Résumés
Résumé
En considérant les événements qui ont entouré l’acquisition des archives de D. G. Jones pour l’Université de Sherbrooke, cette réflexion élargit la recommandation que nous avons formulée sur la narrativisation de la collecte et du retrait des documents qui composent les archives institutionnelles de l’auteur. En réfléchissant à la pré- et post-acquisition des documents et à la nature de la vérité au-delà des documents eux-mêmes, nous examinons où et quand les archives existent dans les limites des vies qui sont intervenues dans le déplacement entre le site primaire et l’espace institutionnel, et si on intériorise les archives au-delà à la fois de la vie de l’auteur et de la capacité de représentation des archives pour produire un sujet connaissable.
Mots-clés :
- archives,
- subjectivité,
- mort,
- auteur,
- poésie,
- D.G. Jones
Corps de l’article
Le présent texte est une élégie composée en reconnaissance de tout ce qui se perd ou se transforme dans les espaces liminaux de la vie, qu’il s’agisse de la retraite, de la mort ou de la création d’un fonds d’archives.
C’est par l’intermédiaire de Patricia Godbout que j’ai rencontré Doug (D. G.) Jones. Bien que je n’aie pas eu la chance de bien le connaître car il touchait alors au terme de sa vie, l’expérience de cette rencontre, grâce à Patricia, s’est déposée pour toujours en moi. J’en suis devenu l’archive. Des synapses créées dans mon cerveau conservent l’expérience de cet être dont je voyais la vie s’achever pour ainsi dire sous mes yeux. Je suis un lien biologique archivistique avec cet autre que j’ai observé à distance à mesure que sa vie devenait archive en temps réel.
Patricia et moi sommes allés voir Doug et avons entrepris de recueillir ses archives en 2013 et 2014. Cela comprenait les documents qui allaient constituer son fonds d’archives, mais aussi sa bibliothèque de poésie canadienne, conservée au Centre Anne-Hébert. Pour nous qui n’étions pas archivistes, cette collecte de l’archive et de la bibliothèque fut une expérience liminale entre le site original de la maison de Doug et le lieu institutionnel du fonds d’archive. Comme nous l’avons formulé dans le chapitre que nous avons coécrit pour l’ouvrage collectif Moving Archives sous la direction de Linda Morra, récipiendaire du prix Gabrielle-Roy (Godbout et Fortin, 2020), la polysémie du mot anglais moving renvoie à une expérience concrète mais aussi affective. Si on peut dire que nous avons vécu l’expérience affective de l’archive tant de l’intérieur que de l’extérieur, elle a eu ceci de particulier, pour nous qui avons été privilégiés de vivre une telle expérience, que nous sommes devenus des liens vivants entre ces deux espaces distincts dans lesquels ces documents existaient/existent, espaces porteurs de souvenirs qu’on pourrait aller jusqu’à qualifier d’essentiels à la compréhension de l’archive elle-même.
L’idée que nous avons avancée dans notre chapitre est qu’il importe de maintenir un lien entre le site original des documents et l’espace du fonds d’archives. L’archive peut advenir de diverses manières : dans certains cas, le donateur apporte lui-même les documents au centre d’archives, parfois en plusieurs versements; dans d’autres, il s’agit d’une acquisition après décès : c’est alors l’archiviste qui a la tâche de rassembler, d’évaluer et d’organiser les documents. Dans notre cas, Doug Jones était toujours vivant, mais le fait qu’il arrivait au bout de sa course a pesé lourd dans sa décision de créer ce fonds.
Recueillir des documents à verser dans l’archive dans la maison d’un écrivain vivant, mais pas pour longtemps, est une action éthiquement chargée. Bien qu’on nous ait donné libre accès aux documents se trouvant dans la cabane derrière sa maison où il avait écrit, lu et travaillé pendant de nombreuses années, nous n’en étions pas moins assaillis de questions sur ce qui avait sa place ou non dans le fonds d’archives. Certains documents relevaient-ils de la sphère privée, comme des relevés bancaires, ou des photos? Doug souhaitait-il conserver ses diplômes jusqu’à sa mort? Nous nagions dans l’incertitude. Il fallait poser des questions à Doug lui-même, et les allers-retours entre la cabane et la maison ont fait partie de cet espace liminal entre la vie et la mort, entre le chez-soi et l’institution, qui est devenu une zone affective et éthique sensible. C’est sans doute ce qui explique que Patricia et moi nous soyons alors mis à écrire des poèmes et à nous les envoyer par courriel.
À la Galerie Hugh Lane de Dublin, en Irlande, on peut voir l’atelier de Francis Bacon, méticuleusement reconstitué tel que celui-ci était au moment de sa mort. Chaque objet se trouve très exactement au même endroit. Dans cette salle de la galerie, on sent la plasticité de l’opération de transfert et de reconstitution. L’atelier est un fouillis sans nom. Tout est sens dessus dessous, les étagères débordent et s’écroulent parfois littéralement sur le sol. On voit des bottes, des pinceaux, des pots de peinture, des journaux. C’est l’atelier original transposé à l’identique dans un nouvel espace dans lequel on ne peut toutefois pas pénétrer, d’une part parce qu’il est protégé par une paroi de verre et, d’autre part, parce qu’on a conscience d’être, dans cette galerie, devant la reconstitution de l’atelier de Bacon. On observe la chose de l’extérieur, et on n’arrive pas à avoir le sentiment de sa réalité. On a devant soi la représentation plastique, figée, d’un espace de vie. On a sous les yeux une archive. Et on a du mal à accepter comme une vérité qu’il s’agisse bien de l’atelier du peintre tel qu’il se trouvait au moment de son décès. Cela ressemble davantage aux pièces anatomiques soumises à la plastination, qui font partie des expositions de Body Worlds : on a enlevé la peau pour qu’on puisse voir de quoi l’intérieur a l’air.
Dans l’espace d’exposition de la Galerie Hugh Lane, il y a plusieurs écrans autour de l’atelier de Bacon, où l’on voit le lieu d’origine des objets et leur déplacement vers le nouvel espace, et où l’on donne des éléments de la biographie du peintre. C’est comme si les conservateurs de la galerie savaient qu’il ne suffit pas de répliquer l’original dans un nouveau lieu, mais que le récit de cet entre-deux est vital à la compréhension de ce qu’on regarde. Et si l’on entendait le récit non médié de ce transfert par le conservateur de cette oeuvre d’art, on aurait bel et bel devant soi l’archive vivante du transport affectif d’objets ayant une valeur posthumaine – c’est-à-dire des objets qui outrepassent leur valeur d’usage par le biais de l’association avec la vie et la mort de l’artiste, mais aussi avec l’art que ces objets étaient destinés à produire. Celles et ceux qui habitent de tels espaces deviennent des transporteurs ou traducteurs posthumains de culture vivante qui en modifient le sens de manière irrévocable.
Je le répète, car c’est l’idée principale que je souhaite exprimer ici : je suis à la fois l’espace vivant de l’archive qui existe, tant que je suis en vie, entre Doug et les documents que leurs lectrices et lecteurs essaieront de reconstituer. C’est vrai aussi pour Patricia. Et quand ces histoires, ces liens, ces souvenirs géographiques, ces poèmes disparaissent, alors l’archive devient statique. Elle n’est plus qu’un lieu d’entreposage. La voix de ces documents s’est éteinte. D’un point de vue posthumain, la création d’un lien vivant entre le lieu d’origine et l’archive est essentielle à la conservation de la mémoire et de la signification des documents.
Comme Patricia et moi l’avons affirmé dans notre chapitre, c’est par l’art et par d’autres moyens qu’un lien peut être établi entre le site original et l’archive. Il y a celles et ceux qui prennent des photos ou qui écrivent sur le processus de transfert des documents; nous avons, quant à nous, commencé à nous envoyer des poèmes, dont quelques-uns ont été publiés dans le chapitre. Pourquoi avoir fait cela? Je crois que c’est la réponse personnelle que nous avons donnée à l’expérience affective de la mort symbolique de Doug. Tandis qu’il nous regardait mettre dans des caisses l’oeuvre de toute une vie, il était impossible pour nous de jeter un regard sur sa maison, de prendre le thé avec lui, de parler du passé ou d’un livre paru récemment sans qu’un lien direct ne se crée entre nous et les documents, entre les documents et sa vie, entre l’archive et sa mort. Nous sommes devenus l’archive. Et rien de cela ne se trouve dans l’archive.
•
None of This is in the Archive
For Patricia Godbout
(with D.G. Jones)
Sun
Lake
Guns
The Poems
Birds
Whiskey
Books
Birds “small birds making minor adjustments”
Birds
“at a certain age one rejoins the company of animals”
None of this is in the Archive
Window
Widow
Lake
Porch
Dog
Paint
Tree
Moon
Frog
River
Birds “I annihilate the purple finch in the apple tree”
Couch
Tea
Clock
Sound
Health
Time
Vice
Anger
Birds “some spider syntax sutures the aporia between the quick/dead as
birds, this evening, merely ruffle leaves”
Brother
Lumber mil
that river
that brother “watch out for what’s buried”
None of this is in the Archive
None of THIS is in the archive
“even so, up, down it is there in the stove in the furnace of the stars in the
lungs the thunder shaking the heart”
But that poem is in there Doug
Is it a key?
Or a fulcrum?
A disaster?
A dream?
“no matter, remains are always disposed of, a matter of turning the page”
I saw Doug
Framed
Stilted
Soaring
Such weight to bear at that time. To take windows off their frames from
great heights.
“beyond my ladder, the sky against coppery leaves grows bluer than ever
azure, azure – and beyond…. Finally inside I get around to wiping the last
long pane and there, framed are leaves, tree, sky, a world, the windows
properly now an absence”
Fear
That is not in the archive
Whose fear?
Doug’s?
His death…approaching so softly from the hills behind the house.
Or someone else’s fear? “death has a bad memory”
At the rage that always stayed inside,
Except when it didn’t.
Where did it come from?
Is the answer in that poem? No….it must be somewhere else now
In someone else
Someone else become archive
“between the infinite and the minimal, there is latitude”
Because none of this is in the Archive.
Frog … desk … chair … jacket … map … rug … door … snow … lamp
… drawers … pens … poems … Michael … Mexico … Kim …
Keewaydin … boxes … birds “birds, yes, scribble the intervals without record” … frames … shelves … fireplace … window … paper clips … basket … artwork … green frog “on three strings, the frogs accompany the stars” … flood … house … knives … archive boots “dirt, black loam, clay, shale brittle and flaking like the page of an old text” … table … hands … words … words
“like the word, we must be absolute and empty or shifty, promiscuous, wholly intertextual”
“meanwhile, we make what we can of ashes”
This is not in the archive
This place is luminous “the sun goes down and the west turns fuschia”
Compared to other places I have been
Forest
Cabin
Coffin
Box
“here things are plain, for a time, the ten million words and the three thousand tongues are reduced to a sigh”
Now memory along neural lines
Slowly dimming towards the end
When all of this
Will be archive
Will become archive
As we have now become
This “is a rhetoric as immortal as plastic flowers
The actual garden looks like a graveyard flowering with markers”
•
Et rien de cela ne se trouve dans l’archive
Soleil
Lac
Carabines
Poèmes
Oiseaux
Scotch
Livres
Oiseaux « petits oiseaux / faisant de légers ajustements[1] »
Oiseaux
« vient un âge où on tient compagnie aux animaux »
Et rien de cela ne se trouve dans l’archive
Fenêtre
Veuve
Lac
Galerie
Chien
Peinture
Arbre
Lune
Grenouille
Rivière
Oiseaux « j’annihile le roselin pourpré dans le pommier »
Sofa
Thé
Horloge
Son
Santé
Temps
Vice
Colère
Oiseaux « une syntaxe arachnide / recoud l’aporie de la vie / et de la mort
// tandis que les oiseaux, ce soir, se contentent / de remuer les feuilles »
Frère
Scierie
Cette rivière
Ce frère « fais gaffe à ce qui est enterré »
Rien de cela ne se trouve dans l’archive
Rien de TOUT CELA ne se trouve dans l’archive
« Tout de même, en haut, en bas / dans le poêle / dans la fournaise des
étoiles / dans les poumons / ce tonnerre / qui vous secoue le coeur »
Mais ce poème s’y trouve, Doug
Donne-t-il la clé?
Ou est-ce un pivot?
Un désastre?
Un rêve?
« qu’importe, on dispose toujours des restes, il importe de tourner la
page »
J’ai vu Doug
Dans un cadre
Contraint
Qui s’envole
Tout ce poids sur ses épaules à ce point de sa vie. Là, haut perché, à
retirer les châssis doubles.
« Au-dessus de mon échelle, / contre les feuilles cuivrées / le ciel plus
bleu que l’azur / le plus bleu […] Puis, à l’intérieur / quand j’essuie enfin
le dernier grand carreau, / ce sont les feuilles, / l’arbre et le ciel qui sont
encadrés, // tout un monde, et les fenêtres / sont proprement devenues
absences »
La peur
Elle n’est pas dans l’archive
Quelle peur?
Celle de Doug?
De sa mort… qui s’approche doucement, arrivant des collines derrière la
maison
Ou la peur de qui, de quoi? – « la mort n’a pas une bonne mémoire »
De la colère toujours contenue,
Sauf quand elle ne l’était pas.
D’où venait-elle?
La réponse se trouve-t-elle dans ce poème? Non… elle doit se trouver
ailleurs
En quelqu’un d’autre
Un autre devenu archive
« entre l’infini et le minime, il y a de la marge »
Parce que rien de tout cela ne se trouve dans l’archive.
Grenouille… bureau… chaise… veste… carte… tapis… porte… neige…
lampe… tiroirs… stylos… poèmes… Michael …. Mexico… Kim…
Keewaydin… caisses… oiseaux
« les oiseaux, oui, griffonnent les intervalles, sans laisser de trace » …
cadres… étagères… âtre… fenêtre… trombones… corbeille… oeuvres
d’art… grenouille verte
« sur trois cordes, les grenouilles accompagnent les étoiles » …
inondation… maison… couteaux… bottes d’archiviste… « terre, terreau
noir, argile, schiste / friable qui s’émiette comme la page d’un vieux
livre » … table… mains… mots… mots
« comme le Verbe, nous devons être absolus / et vides, ou / changeants et
proches, complètement / intertextuels »
« entre-temps, on fait ce qu’on peut / des cendres »
Rien de cela ne se trouve pas dans l’archive
Cet endroit est lumineux « le soleil se couche et l’ouest / vire au fuchsia »
Si on le compare à d’autres que j’ai connus
Forêt
Cabane
Cercueil
Caisse
« ici, tout est simple, pour un certain temps / les dix millions de mots et
les trois mille langues / ne sont plus que soupir »
La mémoire circule sur des fils neuronaux
Qui s’atténuent doucement vers la fin
Quand tout cela
Sera archive
Deviendra archive
Comme nous le sommes devenus désormais
C’est « une rhétorique immortelle comme les fleurs en plastique // le
jardin ressemble à un cimetière / qui fleurit sans pierres tombales »
Parties annexes
Note biographique
Marc André Fortin est professeur agrégé de littérature anglaise et canadienne comparée à l’Université de Sherbrooke. Ses publications comprennent des recherches sur les littératures autochtones, les littératures postcoloniales, l’écocritique et la science et la littérature dans des collections et des revues, telles que Canadian Literature and Cultural Memory (Oxford UP); Learn, Teach, Challenge: Indigenous Literatures in the 21st Century (Wilfred Laurier UP); Making Canada New: Editing, Modernism, and New Media (Toronto UP); Studies in Canadian Literature; English Studies in Canada; British Journal of Canadian Studies et Configurations.
Note
-
[1]
NdT : les extraits entre guillemets cités par Marc André Fortin dans son poème, dont je donne ici une traduction française, sont tirés des recueils suivants de D. G. Jones : de Under the Thunder the Flowers Light Up the Earth (1977) : « 7/4/75 »; de A Throw of Particles (1983) : « Anatomy of Music », « Tremor », « For Gerald Taylor »; de Balthazar and Other Poems (1988) : « Another Throw of Yarrow Stalks »; et de The Floating Garden (1995) : « Christmas / Going On », « Preparing for Winter », « Towards the Chinese New Year », « An Inspiration of Ducks », « Quoting Lives », « How to Paint in the Recession », « What Is Interesting », « Like Fishing in Winter ».
Bibliographie
- GODBOUT, Patricia, et Marc Fortin (2020), « Archive Transfer / Archival Transformation: The Intervening Space Between », dans Linda Morra (dir.), Moving Archives, Waterloo, Wilfrid Laurier University Press : 21-42.
- JONES, Douglas Gordon (1977), Under the Thunder the Flowers Light Up the Earth, Toronto, Coach House Press.
- JONES, Douglas Gordon (1983), AThrow of Particles, Toronto, General Publishing.
- JONES, Douglas Gordon (1988), Balthazar and Other Poems, Toronto, Coach House Press.
- JONES, Douglas Gordon (1995), The Floating Garden, Toronto, Coach House Press.