une fissure dans mon bagne matérialiste et me donnaient l’impression vivante et presque physique du surnaturel. Mais mon état habituel d’asphyxie et de désespoir restait le même. » (Claudel, 1947 : 13)
-
[43]
Dans le tapuscrit, ce passage trouve un écho beaucoup plus concret : « Il faut que Julien soit là, le plus rapidement possible. Ne pas laisser plus longtemps Aline seule, livrée à sa maternité. Sa puissance est extrême. Plus près du mystère que Julien ne le sera jamais, elle est la terre obscure et enfantine qui vient à maturité avec son fruit. Une fois Aline tenue à bras le corps, Julien n’aura plus qu’à coller son oreille sur son ventre rond, comme un Indien qui écoute le chant intérieur de la terre, dans son premier tremblement. Il écrira un grand poème, une lettre ouverte, en l’honneur de la vie qui prend racine dans les profondeurs noires de sa source. Aline est cette source et ce commencement. » (FAH, f. 158)
-
[44]
On remarque ici une variante orthographique avec le titre original du poème « Any where Anywhere ou Any where? out of the world ». Julien ne souhaite ainsi pas tant être hors du monde que de son monde.
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[45]
Le numéro 89 semble renvoyer à la page où figurerait le poème. Dans les deux éditions d’Anne Hébert, Oeuvres complètes et Poésies complètes de Rimbaud, l’extrait se trouve à la page 88. L’écart d’une page pourrait n’être qu’une coquille de l’autrice.
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[46]
Dans le roman, Lydie propose aux enfants Vallières de s’échanger « des billets doux » qu’ils déposeraient « au creux de la fourche d’un vieux bouleau » (OCIV : 281). Ce serait là leur petit secret, sur lequel Pauline n’aurait aucun pouvoir.
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[47]
Quelques années plus tard, Julien réécrit son poème de mémoire : « Nous entrerons dans des villes splendides/Flambant nus/Montés sur des chevaux d’épouvante. » (OCIV : 330) Les « coursiers d’épouvante » deviennent alors des « chevaux d’épouvante ».
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[48]
« La bibliographie est une liste particulièrement intéressante […] puisqu’elle fait immédiatement apparaître la collusion entre le commentaire et l’invention et elle manifeste le souci d’afficher la matière érudite. » (Piégay-Gros, 2009 : 71)
Bibliographie
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