Corps de l’article

Je suis né au Cerro Barón, l’une des collines de la ville portuaire de Valparaíso, au Chili, le 2 septembre 1950. Mon père, bien que possédant une formation en commerce qu’il n’a pas terminée, est devenu ouvrier de la Maestranza Barón, où l’on faisait la manutention des trains de passagers et de marchandises. Il était dirigeant mutualiste et délégué syndical. Nous étions cinq enfants dans la famille.

J’ai commencé à militer au Parti socialiste (PS) à l’âge de 17 ans, vers la fin de mes études au Lycée Eduardo de la Barra. En 1970, alors que j’étais étudiant à l’Université du Chili à Valparaíso, où je suivais une formation de pédagogie en biologie et sciences, j’ai été élu dirigeant de la jeunesse de ce parti au niveau universitaire, pour la région de Valparaíso. Au début du mois de mars 1971, j’ai commencé à travailler comme inspecteur (chargé de la discipline) au Lycée Guillermo Rivera de Viña del Mar. Lors du tremblement de terre qui a affecté toute la région en 1971, des écoles, des lycées et des universités furent fermés pendant quelques mois et des travaux volontaires furent organisés pour venir en aide aux familles sinistrées. Cette année-là, j’ai dû abandonner mon travail et mes études, car j’ai été atteint de tuberculose pendant que je participais à ces travaux. J’ai été hospitalisé pendant trois mois et, pour empêcher une récidive, j’ai dû suivre un traitement ambulatoire pendant les 18 mois suivants. Une fois sorti de l’hôpital, j’ai repris l’activité politique pendant une courte période au Comité régional de la jeunesse socialiste, et peu après au Comité régional des adultes, devenant membre du département d’éducation politique et du front interne du Parti. Ayant repris mon travail au Lycée, j’ai été chargé de faire la promotion du projet de l’École nationale unifiée (ENU), par lequel le gouvernement Allende voulait réformer le système d’éducation[2]. Je faisais aussi partie du Cordón Industrial[3], dans le secteur Portales, au moment où l’on sentait de plus en plus que le coup d’État approchait.

Devant cette menace, nous avons oeuvré à renforcer les structures de participation populaire et à organiser des structures sectorielles de coordination de production et de défense des industries. De plus, nous renforcions l’éducation politique des cadres populaires et des militants de nos partis politiques de gauche. Nous travaillions afin de développer et d’améliorer les niveaux de surveillance populaire, pour maintenir l’information la plus à jour possible sur les mouvements de troupes et des groupes fascistes.

La journée du coup d’État et la résistance

Dans la nuit du 10 au 11 septembre, je marchais du centre-ville jusqu’à chez-moi. J’habitais dans la maison de mes beaux-parents, située au Cerro Alegre, l’une des 40 collines de la ville. Je me rappelle être passé devant l’édifice du journal El Mercurio, bien connu pour son rôle dans l’opposition au gouvernement Allende. Comme il faisait souvent l’objet de manifestations hostiles de la part de la gauche, l’édifice était habituellement surveillé par les carabineros[4], mais ce soir-là il n’y avait personne, ce qui m’a paru étrange.

Pendant la nuit, j’ai été réveillé par le bruit des coups de feu. Je suis parti rejoindre mes camarades. Le lendemain, vers 11 heures, nous avions réussi à regrouper une partie de nos camarades au Cordón Industrial de Portales. Nous avons appris que les putschistes recevaient des armes des navires américains qui participaient à l’opération UNITAS[5]. Nous avons choisi de ne rien faire dans l’immédiat, nous limitant à essayer de rejoindre d’autres groupes de camarades. Par l’entremise de Radio Moscou, de la Radio des travailleurs argentins et de Radio La Havane, nous entendions dire qu’il y avait des actions de résistance contre le coup d’État à Santiago. Il nous était impossible de communiquer directement avec les camarades de la capitale, de sorte que nous ne savions pas quelle était l’envergure de cette résistance, mais nous pensions qu’elle était assez importante, ce qui ne correspondait pas à la réalité[6]. Dans un premier temps, nous devions nous procurer des armes. Certains militants, dont moi, possédaient des pistolets, alors que d’autres camarades ont apporté de vieux fusils ou des carabines de chasse. Le plan consistait à lancer une action le 14 septembre au soir, afin de distraire l’ennemi et l’empêcher d’envoyer des renforts à Santiago. Divers partis de la gauche participeraient : le Parti socialiste, le Mouvement d’action populaire unifié (MAPU)[7], la Jeunesse communiste (mais pas le Parti communiste) et le Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR)[8]. Notre attaque, qui serait l’oeuvre d’environ 300 camarades, serait lancée contre le plan (le centre-ville de Valparaíso), visant certaines casernes. Une de nos cibles était l’École navale. Nous comptions sur l’effet surprise pour réussir. Notre objectif était de nous replier ensuite vers les cerros (collines), pensant que les navires de guerre ne nous bombarderaient pas, car dans cette partie de la ville habitaient de nombreuses familles de marins. Dans chaque section de la ville, l’action serait coordonnée par le parti qui avait une plus grande présence. Nous étions organisés en groupes : chacun devait se rendre vers un endroit précis pour ensuite déclencher l’action.

Mais le projet échoua, en partie parce que des patrouilles de policiers armés ont repéré un groupe de militants du MIR dans le centre-ville et une fusillade a éclaté avant le moment choisi, ce qui a provoqué une réponse spontanée de la part des nôtres. Les échanges de coups de feu ont été longs, à partir de 19 heures le vendredi 14 septembre, jusqu’à l’aube le lendemain. On tirait un peu partout, contre les postes de police et d’autres endroits[9]. Nous avons appris plus tard que beaucoup de gens qui n’étaient pas des militants des partis avaient décidé, spontanément, de participer au combat, montant sur les toits des maisons pour tirer des coups de feu. Il y a eu des morts et des blessés des deux côtés, mais j’ignore combien[10]. Le soir venu, les militaires ont coupé l’électricité. Avec les réflecteurs des navires de guerre, ils dirigeaient la lumière vers les collines afin d’identifier les poches de résistance.

En ce qui me concerne, je me suis retrouvé isolé, au Cerro Placeres, sans pouvoir rejoindre mes contacts. Du haut d’une terrasse, nous avons pu voir l’ampleur du combat au centre-ville. Un franc-tireur s’était installé dans le haut d’une tour de la Faculté de sciences de l’Universidad de Chile et tirait contre les militaires, faisant plusieurs victimes, jusqu’à ce qu’il soit criblé de balles par une mitrailleuse. De loin, nous avons été les témoins impuissants de l’arrestation d’un groupe de jeunes qui fut fusillé sur-le-champ par une patrouille militaire. Accompagnés d’une camarade, nous avons décidé de nous cacher chez des parents de ma famille. Lorsque le jour s’est levé et la fusillade terminée, les militaires ont imposé un couvre-feu durant 24 heures, rendant la circulation impossible. Le lendemain, j’ai détruit ou brûlé mes collections de revues chinoises et soviétiques en espagnol, ainsi que les livres de la maison d’édition Quimantú[11], parmi eux les études de Trotski sur la révolution russe.

Détention et torture

Je suis resté dans la clandestinité pendant plusieurs semaines, évitant de me présenter au travail. Le recteur de l’Instituto Comercial No 2 de Valparaíso, dans lequel j’avais mis sur pied le syndicat des travailleurs de l’enseignement et le Centre d’étudiants, me détestait et m’a dénoncé après le coup. Des marins armés sont venus me chercher chez mes beaux-parents, croyant m’y retrouver, mais mon épouse et moi nous étions séparés avant le coup d’État. Ils ne m’ont pas trouvé, mais ont laissé des messages de menaces contre moi, mon épouse et ma fille, âgée de seulement quelques mois, exigeant que je me livre aux autorités.

Par peur des menaces, le 14 octobre, je me suis présenté à l’Académie de guerre de la marine. C’était un samedi, et on m’a demandé de revenir lundi matin, puisque l’officier responsable était absent. Cela a réaffirmé ma conviction qu’ils n’avaient rien de concret contre moi, mais qu’ils agissaient sur la base de dénonciations.

Lorsque je suis revenu, lundi matin, j’ai été conduit dans une chambre où se trouvait un officier d’environ 35 ans, cheveux frisés blonds et yeux bleus, apparemment d’origine étrangère, mais avec un accent chilien. J’ai été rapidement soumis à un interrogatoire et confronté à la dénonciation du recteur de l’Instituto Comercial, Salomón Dahma Haddad, d’origine libanaise maronite, m’accusant d’activisme politique auprès des étudiants et des travailleurs de l’éducation, et d’apprendre la manipulation d’explosifs aux jeunes pour préparer des bombes. Les militaires voulaient aussi savoir la cause d’une blessure par balle d’un de mes amis.

Je n’ai rien répondu aux accusations qui étaient portées contre moi. On m’a amené au deuxième étage de l’Académie de Guerre, traversant une cour. Un marin me conduisait, m’obligeant à courir tout en me frappant avec le fusil à quelques reprises. Finalement, on m’a conduit au deuxième étage où on m’a réprimandé puisque je suis monté sans me couvrir les yeux (un oubli du marin qui me surveillait). On m’a fait entrer dans une grande salle en pénombre où j’ai fini par voir que nous y étions une quarantaine de prisonniers. J’y suis resté pendant deux jours. Le pire n’était pas l’attente d’être à notre tour interrogés, mais plutôt d’entendre les cris désespérés des victimes dans des pièces adjacentes. C’est seulement lors de la 3e journée, vers 16 heures, que l’on m’interrogea, revenant sans cesse sur des questions concernant les dénonciations faites contre moi. Comme tout le monde, j’ai été torturé pendant quelques heures. Au bout de trois jours, néanmoins, j’ai été libéré à quelques minutes du couvre-feu, sans explication.

À Santiago et à l’ambassade du Canada

Au bout d’une semaine, j’ai appris que j’étais de nouveau recherché. J’ai donc communiqué avec mon épouse pour établir une stratégie. Après quelques semaines chez des amis et des connaissances à Valparaíso, j’ai décidé de partir à Santiago pour me réfugier dans une des maisons de sécurité de mon parti et des amis à la capitale. Moi et d’autres camarades en provenance de Valparaíso avons été hébergés dans ces maisons, dans des endroits tels que Las Rejas, à San Miguel et près de l’ex-Cordón Industrial de Vicuña Mackenna.

J’avais pensé partir vers le sud, à Puerto Montt, mais j’ai appris qu’on me cherchait aussi dans cette ville. Des structures clandestines du Parti ont travaillé pour établir des contacts avec plusieurs ambassades et on m’a donné un mot de passe pour accéder aux bureaux de celle du Canada, situés dans un étage supérieur d’un édifice en plein centre-ville, rue Ahumada. Je faisais partie d’un groupe dont les noms avaient été soumis à l’ambassade, choisis et approuvés par les diplomates canadiens. Des militants socialistes français, qui travaillaient dans l’ambassade de France au Chili, ont aussi fait des recommandations en faveur de certaines personnes. Personnellement, j’ai aussi reçu l’appui de la Faculté latino-américaine de sciences sociales (FLACSO) grâce à un camarade du MIR à Santiago.

Je me suis présenté aux bureaux de l’ambassade le 12 décembre. Quand on m’a fait entrer, j’ai aperçu environ quarante personnes qui se regardaient avec méfiance. Un employé prenait les données personnelles de chacun. Marc Dolgin, militant du NPD, qui était le premier secrétaire de l’ambassade, a été d’un grand soutien. Il m’a dit : « Au Canada, on a besoin de gens comme vous ».

Nous avons passé un mois à attendre de partir. Entretemps, nous étions 55 personnes entassées dans deux grandes pièces et une troisième plus petite. Malgré cette situation, il y avait un couple qui faisait l’amour, sans se soucier du bruit de leurs ébats. Le soir, on entendait des bruits qui provenaient de la rue, des chars d’assaut qui passaient et quelquefois, des coups de feu.

Dans le groupe, il y avait quelques femmes et deux camarades du MIR. Malgré le manque d’espace, les relations entre les réfugiés étaient cordiales. Il y avait certes des discussions politiques, mais aucune agressivité. Ce n’était toutefois pas le cas pour ce qui était de nos rapports avec l’ambassadeur, Andrew Ross, un proche des membres de la Junte militaire.

Un soir, un jeune militant du PC est arrivé blessé. L’ambassadeur voulait le chasser, mais nous avons menacé de faire une grève de la faim et avons obtenu que le camarade soit conduit vers un lieu sûr pour être soigné. Quelques jours après, on nous a fait une célébration du Nouvel An, organisé par l’ambassadeur. Nous avons participé en portant la cravate à l’envers, en guise de protestation contre son attitude en faveur de la Junte.

Nous étions autorisés à envoyer des lettres à nos proches, mais il est sûr qu’elles étaient vérifiées par nos hôtes. Deux agents de la GRC étaient tout le temps parmi nous, l’un d’eux au comportement assez arrogant. Par contre, l’autre s’est montré assez amical et il a même pleuré lorsque nous sommes partis. Pour passer le temps, certains jouaient aux échecs, et nous lisions beaucoup, y compris les journaux canadiens. Je comprenais le français et lisais Québec presse, le journal du Front commun des syndicats québécois. J’étais un peu au courant de l’existence du FLQ, sur lequel j’avais lu très superficiellement au Chili. On nous apportait de la nourriture faite dans un restaurant et je crois que personne n’a maigri durant notre séjour.

À travers le Comité Pro Paz[12] nous avons pu entrer en contact avec nos familles et les aider à amorcer les démarches pour nous accompagner lors de notre sortie du territoire chilien. Mon épouse est venue signer certains documents à l’ambassade et grâce à cette visite, j’ai pu retrouver ma fille.

Le 11 janvier 1974, nous avons quitté l’ambassade à bord d’un autobus arborant le drapeau canadien, qui nous a conduits jusqu’à l’aéroport. L’ambassade s’était occupée d’obtenir les sauf-conduits, indispensables pour quitter le pays. Dans mon cas, je n’avais pas de passeport, puisque je n’étais jamais sorti du pays. J’allais voyager avec un document spécial, un « permis de ministre ». Un avion militaire canadien de parachutistes nous attendait pour nous transporter vers notre nouvelle destination. Nous avons quitté Santiago par une température de 30 degrés et nous sommes arrivés à Toronto en pleine tempête hivernale, avec une température de -30 degrés !

Cinquante ans plus tard

Aujourd’hui, je crois que le programme de l’UP n’a rien perdu de sa signification et de sa valeur. Le Chili doit récupérer le contrôle de ses richesses naturelles. Allende avait commencé à le faire avec les grandes mines de cuivre, qui sont restées propriété de l’État, même sous la dictature. Aujourd’hui, il faudrait nationaliser les autres mines, y compris celles de lithium, et confier à des entreprises publiques tout ce qui touche à la santé et aux pensions.