Corps de l’article

Éditée depuis 2019 chez Septentrion, la collection « Aujourd’hui l’histoire » réunit certaines chroniques radiophoniques d’intervenants de l’émission éponyme sur les ondes d’ICI Première. Le mandat de la collection ne saurait donc être plus clair : rendre accessible une somme de connaissances sur des sujets parfois pointus et sur lesquels l’essentiel des informations demeure dans des ouvrages savants réservés aux étudiants et aux chercheurs. En ce sens, il faut saluer l’initiative de recueillir sous le titre L’invention de la littérature québécoise au XIXe siècle quelques-unes des chroniques radiophoniques tenues ces dernières années autour de cette thématique par Claude La Charité.

Le professeur à l’Université du Québec à Rimouski, spécialiste de l’humanisme de la Renaissance et de la littérature québécoise du XIXe siècle, en plus d’être nouvelliste et romancier, propose une « introduction à la période qui marque l’émergence d’une nouvelle littérature nationale, avec ce que semblable invention suppose d’effervescence, de débats, de divergences de vues, de propositions audacieuses ou conventionnelles, vouées à un long avenir ou sans lendemain » (p. 7). Ainsi, sans que l’auteur prétende à l’exhaustivité, la présentation de « personnages hauts en couleur, entre originaux et détraqués » (ibid.), référence au titre du recueil de contes de Louis Fréchette paru en 1892, lui permet d’explorer cette « exceptionnelle diversité, sur le plan aussi bien politique qu’esthétique, à mille lieues de l’idée toute faite voulant que le XIXe siècle ait été uniformément conservateur, à l’image de sa littérature réduite aux contes et légendes ou au roman du terroir » (p. 8). L’ouvrage de vulgarisation se divise en quatre parties regroupant deux ou trois chapitres, chacun introduisant une oeuvre particulière ou une trajectoire d’écrivain, soit « Premiers essais romanesques » (L’influence d’un livre de Philippe Aubert de Gaspé fils et La terre paternelle de Patrice Lacombe), « L’École patriotique de Québec et les délicieuses histoires du peuple » (Joseph-Charles Taché, Henri Raymond Casgrain et Philippe Aubert de Gaspé père), « Premières reconnaissances internationales » (Louis Fréchette et Laure Conan) et « Avènement de la modernité à l’École littéraire de Montréal » (Émile Nelligan).

Qu’un chapitre aborde un auteur ou une oeuvre, la méthode demeure sensiblement la même. L’auteur situe l’écrivain dans son parcours (origines et filiations), puis s’intéresse aux sources de l’oeuvre, c’est-à-dire à ce qui semble avoir influencé sa création, ainsi qu’à la réception de celle-ci, tout en synthétisant l’état actuel des connaissances sur lesdites oeuvres et lesdits écrivains. En adoptant une approche plutôt biographique et un découpage historiographique chronologique, La Charité nous invite dans un cabinet des curiosités où les hommes de lettres, et Laure Conan, celle que l’on considère généralement comme la première femme de lettres de la littérature québécoise, se révèlent au gré des témoignages de contemporains et d’anecdotes souvent savoureuses. De fait, comment rester insensible en imaginant un Philippe Aubert de Gaspé fils en poseur de bombes puantes ou la méprise de Victor Hugo sur Louis Fréchette, qu’il prend pour un mendiant, comme on l’apprend dans la relation autographe de cet événement par le premier lauréat canadien de l’Académie française. De manière générale, l’approche de l’auteur est documentée et fait entrer en dialogue diverses sources de l’époque, mais aussi des travaux plus récents. Préparé dans une visée pédagogique assumée, l’ouvrage de La Charité pique la curiosité et donnera certainement envie à un public élargi d’en apprendre davantage sur cette période surtout connue pour ses tribulations politiques et trop souvent assimilée aux élans nationalistes et régionalistes qui marqueront plutôt la littérature du début du siècle suivant (encore là, des nuances s’imposent).

L’invention de la littérature québécoise se révèle en ce sens un ouvrage très accessible, résultat de l’heureuse rencontre entre l’érudition et l’esprit pédagogique de l’auteur. La Charité a le sens de la formule et il sait mettre en relief les dimensions multiples d’individus qui, rappelons-le, occupent souvent plus d’un rôle ou plus d’une profession ; c’est le propre de la majorité des écrivains dès le XIXe siècle, et ce, au Canada français comme en France. Ainsi, sur le plan littéraire, l’auteur rappelle le caractère polygraphe de Joseph-Charles Taché qui pratique tantôt le conte, tantôt l’étude sociale, caractéristique que l’on retrouve aussi chez Fréchette (poète, conteur, dramaturge, mémorialiste), Casgrain (historien, poète, critique, conteur) sans oublier le passage à l’écriture théâtrale avec Si les Canadiennes le voulaient (1886) de Laure Conan, toujours abusivement associée à son roman Angéline de Montbrun (1882-1883).

À l’instar du dynamisme des chroniques radiophoniques où nous entendions, par le truchement du montage, diverses interventions de professeurs et de critiques puisées dans les archives, la composition de l’ouvrage capte l’attention. Des encadrés enrichissent fréquemment le discours en donnant à lire des passages de documents originaux de l’époque. Ainsi, les préfaces, les extraits de critiques littéraires parues dans les journaux du XIXe siècle, de même que les illustrations (portraits, fac-similés des pages titres des oeuvres, etc.) agrémentent la lecture et produisent un effet de vivacité, voire de foisonnement. L’iconographie rend en quelque sorte tangible la mémoire de l’époque : l’invention d’une littérature ne pouvait faire l’économie d’une existence matérielle.

Malgré les qualités indéniables de l’ouvrage, il faut reconnaître que des contraintes éditoriales, propres à la collection, restreignent la démonstration. La périodisation retenue, c’est-à-dire de 1837 (publication d’un premier roman, L’influence d’un livre de Philippe Aubert de Gaspé fils, ex aequo avec Les révélations du crime ou Cambray et ses complices de François-Réal Angers) à 1899 (année de l’internement d’Émile Nelligan, alors que le dernier chapitre de l’ouvrage traite abondamment de la révélation de l’oeuvre par Louis Dantin, notamment en 1904 avec l’édition des Poésies)[1], de même que les figures d’auteurs choisies, bien que représentatives, plutôt que de résulter de l’application d’une méthode critique, obéissent en fait à la contrainte d’avoir été traitées à l’émission — c’est le propre de la collection —, à l’exception de deux sections de chapitres inédites.

De plus, en dépit de l’objectif louable d’échapper aux idées préconçues sur une époque méconnue, des formules colorées, qui contribuent à la vivacité du texte de vulgarisation, participent toutefois à la circulation de lieux communs, par exemple cette idée selon laquelle les auteurs québécois copiaient leurs homologues étrangers, à une époque « où l’écriture s’apprend par l’imitation » (p. 114), ou encore, lorsque l’influence est sans équivoque, cette « impression d’un nain qui cherche à se hisser sur les épaules d’un géant » (p. 117), comme ce serait le cas de Louis Fréchette, dont La légende d’un peuple (1887) renvoie à La légende des siècles de Victor Hugo. Il semble que l’on tendrait à abattre ces lieux communs en misant aussi sur l’analyse des stratégies mises en place par les écrivains dans une optique d’invention.

Hormis ces deux bémols, l’ouvrage de La Charité possède donc des qualités certaines, notamment une langue claire, accessible et une iconographie riche, bien choisie, qui permettent une traversée palpitante de « ce continent littéraire encore trop méconnu » (p. 11). En plus de l’introduction complète et éclairante, une conclusion aurait certainement eu l’heur de lier davantage l’ensemble de ces vignettes littéraires, notamment en les fédérant, justement, autour de l’idée d’invention que l’on vient à perdre de vue tant elle se trouve rarement au coeur du récit, contrairement à la distinction et à la singularisation au prisme desquelles chaque oeuvre ou chaque trajectoire est perçue. Pour les initiés, les liens apparaîtront peut-être clairement. Pour les néophytes, l’ouvrage aura tout ce qu’il faut de piquant pour les inciter à lire les oeuvres évoquées. La leçon d’histoire littéraire, magistrale et maîtrisée, se clôt malheureusement, au gré des choix éditoriaux, trop abruptement.