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Il ne faut pas moins de trois chercheurs issus de l’économie, de la science politique et de la sociologie pour démêler et analyser les controverses relatives aux transports dans la région métropolitaine de Québec. Depuis plus de 10 ans, les politiques, les médias, les acteurs économiques et les habitants sont plongés dans les enjeux environnementaux futurs de la région de la capitale québécoise vis-à-vis du choix cornélien entre l’automobile ou les transports en commun et modes doux.

Dans ce synthétique et pédagogique opuscule, les auteurs se donnent pour mission de cartographier l’évolution des projets de mobilité dans la région de Québec entre 2009 et 2021, de présenter l’ensemble des acteurs et d’expliciter leur position pour finalement mettre en mouvement les controverses qui l’agitent.

Comme ils l’évoquent au chapitre 1, Québec et sa région semblent être à un tournant de leur histoire. Depuis 1948, la ville a privilégié le tout automobile en abandonnant le tramway au profit de l’autobus. Suivant cette dépendance au sentier (path dependency), Québec s’inscrit typiquement dans le schéma d’une ville nord-américaine — une ville étalée et peu dense (contrairement à Montréal, ce qui a permis le développement des transports en commun). Dans cette lignée, il est, dans un premier temps, question de choisir entre deux projets : l’un poursuivant sur la lancée du « tout automobile » avec la création d’un axe reliant les rives nord et sud (le troisième lien) et l’autre donnant davantage de poids aux transports en commun (Réseau structurant de transport en commun, RSTC). L’opposition entre motorisation et transport en commun cristallise le débat autour des enjeux de liberté de déplacement versus la réduction des gaz à effet de serre aboutissant à un choix de société quant à son devenir mobilitaire. Dans un second temps, ces deux projets ont été rassemblés en un seul (le Réseau Express de la Capitale, ou REC) dès 2021 par le gouvernement en place — la Coalition avenir Québec (CAQ). Il n’en demeure pas moins que les polémiques vont bon train au sujet de chacun des projets, qui ne font pas l’unanimité. Malgré l’alliance des deux projets, les controverses se développent autour de l’étalement urbain et de la périurbanisation, du développement durable et du dynamisme économique de la région.

Le chapitre 2 explicite l’évolution des projets de transport et présente la cartographie fine du positionnement des acteurs face à ces controverses. À l’origine, le plan de mobilité durable (2009-2011) entend accroître la part des transports en commun (création d’un tramway) et des modes doux (véloboulevard reliant le centre-ville au campus de l’Université Laval) et diminuer les gaz à effet de serre. Celui-ci divise entre les promoteurs du développement économique et ceux qui privilégient le transfert modal — bien que les deux ne s’opposent pas nécessairement. Entre 2011 et 2017, les circuits envisagés pour les lignes de tramway sont modifiés à de multiples reprises et l’enveloppe budgétaire dédiée au transport fluctue fortement, ce qui entraîne le possible remplacement du tramway par le Service Rapide par Bus (SRB) — abandonné en 2021. Il est aussi question d’un réseau structurant de transport en commun (RSTC) (2017-2021). Entre 2014 et 2021 intervient le projet de troisième lien (tunnel Québec-Lévis), qui trouve ses racines dans les années 1950. Sa localisation est elle aussi sujette à changement et cette proposition semble moins avancée que les précédentes.

Ces divers projets fédèrent plusieurs acteurs politiques, économiques, culturels et sociaux qui peuvent parfois changer de camp (chapitre 4). La coalition A est favorable au transport en commun et la coalition B est favorable à l’automobile. Au sein de ces deux camps, on retrouve des membres des divers partis politiques à l’échelle fédérale, provinciale et municipale, plusieurs experts, les milieux d’affaires de la région, les médias — journaux et radios — et des associations.

Pour les non-familiers des enjeux de transports et de mobilités, l’ouvrage apporte plusieurs vérités contre-intuitives (chapitre 3). Tout d’abord, l’ajout d’infrastructure ne diminue en rien la congestion (loi de congestion routière) : plus il y a de voies de circulation, plus elles sont usitées et c’est la même chose avec les parcs de stationnement, si l’on s’en tient au domaine de l’automobilisme. Ensuite, le solutionnisme technologique n’est pas la réponse in fine aux problèmes de congestion et de mobilité durable (voiture électrique ou autonome et télétravail). Changer de carburant ou opter pour une conduite avec intelligence artificielle ne remet pas en cause les besoins de mobilité de nos sociétés occidentales contemporaines. Puis, l’arrivée d’un tramway dans les quartiers d’une ville coûte plus cher qu’une ligne de métrobus et entraîne inexorablement la hausse du foncier (impact sur la [dé]localisation des activités et habitations). C’est un fait avéré dans toutes les grandes villes occidentales, dont Lyon, Berlin et Bergame. Par ailleurs, le choix d’un mode de transport a priori dominant influe sur la société. En 1967, Bernard Charbonneau écrivait dans L’hommauto : « on croit construire des autos, on fabrique des sociétés ». Enfin, dernière règle de mobilité : chaque mode de transport produit des externalités négatives qu’il s’agit de ne pas minorer lors de l’aménagement du territoire. Par exemple, le tramway contribue à l’extension de l’espace urbain et de fait diminue la densité de population urbaine.

La lecture de cet ouvrage s’avère pertinente à plusieurs niveaux pour les historiens. Tout d’abord, ce livre met en exergue les jeux d’acteurs autour d’un sujet hautement politique : la décision d’un modèle de transport à venir dans la région de Québec. De plus, il révèle l’évolution des prises de positions des élus, des experts, des médias et de l’opinion publique à travers les entretiens, les articles de presse et les sondages. Cette approche historique se rapproche des sources utilisées par les historiens du temps présent. Les auteurs n’omettent pas de mentionner que dans la région de Québec, pour une partie de la population, la liberté s’exprime d’abord par l’automobile. Néanmoins, si la logique dicte d’abandonner, ponctuellement, les véhicules à moteur, de densifier les villes pour réduire les déplacements, l’apport de l’histoire peut s’avérer pertinent pour mettre en perspective cet « auto-refoulement[1] ».

Il aurait été intéressant d’ouvrir en conclusion en comparant la situation québécoise avec d’autres modèles urbains ayant vécu des controverses autour de l’essor des transports en commun, telles les villes européennes. Si la bibliographie est riche en articles de presse, en études gouvernementales, en sources radiodiffusées, il manque quelques références scientifiques relatives au tramway[2]. Elles auraient permis d’expliciter plus finement ses effets structurants sur la ville. En bout de ligne, les auteurs proposent un ouvrage sur l’actualité politique des transports dans la région de Québec. Agrémenté d’une iconographie riche, d’une chronologie des faits entre 2009 et 2021 et d’un effort réel de pédagogie pour appréhender les controverses, il peut constituer une base pour les historiens qui voudraient interroger, sur le temps long du XXe siècle, les vérités actuelles relatives à l’automobile, au tramway et à l’autobus. À la lecture de cet ouvrage passionnant, il serait bon que la communauté historienne se mobilise davantage qu’elle ne le fait déjà pour s’intéresser aux enjeux de transport et de mobilité afin d’apporter sa modeste pierre à l’édifice de la compréhension de la société contemporaine.