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Écosociété publie bon an mal an une poignée d’essais d’auteurs situés à gauche du spectre politique. L’enseignant en sociologie au collégial et militant syndical Philippe de Grosbois y a fait paraître deux ouvrages, Les batailles d’Internet (2018) et, au printemps 2022, La collision des récits. Le journalisme face à la désinformation. Après avoir tenté une analyse politique du Web dans le premier, l’auteur se lance avec le second dans une critique de l’écosystème médiatique actuel. Le titre de l’ouvrage donne déjà une idée de sa teneur : une multiplicité de narrations du présent se livreraient une rude concurrence dans l’espace public, certaines valant plus que d’autres. Le sous-titre pointe quant à lui l’un des monstres dans la pièce : les fake news, c’est-à-dire la transmission délibérée d’informations fausses dans le but de tromper.
L’ouvrage en six chapitres, d’une lecture aisée, soutient la thèse suivante : la montée actuelle de la désinformation est causée par une désaffection des citoyens par rapport aux médias traditionnels, dont le plaidoyer pour l’objectivité relèverait d’un leurre destiné à servir les forces du statu quo. Pour appuyer sa démonstration, l’auteur part des débuts de la presse de masse à la fin du XIXe siècle, retrace l’émergence subséquente de l’idéal d’objectivité journalistique pour aboutir aux temps présents, marqués par l’arrivée du néolibéralisme, d’Internet, puis des réseaux sociaux, bientôt vecteurs de désinformation. Il examine ensuite le rôle – d’après lui trop en retrait – des médias face à la montée de discours radicaux. Pour regagner leur crédibilité décroissante, les journalistes devraient, toujours selon l’auteur, assumer pleinement leur subjectivité et emprunter une démarche engagée. C’est sur ce dernier aspect que portera notre note critique, laissant à d’autres l’aspect – important, il va sans dire – « désinformation ».
La critique des médias est aussi vieille que leur existence. « Ah ! Cette presse, que de mal on en dit[1] ! », lançait un Émile Zola en 1888. Le XXe siècle n’allait pas être en reste, notamment aux États-Unis dans la foulée de la guerre du Viêt Nam et du scandale du Watergate, qui suscitent une virulente critique des méthodes journalistiques consacrées. Pour l’auteur de La collision des récits, le problème resterait intact en 2022 : en pratiquant ce qu’il qualifie de « positivisme », qui consisterait à « appréhender les phénomènes sociaux comme des objets détachés du sujet qui les observe » (p. 16-17), les journalistes se rendraient coupables de complicité avec les puissants, qui manipuleraient le vrai selon leurs intérêts.
Le positivisme évoque d’abord un courant philosophique du XIXe siècle théorisé par Auguste Comte, courant qui a plus tard influencé le sociologue Émile Durkheim. Pour les positivistes, comme le souligne l’enseignant montréalais, « l’étude de la société doit recourir aux mêmes méthodes empiriques que les sciences de la nature » (p. 16). C’est ce qui poussera Durkheim à affirmer, dans ses Règles de la méthode sociologique, qu’il faut « considérer les faits sociaux comme des choses » (p. 16). Jusque-là, rien à redire. Mais, selon l’interprétation de Grosbois, « il s’agit [pour le positivisme] d’appréhender les phénomènes sociaux comme des objets détachés du sujet qui les observe » (p. 16-17 ; en italiques dans le texte). Or, Auguste Comte lui-même spécifie que « tout phénomène suppose un spectateur ; puisqu’il consiste toujours en une relation déterminée entre un objet et un sujet[2] ». Spécialiste de ce courant philosophique, Angèle Kremer-Marietti ajoute que « le positivisme trace la voie entre les deux écueils que sont l’objectivisme absolu, qui exagère l’indépendance de l’ordre naturel, et le subjectivisme absolu, qui rejette toute vie collective[3] ».
Existe-t-il donc, comme de Grosbois le postule, un journalisme « positiviste » qui émergerait à partir des années 1920 ? Il est indéniable que la manière de rapporter les événements dans la presse change de manière fondamentale au tournant du XXe siècle. Pour résumer grossièrement, il ne s’agit plus de raconter de bonnes histoires arrangées pour plaire au lectorat, quitte à parfois en inventer un peu, mais de rapporter les faits tels qu’ils se sont produits. Pourquoi le changement arrive-t-il à ce moment ? Il y a d’abord l’influence des agences de presse qui, depuis le milieu du XIXe siècle, doivent uniformiser leurs textes afin de satisfaire des clients aux orientations idéologiques souvent très variées, voire diamétralement opposées. L’influence du télégraphe, outil massivement utilisé par les agences, n’est pas non plus négligeable du fait de la concision qu’il impose. La seule existence de la presse de masse, qui doit plaire à la fois aux annonceurs et au public pour vendre ses exemplaires, évite aussi les interprétations trop osées.
Mais il y a plus. Comme le synthétise l’historien états-unien Michael Schudson dans son livre Discovering the News : A Social History of American Newspapers (1978), un classique qu’on s’étonne de ne pas retrouver dans la bibliographie de Grosbois, la Première Guerre mondiale et la propagande gouvernementale qui l’a accompagnée, mais aussi la croissance exponentielle des relations publiques dans les années qui ont suivi, ont poussé les journalistes à se redéfinir. La conception de l’objectivité qui se cristallise à cette époque n’a absolument rien à voir avec l’interprétation par trop caricaturale du positivisme qu’esquisse l’essayiste. Comme le résume Schudson, l’objectivité « est après tout devenue un idéal en journalisme, précisément une fois qu’a été largement acceptée l’impossibilité de surmonter sa propre subjectivité dans la présentation de la nouvelle […] précisément parce que la subjectivité était maintenant vue comme inévitable[4] ». Personne ne nie la subjectivité du journaliste. C’est justement à cause d’elle que ce dernier doit adopter des garde-fous pour rendre compte du réel en le contaminant le moins possible par ses propres valeurs. Le moins possible : là se trouve toute la nuance. L’objectivité absolue (le détachement complet entre le sujet et l’objet), comme tout idéal, reste un horizon impossible à atteindre. Mais nous n’avons pas l’absence d’objectivité d’un côté et l’objectivité parfaite d’un autre, séparées par une terra incognita. Et l’impossibilité de la seconde ne cantonne pas nécessairement le journaliste à la première. La recherche de l’objectivité évolue plutôt dans un chemin asymptotique tendant à se rapprocher de l’idéal sans jamais le toucher.
La poursuite de l’objectivité journalistique est devenue une condition sine qua non de l’exercice de la démocratie. Comme l’a analysé Jürgen Habermas, l’entrée des journalistes au Parlement britannique au tournant du XIXe siècle a constitué un pas majeur en matière de publicité des débats parlementaires[5]. Le plein pouvoir du peuple (un idéal difficile, il est vrai, à mettre entièrement en pratique) n’est possible qu’en ayant en main les faits, ce qui inclut les délibérations des détenteurs du pouvoir. C’est aux citoyens et non aux messagers (les médias) qu’il revient de valoriser ou de dévaloriser tels faits, après les avoir soupesés. Il est bien évident que le journaliste doit opérer une « mise en récit » du réel, ce que de Grosbois déplore. On ne peut pas faire autrement. Un article ne tombe pas du ciel. Dans six heures de débats en chambre ou dans une entrevue de 45 minutes, il faut bien faire un tri pour arriver à un papier de 700 mots. Le reporter choisira alors ce qui est le plus pertinent pour le lectorat. Et c’est là qu’arrive le fameux intérêt (du) public. Qu’est-ce qui intéresse le public après tout ? Ce qui concerne le public, c’est ce qui est problématique au sens premier du terme, donc ce qui peut le léser. Et il y a des publics, avec, pour chacun, leurs intérêts propres. Le rôle du journaliste est de se demander si la manière avec laquelle il « raconte » les faits sera acceptée par tout individu rationnel et de bonne foi, quelles que soient ses valeurs.
Grosbois en a également contre la pratique de la vérification factuelle (fact checking), qui perpétuerait une conception binaire, « positiviste » de la vérité. Il affirme notamment que « les faits soi-disant objectifs sont nécessairement le résultat d’une construction, et ce, tant sur le plan cognitif que social » (p. 157), ce qui relève d’une conception radicale du constructivisme[6] qui n’est pas sans danger, car faisant le lit du relativisme. Une conception d’autant plus critiquable qu’il existe de nombreux phénomènes naturels, mais aussi humains dont on peut rendre compte avec un très haut niveau d’objectivité.
Contre le journalisme prétendument positiviste, Philippe de Grosbois prêche pour une presse engagée mettant cartes sur table quant à ses valeurs et qui choisit de donner la parole aux acteurs qui les partagent, avec le danger que le lecteur reste conforté dans sa conception du monde. Est-on plus avancé ? Le « both-side-ism » (doctrine des « deux côtés de la médaille »), que dénonce l’auteur, permet au moins, lorsque mis en contexte, de comprendre les vues qui s’opposent. Car comprendre ne veut pas dire justifier.
Le journalisme essentiellement militant a évidemment sa place, et il est même probablement essentiel à la santé de la démocratie. Mais on parlera toujours d’un journalisme de niche. Comme le constate lui-même l’auteur (p. 58-59), l’émergence de la presse de masse au tournant du XXe siècle a justement mis sous le boisseau l’opinion, le public peu scolarisé étant généralement moins attiré par les débats politiques. Il n’en est guère autrement aujourd’hui, malgré la place croissante prise par la chronique. Le sociologue donne bien quelques modèles de « médias indépendants » québécois en fin d’ouvrage, une liste bigarrée – Pivot côtoie l’IRIS, Spirale, Le Mouton Noir et Québec Science… – qui penche très fortement à gauche. Mais aucun là-dedans ne fait un compte rendu plus ou moins quotidien de ce qui se passe au Québec et ailleurs, comme le font les grands quotidiens généralistes honnis. Avant de juger le monde, il faut d’abord constater les faits. Le cas de Québec-Presse, que de Grosbois cite parmi ses modèles « d’expériences journalistiques à la fois progressistes et rigoureuses » (p. 188), n’est pas très probant, l’hebdomadaire indépendantiste et anticapitaliste ayant dû mettre la clé sous la porte après cinq ans, entre autres parce que son militantisme faisait fuir les annonceurs[7]. Son successeur, Le Jour, a également fait long feu.
Et il est faux de prétendre, comme le fait l’auteur, que les médias sont déconnectés de leurs publics. Comme l’ont montré plusieurs études[8], les journalistes ont constamment leurs lecteurs en tête, lecteurs qui envoient leurs critiques autant par téléphone que par courrier, et maintenant par courriel. Ceux-ci se racontent également dans les nombreux courriers des lecteurs. Ils alimentent aussi à l’occasion les médias en informations, voire en primeurs. On ne parle pas d’une nouveauté ici. Le lien entre le journal et ses lecteurs est consubstantiel à l’histoire de la presse, d’autant plus à partir des années 1960, alors que s’installe ce que Jean Charron et Jean de Bonville qualifient de « paradigme du journalisme de communication », où la fonction phatique (qui assure la communication entre l’émetteur et le récepteur) prend une importance inédite dans la sphère médiatique[9].
Il ne faut pas non plus surestimer le contrôle des propriétaires de médias. D’abord, ces derniers n’ont pas d’intérêt direct ou indirect dans la plupart du contenu. Et, soumis au regard de leurs pairs (à l’intérieur et à l’extérieur de l’entreprise), les journalistes ont une éthique professionnelle rigoureuse. Comme le souligne Schudson, « il est possible de faire confiance au jugement sur le monde d’une personne s’il est soumis à l’établissement de règles considérées comme légitimes par une communauté professionnelle[10] ». Les journalistes sont aussi suivis à la loupe par le lectorat et, aujourd’hui, par les utilisateurs des réseaux sociaux, qui ne se gênent pas pour passer au crible les différentes productions médiatiques. On peut difficilement imaginer plus exigeant en termes de reddition de compte. Et c’est sans parler du Conseil de presse qui, malgré sa portée limitée, veille tant bien que mal au grain en matière de déontologie.
Cela ne veut pas dire qu’il faut faire aveuglément confiance aux médias. On l’a dit, et c’est un peu un truisme, les journalistes sont des humains qui commettent parfois des erreurs, et même, à l’occasion, de graves fautes professionnelles. Oui, il faut avoir le « chien de garde » à l’oeil. Mais pas dans une attitude de constante défiance. Car la confiance est le ciment de la vie en commun. Le soupçon exacerbé, lui, fait davantage le lit des extrémismes de toutes sortes.
Parties annexes
Notes
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[1]
Cité dans Adeline Wrona, « La presse en son miroir : dénonciations », dans Dominique Kalifa et al. (dir.), La civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle, Paris, Nouveau Monde, 2011, p. 1587.
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[2]
Auguste Comte, Système de politique positive, tome 1, Paris, Société positiviste, 1929 [1851-1854], p. 439.
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[3]
Angèle Kremer-Marietti, « Positivisme », Encyclopédie Universalis [en ligne].
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[4]
En italiques dans le texte. Micheal Schudson, Discovering the News : A Social History of American Newspapers, New York, Basic Books, 1978, p. 157 (notre traduction).
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[5]
Jürgen Habermas, L’espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, trad. de l’allemand par Marc B. de Launay, Paris, Payot, 1978 [1962], p. 71.
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[6]
Pour le constructivisme, « la connaissance ne reflète pas une réalité ontologique “ objective ”, mais concerne exclusivement la mise en ordre et l’organisation d’un monde constitué par notre expérience », écrit le philosophe Ernst von Glaserfeld dans « Introduction à un constructivisme radical », dans P. Watzlawick (dir.), L’invention de la réalité, trad. de l’allemand par Anne-Lise Hacker, Paris, Seuil, 1988, [1981], p. 27.
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[7]
Louis Fournier, « Il y a 50 ans, Québec-Presse », Le Devoir, 4 novembre 2019, p. A -9.
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[8]
Quelques exemples parmi tant d’autres : Karin Wahl-Jorgensen, Journalists and the Public. Newsroom Culture, Letters to the Editor, and Democracy, Cresskill, Hampton Press, 2007, 200 p. ; Frédéric Antoine, « Les usagers face aux médias : de la rétroaction au pacte », Recherches en communication, vol. 21, 2004, p. 7-25 ; Michaël Harzimont, « Le courrier des lecteurs. Entre co-construction du sens de l’événement contrôlée par le média et nécessaire prise en compte de l’usager du produit médiatique », Recherches en communication, vol. 21, 2004, p. 27-41 ; Eun-Ju Lee et Edson C. Tandoc Jr., « When News Meet the Audience : How Audience Feedback Online Affects News Production and Consumption », Human Communication Research, vol. 43, no 4, 2017, p. 436-449.
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[9]
Jean Charron et Jean de Bonville, « Typologie des pratiques journalistiques », dans Colette Brin et al. (dir.), Nature et transformation du journalisme. Théorie et recherches empiriques, Québec, Presses de l’Université Laval, 2004, p. 142-217.
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[10]
Michael Schudson, Discovering the News. A Social History of American Newspaper , New York , Basic Books , 1973, p. 7 ( notre traduction ).