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Quand en 1976, Michel Foucault qualifie l’« homme » occidental de « bête d’aveu » (1976 : 80), il est loin de se douter du tournant que prendra sa réflexion sur les rapports entre sexualité, subjectivité et vérité au fil des huit dernières années de sa vie. De son grand projet d’écriture pour lequel il entrevoyait une Histoire de la sexualité organisée en six tomes, seul le premier paraîtra tel que défini au départ. Celui-ci présente néanmoins l’une des idées maîtresses de son oeuvre future : nous vivons dans des sociétés où l’aveu est encensé et le silence, culpabilisé, un monde où l’on donne du crédit à toute forme de discours sur soi. La littérature, en cela, ne déroge pas à la règle :

[D]’un plaisir de raconter et d’entendre, qui était centré sur le récit héroïque ou merveilleux des « épreuves » de bravoure ou de sainteté, on est passé à une littérature ordonnée à la tâche infinie de faire lever du fond de soi-même, entre les mots, une vérité que la forme même de l’aveu fait miroiter comme l’inaccessible.

Foucault, 1976 : 80

Et si ce second mode d’écriture ressemble plus souvent à un impératif qu’à un choix délibéré, certains textes résistent au contraire à la tendance dominante, non pas en contournant l’aveu, ni même en amoindrissant sa portée, mais en le mettant au service d’une démarche autoréflexive. C’est le cas notamment du roman d’Anne Hébert Les fous de Bassan (1982) qui raconte, par le récit de différents narrateurs, un drame traumatique, soit le double meurtre des cousines Atkins survenu en août 1936 dans une petite communauté protestante établie à Griffin Creek, lieu imaginaire situé quelque part sur le littoral gaspésien, « entre cap Sec et cap Sauvagine » (Oeuvres complètes d’Anne Hébert, volume III : 342). L’écriture polyphonique repose sur cette nécessité de dire la vérité : chaque mot participe à la confession jusqu’à son achèvement, lorsqu’il ne reste plus rien à révéler. Mais comment ce rapport à la vérité et son dévoilement est-il articulé? Dans cet article, nous examinerons le geste de révélation scripturale dont dépend le roman d’Hébert, geste motivé par un sentiment de responsabilité à la fois intime et collectif.

La foi religieuse de Griffin Creek

La particularité des Fous de Bassan pour ce qui nous concerne réside dans l’omniprésence de la foi évangélique, visible et invisible, silencieuse ou avouée. Quand sautent aux yeux du lecteur les citations bibliques en italique ou encore l’organisation des chapitres, appelés « lettres » et « livres », le sens sous-jacent de toutes ces références, lui, est moins évident. Aussi le texte renvoie-t-il aux enjeux exégétiques des écritures sacrées. Lors d’une entrevue en 1983, l’écrivaine attribue cette obsession narrative à la « fréquentation quotidienne de la Bible » influençant les personnages. D’elle découle « un langage très imagé et une sorte de grandeur qui les dépasse » (citée dans Sirois, 1988 : 463). Cette grandeur, entendons-la comme une vérité indubitable, loi suprême qui régit la vie des hommes et des femmes, car tous la partagent.

Dans le livre du révérend Nicolas Jones, première partie du roman, daté quarante-six ans après le drame de 1936, le pasteur dit les habitants de Griffin Creek « dépositaires du secret qu’il fallait oublier pour vivre » (OCIII : 372). Cependant, le village a beau se disperser, chacun « désir[ant] devenir étranger à l’autre, s’échapper de [sa] parenté » (OCIII : 372), viendra un jour où le passé ressurgira, puisque « [t]out sera clair dans la lumière du jugement » (OCIII : 368). Il n’est pas surprenant de trouver ces extraits dans le livre du pasteur. Pour reprendre les mots de Stéphane Inkel, le personnage projette le reflet « de toute une communauté qui vit désormais dans un temps extérieur à l’histoire qui marque les corps sans jamais donner prise au devenir » (2010 : 67-68). À l’instar des quelques « vieillards » de Griffin Creek auxquels il parle encore de Dieu dans « l’église de leur enfance, autrefois blanche, maintenant grise » (OCIII : 373), Nicolas Jones est lui-même devenu « [c]et homme foudroyé […] [qui] continue de vivre comme si de rien n’était » (OCIII : 343). Et, si l’assassinat de Nora et d’Olivia Atkins – acte isolé, sans témoin direct, perpétré par un seul individu, leur cousin Stevens Brown – a bouleversé le cours de l’histoire du village, c’est bien parce que la faute, sa question, sa représentation dans la morale chrétienne, hante le roman.

Perdu dans la fumée comme une seiche dans son encre, j’interroge mon âme et cherche la faute originelle de Griffin Creek. Non, ce n’est pas Stevens qui a manqué le premier, quoiqu’il soit le pire de nous tous, le dépositaire de toute la malfaisance secrète de Griffin Creek, amassée au coeur des hommes et des femmes depuis deux siècles.

OCIII : 353

De ce flot de pensées tourmentant le pasteur ressort une culpabilité on ne peut plus manifeste, partagée entre tous les membres de la communauté protestante ayant choisi de protéger Stevens, et ce, même s’ils le savaient coupable du meurtre. Or, « s’engager […] par rapport au passé […], c’est accepter de réintégrer la force structurante du symbolique afin d’oeuvrer dans l’histoire, quel qu’en soit le prix » (Inkel, 2010 : 71). Ce prix, dans leur cas, revient à la souillure du péché, telle « une tache sans cesse renaissante » (OCIII : 344) impossible à laver : en endossant le mensonge de Stevens, Griffin Creek s’est rendue complice du crime et, par conséquent, coupable elle aussi.

Nous entrevoyons maintenant l’ouverture de la brèche par laquelle pénètre la notion d’aveu dans l’oeuvre d’Hébert. « Énonce ta faute afin de détruire ta faute », ordonnait saint Jean Chrysostome au IVe siècle (cité dans Foucault, 2018 : 396) : le recours au pouvoir salvateur de la confession chrétienne, que Foucault examine de près dans Les aveux de la chair, est en ce sens purement logique. Ainsi, Stevens, dans son ultime lettre à Michael Hotchkiss – ami sud états-unien auquel il s’adresse exclusivement et pour la dernière fois à l’automne 1982 –, s’efforce-t-il de dévoiler son secret jusque dans les moindres détails : « Faire venir le démon sur mon cahier […]. Employer les mots qu’il faut pour cela. » (OCIII : 504) La puissance du dire est telle qu’à la fin du roman, le personnage s’attend même à se faire accueillir « en Paradis » (OCIII : 515). Dans Les fous de Bassan, l’aveu de la faute conditionne l’énonciation du texte en s’inscrivant comme l’unique moyen pour Griffin Creek de racheter son péché. Mais, qu’implique réellement cet aveu? Qui plus est, s’avère-t-il aussi puissant que la Bible le voudrait? La suite de notre article répondra à ces questions à partir de trois grands thèmes évangéliques, à savoir la figure du berger, le choix du désaveu ou de l’aveu, et l’Apocalypse de Jean.

Le pasteur sans troupeau

La seconde annexe des Aveux de la chair traite notamment le sujet du pastorat et, en particulier, des devoirs et des pouvoirs qui lui sont rattachés. Conformément à la tradition chrétienne, le philosophe développe sa réflexion autour de la figure du berger, car, même si celle-ci existait bien avant le premier siècle de notre ère, elle « circule dans le monde hellénistique et romain, au moment où le christianisme va s’en emparer et lui donner, pour la première fois dans l’histoire de l’Occident, une forme institutionnelle » (Foucault, 2018 : 383). Aussi cette appropriation symbolique s’articule-t-elle sur deux axes : d’abord, celui de la forme et de la nature des liens unissant le pasteur « au troupeau tout entier et à chacune des brebis » (2018 : 390), ensuite, celui de l’« impératif de vérité » (2018 : 393) que l’Église situe au coeur de l’activité pastorale. Parmi les transformations qui se regroupent sous le premier axe, deux d’entre elles retiennent spécialement notre attention. Commençons par l’une et, de celle-ci, découlera l’autre.

Le pasteur chrétien n’a pas seulement à rendre compte de chaque bête, mais de chaque faute, de chaque chute, de chaque pas. Au jour redoutable, les péchés des brebis lui seront reprochés à lui-même, s’il [n’]a pu les prévenir par son enseignement, sa vigilance, sa rigueur ou sa charité. Même ceux qui ont renié, même les « lapsi » pourront faire valoir contre le pasteur qu’ils n’ont pas été soutenus, encouragés, munis d’enseignement et de conseils salutaires.

2018 : 391

Cette relation de causalité entre le berger et ses brebis que prescrivait saint Cyprien de Carthage aux chrétiens du IIIe siècle ne correspond-elle pas précisément à l’écrasant fardeau du révérend Jones? Celui « tiré du limon de Griffin Creek, par Dieu, pour accomplir l’image parfaite de l’agneau à l’intérieur de [s]on âme » est devenu « l’un d’eux », « frères sauvages et durs » (OCIII : 363). « Responsable de la parole de Dieu dans ce pays » (OCIII : 373), il espère maintenant, en vain, « [q]ue personne ne s’échappe » (OCIII : 368), « que chacun demeure devant Dieu tel qu’il était lors de son appel » (OCIII  : 350, l’auteure souligne ; 1 Co, 7 : 20). Si nous nous en tenions à cette seule loi pastorale, nous dirions la souillure du pasteur simple conséquence méritée de la propre souillure de Griffin Creek, dans la mesure où ce dernier a failli à sa tâche en laissant ses brebis en proie à l’égarement. Pourtant, dans le livre du révérend Jones, le péché sur lequel le narrateur revient incessamment n’est pas le crime de Stevens ni même le mensonge collectif pour protéger l’assassin, mais celui très personnel, le mal commis quelques semaines avant le meurtre des Atkins, durant l’été 1936 : « Nora […] me quitte en courant, comme une furie qu’elle n’a jamais cessé d’être, tout le temps que ses petits seins devenaient durs entre mes mains, plongées dans son corsage. » (OCIII : 366) Cet épisode honteux, Nicolas Jones ne l’avouera pas à Irène, sa femme, qu’il retrouvera un matin pendue dans la grange, « [s]ans un mot d’explication posé sur la table de la cuisine » (OCIII : 369). Plusieurs éléments hautement signifiants ressortent de l’ordre chronologique des événements, mais retenons d’abord ceci : le péché du pasteur précède celui de Stevens et, partant, celui de toute la communauté protestante. Nous arrivons ainsi à la seconde transformation évoquée plus tôt, qui concerne la nature et la forme du lien rattachant le berger à ses brebis :

Le péché du pasteur est au centre du rapport qu’il entretient au troupeau : ses propres fautes entraînent les faux pas des brebis (et s’aggravent d’autant) ; et les péchés du troupeau s’accumulent dans sa culpabilité. Importance par conséquent pour le pasteur d’être aussi pur et parfait que possible […]. Mais importance aussi pour ne pas tomber dans le péché d’orgueil […] de ne se prêter aucune supériorité et même de garder toujours à l’esprit ses propres imperfections : serviteur de tous, pécheur parmi les autres, et même plus gravement que les autres puisqu’il a à reconnaître ses faiblesses dans les péchés du troupeau.

Foucault, 2018 : 392

Finalement, selon les lois pastorales chrétiennes, la faute de Nicolas Jones aurait elle-même occasionné le « malheur » (OCIII : 363) de Griffin Creek ; corrompu « cette terre de taïga, au bord de la mer, entre cap Sec et cap Sauvagine » (OCIII : 342). Cette faute, par ailleurs, il appert qu’elle ne se limite pas au péché de chair auquel le pasteur s’adonne le jour où il attire sa nièce dans la cabane à bateaux puisque, adolescent, il s’enorgueillissait déjà de sa vocation (OCIII : 351). Aussi pourrions-nous formuler l’hypothèse contraire à celle de Marilyn Randall, « qui fait de l’ensemble des voix [du roman] autant de chapitres d’une sorte de “Livre de Stevens Brown” » (Inkel, 2010 : 63), et concevoir le personnage du pasteur comme l’énonciateur unique des Fous de Bassan. Une telle lecture cependant réduirait Griffin Creek au reflet désolant de Nicolas Jones et omettrait alors la distinction fondamentale entre le pasteur et Stevens Brown.

Entre aveu et désaveu de la faute

Absent de Griffin Creek depuis cinq ans, sillonnant les routes américaines jusqu’au golfe du Mexique, Stevens incarne la brebis errante que le berger n’a pas su protéger. Le 20 juin 1936 marque le retour du personnage à son village natal ; un retour de l’ailleurs comme d’un autre monde, après un long voyage où il a été témoin de misères humaines différentes de la sienne, du sort de l’Américain moyen et des travailleurs noirs dans les champs de coton. Avant même qu’il n’atteigne la première maison de Griffin Creek, Stevens hésite à s’identifier au reste de la communauté tellement il se sent changé. Tantôt il se dit « de retour au bercail » (OCIII : 379), tantôt il « rêve de rentrer en Floride » (OCIII : 385-386) et se « répèt[e] que le sang qui coul[e] dans [s]es veines n’[est] plus le même, ni [s]a peau, ayant été renouvelé de par tout [s]on corps, plusieurs fois, depuis [s]on départ » (OCIII : 380). Dans un désir de s’affranchir de ses liens de filiation, du haut de la côte de sable, le jeune homme observe Griffin Creek tel Dieu, imaginant présider au destin du village, le dominer à son tour. Plus tard, il cultive ce même fantasme en se comparant explicitement à Jésus, du fait « de [s]on état de passage à Griffin Creek » (OCIII : 399-400). Dès lors, le lecteur verra-t-il un brin d’ironie lorsque l’assassinat des cousines Atkins lui vaudra son assimilation à la figure de Caïn, être « maudit » (Gn, 4 : 11), condamné à rester « un déraciné, toujours vagabond sur la terre » (Gn, 4 : 12) à la suite du meurtre de son frère Abel : « Une fois seulement dans ma vie cet ancrage paisible, au bord du golfe du Mexique, 136, Gulf View Boulevard. C’était bien avant que n’éclate la guerre. Et la plus grande sauvagerie de tout mon être je l’avais déjà accomplie, bien avant que n’éclate la guerre. » (OCIII : 501) À l’image du personnage de la Genèse, Stevens Brown commet un parricide et se retrouve à errer sa vie durant, trainant derrière lui le poids de sa culpabilité. Néanmoins, la référence au passage testamentaire la plus explicite n’apparaît pas dans la dernière lettre à Michael Hotchkiss, mais au début du roman, dans le livre du révérend Jones : « Le péché est tapi à ta porte, son élan est vers toi, mais toi domine-le. » (OCIII : 345, l’auteure souligne ; Gn, 4 : 7) Ici, au lieu de prémunir le fidèle contre l’effusion du sang, la parole « impérative » de Dieu met ce dernier en garde contre sa concupiscence, contre « ses désirs coupables envers sa nièce, Nora » (Gligor, 2014 : 116). Comment donc expliquer le double écho de Caïn sur les personnages hébertiens si ce n’est par la nature commune de leur offense? Par le silence qui s’ensuit parallèlement. Tandis que Nicolas Jones cache son secret à sa femme, Stevens, lui, fait des aveux qu’il reniera, confirmant alors le pressentiment de Perceval : « Je vois très bien le soulier jaune pointu de McKenna donner un coup sur la jambe de mon frère Stevens. Pour lui faire dire qu’il est un assassin. Le bruit de la machine à écrire avale à mesure les mots de mon frère. C’est comme s’il ne disait rien du tout. » (OCIII : 475) Une fois démentie, la confession de Stevens ne vaut pas mieux que le silence : retirer ses aveux équivaut à ne pas avouer du tout. Aussi cela nous ramène-t-il au récit de la Genèse, car c’est parce que « Caïn a honte d’avouer ce qu’il n’a pas eu honte de faire » (Foucault, 2018 : 397) que Dieu le punit. Dans la troisième annexe de son ouvrage, Foucault reprend les mots de saint Jean Chrysostome pour définir le crime et le châtiment de Caïn. Dieu, dit-il, « refuse non pas directement de lui pardonner son acte, mais de “l’accueillir à la metanoia” » (2018 : 396), de lui octroyer la possibilité même de se repentir. « Son châtiment sera d’être sur la terre la loi incarnée – nomos empsukhos : il aura à marcher à travers le monde comme une “loi vivante”, une “stèle en marche” scellée sur son propre silence, mais qui fait retentir “plus éclatante qu’une trompette”, le mugissement de la voix. » (2018 : 397) Or, dans Les fous de Bassan, le meurtrier perçoit son frère comme le double de lui-même (OCIII : 514), et il appert que ce dernier, à l’instar de Benjy dans Le bruit et la fureur de William Faulkner, matérialise le cri de sa communauté, écrasée par le poids de son secret. Ainsi, Stevens étant demeuré comme Caïn, un « vagabond » « tremblant » et « gémissant » (Chrysostome, 1864 : 328) sur la terre, « [l]a raison qui persiste alors qu’elle aurait dû crever sous le choc répété des images, des odeurs et des sons aux becs acérés » (OCIII : 501-502), nul ne s’étonne à la lecture de sa dernière lettre, dans laquelle il entreprend ses aveux afin de s’affranchir de sa condition. Enfermé dans sa chambre d’hôtel à Montréal, il attend que les mots « s’alignent sur le papier […] et [l]e délivrent de [s]a mémoire » (OCIII : 504). Quarante-six ans après le double assassinat, Stevens se décide enfin à révéler sa faute à autrui – car l’aveu, pour qu’il soit valable, nécessite un auditeur, un témoin. Comme David, roi d’Israël, l’assassin prononce sa sentence de mort, son suicide, avant de confesser son crime ; « [l]e dire-vrai, la “véridiction”, prend ses effets de rémission dans un rapport à une juridiction – rapport qui déplace dans le sujet qui est coupable et qui parle l’instance qui accuse et celle qui juge » (Foucault, 2018 : 399). Et comme Ève, qui se sent nue après avoir mangé le fruit défendu, la honte de Stevens[1] participe à son aveu. Sur cette tension intérieure née de la confrontation entre pudeur et confession, Foucault écrit :

Au coeur de l’aveu, il faut […] qu’il y ait ce jeu de la pudeur. Sans honte d’avoir péché et par conséquence sans désir de le cacher, il n’y aurait pas d’aveu, mais seulement un péché impudent. Mais si cette honte fait qu’on se cache au point de ne pas vouloir avouer, et que, comme Caïn, on nie son propre crime, alors cette honte devient impudence.

2018 : 400

Néanmoins, si Stevens parvient à éviter le piège de l’impudence, Nicolas Jones, lui, y sombre définitivement. Son livre ne comporte pas d’aveu car, primo, ce que le personnage dévoile, il le dénie aussitôt[2], secundo, contrairement au destinateur de la lettre à « old Mic », le pasteur ne s’adresse à personne, il est sans confident. Les fous de Bassan se clôture donc sur le post-scriptum de Stevens, pendant que Nicolas Jones croupit encore dans la misère de son secret. Et bien que ce dernier n’ait jamais quitté Griffin Creek, n’ayant pas été forcé de vagabonder partout sur la terre comme son neveu et Caïn, son châtiment s’avère tout aussi cruel :

En être sûr et mourir sous l’éclair de la Parole. Jamais pareille certitude ne me sera donnée, ni mort aussi violente et rapide. Je me désagrège à petit feu dans une demeure vermoulue, tandis que la forêt derrière moi se rapproche, de jour en jour, de nuit en nuit, plante ses pousses de bouleaux et de sapins jusque sous mes fenêtres.

OCIII : 353

Le corps et l’âme gangrénés dans une maison elle-même rongée par les vers, voilà en quoi consiste la punition suprême dans le roman d’Hébert pour avoir manqué à la dette de vérité contractée envers Dieu ; en se dérobant à celle-ci, « non seulement la faute commise demeure, mais on en commet une autre nécessairement plus grave, puisque celle-ci est directement tournée vers Dieu » (Foucault, 2018 : 401). Somme toute, c’est parce que Nicolas Jones préfère l’obscurité du secret à la lumière de la vérité et qu’au terme de sa vie, Stevens Brown choisit ultimement l’inverse que le schème se renverse ; la brebis « errant[e] » et « bêlant[e] » (Saint Cyprien cité dans Foucault, 2018 : 393) retrouve son chemin toute seule, et mieux que son pasteur.

Dernière lettre de Stevens Brown à Michael Hotchkiss, une réécriture de l’Apocalypse de Jean

« Ce livre contient la révélation que Jésus-Christ a reçue. […] Heureux celui qui lit ce livre, heureux ceux qui écoutent ce message prophétique et prennent au sérieux ce qui est écrit ici! Car le moment fixé pour tous ces événements est proche. » (Ap, 1 : 1, 3) Ainsi débute l’Apocalypse, texte sur lequel se conclut le Nouveau Testament. Présenté sous la forme d’une lettre de la part d’un prénommé Jean exilé sur l’île de Patmos et destinée à sept Églises d’Asie Mineure, on y trouve une écriture prophétique décrivant des visions eschatologiques fortement symboliques et visant à « donner du courage [au lecteur] dans les temps difficiles », « à [lui] faire saisir toutes les conséquences de l’oeuvre du Christ et de sa résurrection pour le présent et l’avenir des siens » (Ap, « Introduction »). Aux côtés de celui de la Création, du Déluge et de la Passion du Christ, le mythe scripturaire de la fin du monde figure parmi les plus revisités dans l’ensemble de l’oeuvre hébertienne (Gligor, 2014 : 84). Dans Les fous de Bassan, un passage du chapitre du révérend Jones renvoie textuellement à la lettre de Jean pour traduire l’épouvante du personnage devant sa mort prochaine, car de celle-ci s’ensuivra l’arrêt de Dieu qui le reconnaîtra coupable : « Vu Perceval en songe, ange d’apocalypse, […] les joues gonflées à tant souffler dans la trompette du Jugement. » (OCIII : 371) Cependant, c’est dans la dernière lettre de Stevens Brown à Michael Hotchkiss que l’Apocalypse se cristallise tout entière, réitérant une fois encore le lien inextricable entre le pasteur et sa brebis égarée. Remarquons déjà les éléments structurels communs aux deux textes : comme Jean, Stevens, réfugié dans une chambre d’hôtel sur l’île de Montréal, rédige une lettre révélatrice[3] à un ami établi à l’étranger et, à l’instar de l’Évangile, cette missive clôture le livre. Mais, au-delà de ces quelques indices formels, s’inscrit au coeur de la lettre de Stevens la dialectique même de l’Apocalypse à travers le rôle du dire et, plus précisément, de l’aveu de la faute. En effet, l’excipit du texte de Jean tient lieu de sérieux avertissement à « quiconque entend les paroles prophétiques de ce livre » (Ap, 22 : 18), car un impératif de vérité s’impose. Le message du prophète est clair : celui qui connaît la révélation divine a le devoir de la transmettre telle quelle, suivant son exemple, sinon Dieu le punira. Or, nous l’avons vu précédemment, dans le dernier chapitre du roman, Stevens entreprend de dire « toute la vérité, rien que la vérité » (OCIII : 506) même si, par moments, la tâche lui semble insurmontable, et cet entêtement à vouloir dévoiler son péché laisse à penser que le personnage répond lui aussi à un impératif outrepassant les limites constitutionnelles – la justice l’ayant jugé et acquitté aux assises de février 1937. Aussi, lorsqu’il vient à bout de ses aveux ordonnés par Dieu, Stevens se montre-t-il convaincu de la rédemption de son âme. Toutefois, si la dernière lettre à Michael Hotchkiss apparaît comme une réécriture de celle de Jean, la cause ne réside pas dans la confession de Stevens à son ami de longue date puisque, malgré les échos au texte évangélique tout juste évoqués, le rachat d’une faute par son aveu est un fait chrétien établi, un élément constitutif du substrat biblique et, dans cette optique, Stevens ne fait que répondre à sa logique. Pour saisir l’ampleur de l’Apocalypse dans Les fous de Bassan, il faut envisager le dernier chapitre différemment, réfléchir l’écriture du roman dans sa totalité, car Stevens Brown ne représente pas l’unique auteur de la dernière lettre de 1982 ; l’écrivaine l’incarne elle aussi.

Un féminisme sacrificiel et ubiquiste

Jusqu’ici, notre examen a toujours contourné la question du féminin, laquelle tient pourtant une place prééminente dans le roman. Mais, à peine effleurons-nous le sujet de l’expression de la voix hébertienne qu’une attention à son égard devient capitale. Du point de vue du féminin et malgré la violence extrême qui règne dans l’oeuvre d’Hébert, il serait fort réducteur de concevoir Les fous de Bassan comme un simple récit de l’oppression patriarcale. De fait, dans l’ombre de la domination masculine, les femmes de Griffin Creek opposent au pouvoir une résistance composite difficile à cerner tant sa forme varie. Alors que Gregory Reid voit en le roman « une réponse à la misogynie […] [de Lumière d’août] de Faulkner par la restitution de la parole de la femme violée et assassinée » (Inkel, 2010 : 65), Noémie Labrousse entreprend d’élucider la structure syntaxique et sémantique de la diction féminine employée par les narratrices pour communiquer leurs désirs, leur sensualité, et dont la seule présence témoignerait d’une volonté profonde de rééquilibrer les relations sociales (2015 : 49-53). Neil Bishop, pour sa part, parle de la présence d’une voix du féminin-féministe inlassable qui transcenderait le texte, dans la mesure où elle s’exprimerait de manière multiple et ne dépendrait donc jamais d’un personnage ou d’un narrateur unique (1984 : 124, 126). Ces trois exemples offrent un bien faible échantillon de ce qui a été dit sur l’affirmation des femmes dans Les fous de Bassan, mais du moins suffisent-ils à convaincre de la volonté de celles-ci de résister au machisme. Ce nonobstant, le sort tragique d’Irène Jones et des cousines Atkins durant l’été 1936 semble traduire de prime abord l’échec de leur stratégie d’émancipation. Pour Bishop, c’est peut-être « que l’espoir […] réside dans le fait même de la révolte – et dans le fait même que celle qui a écrit la chronique de cette longue lutte, celle qui a non seulement “reçu” mais su assumer la “fonction de la parole” soit une femme » (1984 : 128). Nous reprendrons cette thèse du geste d’écriture d’Hébert comme la poursuite de cette révolte féministe et nous la défendrons en recourant une fois de plus à l’Évangile.

La révolte par le sacrifice

La vision reçue par Jean et dévoilée au cinquième chapitre de l’Apocalypse (Ap, 5 : 6-9) rend avec justesse le sens du sacrifice dans la Bible. Le Christ, personnifié par l’Agneau ensanglanté, est le seul « digne de briser les sceaux [du rouleau] et d’ouvrir le livre » (Ap, 5 : 2), car, mieux que les pires fléaux du monde, le sang versé du Messie conquiert le mal de l’humanité. Or, dans Les fous de Bassan, s’il y a un personnage dont le dévouement sacrificiel rappelle la vie de Jésus, c’est bien Irène Jones, la femme du pasteur. Son suicide, très ironiquement, connote aussi bien la naissance que la mort de celui-ci. Au milieu de la nuit, elle se pend « dans la grange pleine de foin nouveau », à l’aide du « petit banc pour traire la vache » ; le cadre est à l’image de l’étable où naît le Christ, et quand « au petit matin », son mari la découvre et la tient « une dernière fois, dans ses bras, avec précaution comme quelqu’un qui porte une longue statue disloquée » (OCIII : 369), momentanément, le couple paraît incarner une Pietà de marbre. Mais, plus encore qu’en ce geste ultime, la figure christique se profile dans l’attitude pacifiste d’Irène[4], qui trouble le pasteur : « Jamais un mot plus haut que l’autre », « [n]i scène ni dispute », et pourtant elle revient constamment à sa mémoire tel un « [f]antôme léger, depuis sa naissance » (OCIII : 369). La culpabilité du révérend Jones transparaît, certes, dans son discours ; elle imprègne la narration au point d’ébranler la confiance du lecteur, spectateur d’un passé visiblement déformé. Néanmoins, qu’elle soit ou non authentique, la détermination[5] perçue par Nicolas Jones dans la conduite de sa femme renforce le parallélisme avec l’Évangile en reflétant la dimension stratégique du sacrifice.

Tournons-nous maintenant vers les deux autres martyres de Griffin Creek, les cousines Atkins, tuées, puis jetées à la mer le soir du 31 août 1936, et situons-les par rapport à Irène et au Christ. Tant le livre de Nora que celui d’Olivia témoignent d’une conscience du machisme ambiant, auquel les deux jeunes femmes opposent deux réactions différentes. Nora, cadette d’Olivia de deux ans, à la fois naïve et téméraire, est douée d’un esprit de rébellion. Le carcan dans lequel on l’a enfermée enrage l’adolescente. Elle voudrait désirer librement mais ne peut pas, on l’humilie ; le soir de la tragédie, son indignation la poussera à « hurl[er] des injures » à Stevens, à lui répéter qu’il n’est « pas un homme » en usant elle-même du « vocabulaire grossier » des hommes, de « leur colère brutale » (OCIII : 511). Pour Olivia, cependant, la menace que représente la domination masculine appelle à la prudence : le corps meurtri de sa mère deux jours avant son décès l’habite toujours des années après. À la fois attirée et effrayée par Stevens, la jeune femme passe l’été à « attendre des apparitions » tout en feignant « de ne pas les attendre » (OCIII : 493). La seule vue de son cousin la fait trembler, « comme si [s]es os s’entrechoquaient » (OCIII : 492). Cela dit, si les Atkins se savent victimes du machisme, jamais n’ont-elles souhaité leur propre mort ni même ne l’ont-elles prédite. Nora, le petit chaperon rouge, Olivia, la petite sirène, ont toutes deux cédé à leur désir, elles se sont mises en danger, et le mâle/mal les a trompées.

Dans l’Apocalypse, outre l’Agneau égorgé symbolisant le Christ, un couple de figures dit les deux témoins (Ap, 11) enseigne, lui aussi, le pouvoir du sacrifice. Envoyés du ciel pour transmettre le message de Dieu, ces témoins accompliront leur mission sur la terre. De l’abîme, surgira ensuite la bête satanique ; celle-ci les attaquera et les tuera, après quoi Dieu les glorifiera, ce qui mènera les nations à se repentir. Une fois encore, le sang versé des innocents sert le Seigneur mieux que toute chose. Aussi, dans Les fous de Bassan, les cousines Atkins évoquent-elles les deux témoins de l’Apocalypse dans la mesure où elles sont ensemble porteuses d’une vérité, féministe dans leur cas, qui ne se fait entendre qu’au prix du sacrifice de leur vie. La « défaite apparente » (Nardin, 2007 : 377) des deux martyres équipolle celle du couple biblique, puisqu’elle cache non moins une victoire profonde : à l’image du Messie qui vainc ses ennemis en mourant pour eux, le soir du 31 août 1936 hantera éternellement Stevens et le forcera à tout avouer dans sa dernière lettre, incluant son manque d’amour pour autrui – valeur évangélique suprême.

Ubiquité et modernité du féminin entre cap Sec et cap Sauvagine

Nous l’avons mentionné, la résistance du féminin au masculin dans le texte d’Hébert est diverse ; elle ne se cantonne pas dans le langage ni dans le dispositif du sacrifice. Pour reprendre l’expression de Randall, il y a présence de toute une « mythologie du matriarcat » dans « l’énergie passionnée des femmes […] [de Griffin Creek,] force qui s’affirme au-delà de la mort et qui s’oppose aux pulsions masculines de domination » (1989 : 73). Mais même si cette mythologie recourt à un « symbolisme archétypal […], originaire d’une mythologie patriarcale » (1989 : 73), cette énergie qui transcende à la fois l’espace et le temps participe entièrement et efficacement au combat des femmes, une idée que nous défendrons à partir d’un commentaire sur le personnage de Felicity Jones, grand-mère du village.

Caché dans les roseaux je regarde le lever de soleil sur la mer. Felicity Jones est pleine de reflets roses. Lorsque la marée le permet, elle s’avance dans l’eau glacée. Ses jambes poussent la couleur rose de l’eau, des ronds de couleur se déplacent autour de ses chevilles, les entourent comme des bracelets, de plus en plus grands, de plus en plus lâches. Felicity fait la planche. Elle écarte les bras et les jambes en étoile. Elle règne sur la mer. […] On dirait une méduse géante.

OCIII : 359

Le souvenir d’enfance que décrit ici Nicolas Jones dévoile la nature surhumaine de sa mère. Comme le note Bishop, ces bains à l’aube durant lesquels Felicity « règne sur la mer », lieu symboliquement investi par le féminin, ont « quelque chose du rite païen » et, en ce sens, « le pouvoir des hommes, pouvoir qui ne s’est nulle part mieux incarné que dans le type de religion phallocrate que prêche Nicolas Jones » (1984 : 127), s’en trouve ébranlé. Dès l’âge de douze ans, pourtant, le garçon confie « le secret de [s]a vocation à [s]a mère » (OCIII : 351), et, pour la première fois, elle l’embrasse. Le « désir » de Dieu dont parle le pasteur, sa « volonté » (OCIII : 350) de le faire « pêcheur d’hommes » (OCIII : 351) prend alors un tout autre sens. En effet, si Nicolas Jones s’est senti obligé de devenir « ministre du culte » (OCIII : 350), l’intervention divine provenait non pas d’une force masculine, soit celle du dieu de la Bible, mais de celle incarnée par Felicity, c’est-à-dire de Dieu au féminin ; nous pourrions l’appeler Déesse. Perpétuellement exposée à la menace du mal/mâle, elle préfère s’entourer de ses fidèles (OCIII : 390), Nora et Olivia Atkins, ses petites-filles, « derniers fleurons d’une lignée de femmes obscures » (OCIII : 360). Or nonobstant sa profonde affection à leur égard, durant les jours suivant la disparition des cousines, Felicity demeure impassible (OCIII : 448), comme si la grand-mère avait lu l’avenir et que la tragédie de 1936 était en fait l’avènement d’une prophétie. Quant aux hommes du village, Felicity les dit « tous […] des cochons » (OCIII : 389) : espérer d’eux ne provoque qu’amertume et déception. « Mon fils s’écoute parler », pense-t-elle, les « mains jointes » (OCIII : 355), le dimanche. Devant les gens de Griffin Creek « réunis dans la petite église de bois », le pasteur commet le même péché qu’à l’époque où il éprouvait « [s]a voix sur la mer » (OCIII : 351) récitant les psaumes : sa vocation sert de leurre depuis le début. Dans son Pastoral, Grégoire le Grand écrit : « Souviens-toi que tu es homme lorsque tu seras initié aux profondeurs des vérités divines, afin que le sentiment de ta misère soit comme un frein salutaire qui te ramène à tes devoirs lorsque [sic] tu seras porté à les oublier. » (1835 : 368-369) Ainsi Nicolas Jones manque-t-il à son engagement non seulement parce qu’il « méprise ceux qui lui sont soumis, […] oubli[e] qu’ils sont ses égaux par droit de nature » (1835 : 73), mais également – et encore plus gravement – parce qu’il s’imagine subjuguer Dieu (Déesse), « ce parterre d’eau écumante » (OCIII : 351). Dans Les fous de Bassan, Dieu est une femme dénigrée, méprisée ; les hommes la tiennent pour responsable (OCIII : 393, 430 ; entre autres) de la souillure de Griffin Creek, de son ensauvagement[6], alors même que le village s’est établi, « [a]u commencement », sur une « terre de taïga », où « [t]outes les bêtes […] s’y multipliaient à l’infini » (OCIII : 342). En outre, si la filiation établie entre femme et désir justifie à elle seule la pensée misogyne, la haine qu’entretiennent les hommes envers l’autre sexe conduit pour sa part au féminicide, violation ultime de la loi du Seigneur. C’est là le grand paradoxe du roman : l’homme, qui se croit bon, s’est détourné de Dieu il y a longtemps, tandis que la femme, estimée mauvaise, lui est restée fidèle. « Il a suffi d’un seul été pour que se disperse le peuple élu de Griffin Creek. […] Nos maisons se délabrent sur pied et moi, Nicolas Jones, pasteur sans troupeau, je m’étiole dans ce presbytère aux colonnes grises vermoulues. » (OCIII : 341) L’obstination du mâle/mal mène le peuple à sa perte. En 1982, Griffin Creek, « est tomb[é] » (Ap, 18 : 2). Babylone du siècle dernier, il ne reste du village qu’« un lieu habité par des démons, un refuge pour toutes sortes d’esprits mauvais ; […] [y] vivent toutes sortes d’oiseaux et d’animaux impurs et répugnants » (Ap, 18 : 2). Nicolas Jones ne dort plus. La nuit, calé dans son fauteuil, il allume sa pipe et se perd « dans la fumée comme une seiche dans son encre[7] » (OCIII : 353). « Les arbres tout alentour se rapprochent, avec leur souffle mouillé, leur odeur de sève et de résine » (OCIII : 357) : bientôt, si s’accomplit la prophétie d’Ésaïe, « [l]es buissons épineux pouss[eront] dans les […] maisons, les orties et les ronces envahi[ront] les forteresses[8] » (És, 34 : 13).

L’échec de Griffin Creek est d’autant plus cinglant à côté du nouveau village en plein essor : « En étirant le cou on pourrait voir leurs bicoques peinturlurées en rouge, vert, jaune, bleu, comme si c’était un plaisir de barbouiller des maisons et d’afficher des couleurs voyantes. » (OCIII : 341) À travers les propos médisants du pasteur se dessine la nouvelle Jérusalem des visions eschatologiques de Jean. Ses célébrations du bicentenaire du pays « à grand renfort de cuivre et de majorette », sa « fanfare mê[lée] au vent » (OCIII : 341), évoque cette voix venue « du ciel », ce « chant nouveau » entonné par des milliers de gens et « résonn[ant] comme de grandes chutes d’eau, comme un fort coup de tonnerre », comme le « son produit par les harpistes, quand ils jouent de leur instrument » (Ap, 14 : 2-3). En 1982, Babylone est tombée : la nouvelle Jérusalem rayonne nuit et jour sans impuretés. Mais, que représente cet Éden dans le roman d’Hébert? Envisagée selon la perspective de notre analyse – en admettant que Dieu est Déesse –, la chute de Griffin Creek signe la fin du machisme et, dès lors, l’avènement du village voisin ne serait nul autre que la concrétisation d’un idéal féministe, un lieu où modernité rime avec égalité des sexes. Et quand l’époque[9] aurait suffi à expliquer la corrélation entre les deux concepts, le féminin, sa construction romanesque, la justifie doublement, puisque ce féminin réside avant tout dans les mots, ou plus précisément, dans l’expression même de la modernité. « Dès [que Felicity] m’a vu dans la porte d’entrée, elle a poussé une sorte de cri, plein de mots tendres et sauvages, s’entrechoquant les uns les autres. » (OCIII : 389) Ce passage de la lettre de Stevens du 15 juillet 1936 répond d’évidence à la poétique baudelairienne, par laquelle s’exprime « la nature duelle de l’[H]omme […] en termes d’affrontement » (Harvey, 2015 : 135). Aussi pourrions-nous qualifier le langage-femme, animé d’un désir oscillant « entre pudeur et fureur » (Labrousse, 2015 : 50), de verbe essentiellement moderne[10]. Réfutant le principe de la bonne et mauvaise parole selon Jacques (Jc, 3 : 10-12), c’est à travers cette langue originelle, également maternelle dans Les fous de Bassan, que jaillit la pure vérité. En effet, cloîtré dans sa chambre d’hôtel, Stevens ne prétend-il pas « écrire une longue et dernière lettre » (OCIII : 503) pour enfin tout dire à son ami? N’use-t-il pas, lui aussi, de sa « douce langue natale » dans cette lettre « bourrée d’indications obscures et d’apparitions brèves » (OCIII : 504)? À l’instar du poète, celui ou celle qui parle ce langage rend « avec l’obscurité indispensable, ce qui est obscur et confusément révélé » (Baudelaire, 1885 [1868] : 316).

Revenons maintenant au féminin, car si nous lui prêtons assurément l’art du doux-amer, c’est parce que ce dernier se manifeste ailleurs que dans le verbe. « Lorsque la marée haute se fait plus tardive […], Felicity refuse obstinément de se baigner, redevient farouche et lointaine. Il s’agit de l’aimer à l’aube, lorsqu’elle se fait plus douce et tendre, délivrée d’un enchantement. » (OCIII : 418) La même dualité anime le coeur de la matriarche du village : Nora la détecte et, contrairement à Nicolas Jones, qui, enfant, souffre du refus de sa mère de l’emmener dans l’eau avec elle (OCIII : 359), l’adolescente accepte le tempérament de sa grand-mère sans difficulté. Telles les « grandes femmes liquides » (OCIII : 494), les « hautes » et les « basses mères » d’Olivia, ses « embellies et [ses] bonaces » (OCIII : 492), Felicity est douce-amère, une qualité que seules les femmes parviennent à nommer[11]. Ainsi, dans l’oeuvre d’Hébert, si l’esprit de Dieu s’avère féminin, la clémence qu’on lui connaît est souvent traversée d’une force lilithienne.

Le souffle du désir qui tourmente les corps des habitants du village est étroitement apparenté […] au vent de folie […], qui prend possession de leurs esprits. Tout se passe comme si la déesse démoniaque de l’orage planait au-dessus de la communauté de Griffin Creek, sa « voix lancinante » présageant la destinée néfaste des hommes et des femmes qu’elle hante.

Gligor, 2014 : 189

Cet extrait de la thèse d’Adela Gligor résume adroitement la fureur tantôt contenue, tantôt éclatante des Fous de Bassan. Quant au caractère « démoniaque » de Lilith, ce « démon femelle qui hante les ruines » (Gligor, 2014 : 185) du royaume d’Édom, il nous semble à tout le moins contestable – non pas tant pour des motifs historiques (Michèle Bitton dément formellement cette hypothèse), mais parce qu’une telle interprétation va à l’encontre de la trame narrative du roman. En effet, la nature peut bien « fai[re] éclater sa puissance meurtrière » (Gligor, 2014 : 168) et, à chaque génération, mettre au monde des femmes plus stériles[12] les unes que les autres, cela participe à la lutte féministe qui, rappelons-le, aboutit au triomphe du bien sur les ténèbres. Lilith apparaît comme une sorte de bon démon, un travestissement qui ramène le lecteur, une fois de plus, à la dualité féminine et moderne. Poursuivant le projet révolutionnaire de nombreuses écrivaines des années 1970, Hébert travaille ainsi à la fondation d’une nouvelle version « du mythe de Lilith, et cette construction, bien que ne résistant pas à l’épreuve de la validation, n’en [est] pas moins efficace comme modalité de construction identitaire du féminin » (Bitton, 1990 : 133). Mais au-delà de cette réécriture mythologique, la présence de Lilith dans le roman fournit un autre signe du binarisme féminin et, dès lors, une preuve supplémentaire de son ubiquité dans l’univers hébertien. Lorsque Nora se déclare « Ève nouvelle[13] » (OCIII : 422), « [f]aite du limon de la terre […] et non sortie d’entre les côtes sèches d’Adam » (OCIII : 420), c’est à Lilith qu’elle renvoie, celle qui « façonnée de la glaise, tout comme Adam, exige d’être regardée comme l’égale de celui-ci » (Gligor, 2014 : 159). De même, les « grandes femmes liquides » (OCIII : 494) dont parle Olivia, la narratrice les appelle aussi les « grandes femmes crayeuses, couchées dans le petit cimetière » (OCIII : 491), et quand Stevens retrouve sa cousine Maureen après son long voyage, qu’il prend « racine dans le ventre d’une femme […] [,] tout alentour la campagne de [s]on enfance bruiss[e] comme la mer » (OCIII : 385). Dans Les fous de Bassan, la femme est à la fois marine et tellurienne : douce, amère, fertile ou stérile, son ambivalence constitue sa meilleure arme, fût-elle subreptice. L’incipit lui-même cache peut-être sous une allégorie la plus pure expression de l’en-soi féminin[14].

Féminisme et transcendance au-delà des Fous de Bassan

Notre article s’est intéressé à la mécanique de l’aveu dans le texte d’Hébert à partir de la théorie foucaldienne. La culture évangélique dans laquelle baigne la communauté de Griffin Creek nous a servi à concevoir l’aveu comme le moteur de l’écriture, étant donné le pouvoir salvateur de la confession chrétienne ; après quoi nous avons étudié l’usage que faisaient de cet instrument les coupables. La traditionnelle figure du berger ainsi que les récits de Caïn, de David et d’Ève nous ont révélé à la fois les liens attachant le pasteur à Stevens Brown et le moyen par lequel ce dernier parvient à rompre le charme, à savoir l’aveu franc et honnête que l’on fait à autrui, somme toute le seul véritable. Mais au-delà de la confession intime de Stevens à Michael Hotchkiss, nous avons voulu montrer que le dernier chapitre des Fous de Bassan forme en réalité une réécriture de l’Apocalypse de Jean. Aussi avons-nous présenté la lettre de 1982 comme la poursuite d’une lutte féministe transcendante, dans la mesure où son action déborde le cadre du roman. Nous avons vu comment la résistance des femmes du village passe, à l’instar de la Bible, par le sacrifice. Nous avons relevé plusieurs manifestations du féminin qui participent de ce mouvement, et celles-ci ont permis d’appréhender le féminisme d’Hébert dans son rapport à la modernité littéraire. Dans cette dernière partie, nous examinerons de près le geste d’écriture de Stevens Brown, son lien à la révélation de Jean, et également au projet de l’écrivaine québécoise.

[Les petites Atkins] [n]e m’ont jamais quitté même dans les vieux pays quand la terre était en feu. Les pires lueurs d’incendie les attiraient, les faisaient apparaître à l’improviste, briller sous le jet des lance-flammes avec leur petit visage trop blanc, leurs yeux chavirés. Les ai pourtant jetées à la mer le soir du 31 août 1936.

OCIII : 507

La violence de la Seconde Guerre mondiale n’a pas enrayé le soir fatidique des souvenirs de Stevens : le mal du monde a échoué à repousser les femmes, à taire leur message. Ici, difficile de ne pas voir en cette Europe de 1939 à 1945, quand « les villes de tous les pays s’écroul[aient] » (Ap, 16 : 19), un grand Armageddon. Le jour de la bataille finale, les ennemis du bien, Jean les décrit « aussi nombreux que les grains de sable au bord de la mer » (Ap, 20 : 8), mais, comme le « jet des lance-flammes » sous lequel brillaient les corps des cousines Atkins, « le feu descend[ra] du ciel » (Ap, 20 : 9), et Dieu triomphera. En 1982, Stevens admet sa défaite, rend les armes : « il faut que tu saches que je n’ai jamais aimé personne, même pas toi, old Mic » (OCIII : 514). Cette phrase suivant la description crue du viol d’Olivia suggère la reconnaissance ultime du personnage. Stevens s’avoue non seulement coupable du meurtre des Atkins, mais également du fait d’avoir été toute sa vie l’incarnation du mal. Par ailleurs, à l’image de Jean qui adresse sa lettre aux sept Églises d’Asie Mineure, Stevens révèle son secret à son ami, faisant fi du lecteur des Fous de Bassan et laissant à penser qu’il ignore la portée réelle de son texte. Or tout comme l’Apocalypse, la lettre du personnage sera lue par un lectorat bien plus large, celui d’Anne Hébert lorsqu’elle publiera son livre et auquel nous appartenons aujourd’hui. Pour nous, lecteurs de ce récit d’apocalypse féministe, la lettre de Stevens tient lieu d’avertissement, il est le message de Dieu véhiculé par Jean : « Ne tiens pas cachées les paroles prophétiques de ce livre, car le moment fixé pour tous ces événements est proche. » (Ap, 22 : 10) Ceux qui lisaient le roman au moment de sa parution en 1982, étaient effectivement proches des événements puisque, souvenons-nous, c’est en 1982 que Nicolas Jones croupit dans sa Babylone déchue pendant que l’on célèbre en grande pompe la fondation de la nouvelle Jérusalem, ce village heureux et moderne établi à quelques kilomètres.

Néanmoins, si cet article nous a permis d’entrevoir dans l’histoire de Griffin Creek les principales visions eschatologiques du Nouveau Testament, celle du Jugement dernier fait figure d’exception. Aucune justice n’a été rendue par le tribunal nous dit clairement Stevens dans le post-scriptum de sa lettre, « [s]es aveux à McKenna ayant été rejetés par la cour et considérés comme extorqués et non conformes à la loi » (OCIII : 515). L’échec pénal nous renvoie une fois de plus au rôle de l’aveu dans le roman. En début d’analyse, nous nous sommes demandé s’il s’avérait aussi puissant que le veut la Bible. C’est peut-être précisément la question que nous pose l’écrivaine. Au fond, le lecteur et elle ne sont-ils pas les seuls à détenir la vérité, toute la vérité des Fous de Bassan? N’est-ce pas à ce lecteur que revient le pouvoir de juger les gens de Griffin Creek « selon ce qu’ils [ont] fait, d’après ce qui [est] écrit dans les livres » (Ap, 20 : 12), et de décider si oui ou non l’aveu de Stevens rend l’homme meilleur? Mais puisque nous envisageons le geste d’écriture d’Anne Hébert[15] dans le prolongement du mouvement féministe amorcé par les femmes de Griffin Creek, et puisque tout le roman est ainsi commandé par un Verbe au féminin, nous pourrions pousser notre réflexion plus loin et situer l’aboutissement de ce mouvement dans le regard impartial des femmes lecteurs, des lectrices. C’est à elles que l’écrivaine s’adresse, à elles qu’elle demande de lire la « lettre jusqu’à la fin », de l’« accompagner encore un bout de chemin, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de chemin […], rien que la falaise abrupte, le vide, le saut dans le vide » (OCIII : 510). Certes, la culture biblique, par son lien étroit avec le patriarcat, n’apparaît aujourd’hui d’aucun secours dans la lutte féministe, et il ne faudrait pas penser que cela différait en 1982. Toutefois, cette culture, les femmes de Griffin Creek la partageaient. Elle était en soi un langage à travers lequel elles s’exprimaient, résistaient à la domination masculine en 1936 et, dès lors, refuser les fondements de ce langage équivaut à refuser les bras que nous tendent ces femmes. À travers sa fiction, Anne Hébert a construit un pont qui relie les filles à leurs mères, à leurs grand-mères ; nous avons choisi de l’emprunter. Les lectrices des Fous de Bassan sont les seules garantes de l’équité ; au milieu du bruit et de la fureur, on leur a confié « la clef de cette parade sauvage » (OCIII : 499) rimbaldienne.