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Avec Entre deux feux. Parlementarisme et lettres au Québec (1763–1936), paru aux Éditions du Boréal en 2021, l’historien Jonathan Livernois, professeur au Département de littérature, théâtre et cinéma de l’Université Laval, comble un vide jusque-là insoupçonné dans l’historiographie du parlementarisme et de la littérature au Québec. Fruit d’une importante recherche documentaire, cet essai — qui a notamment valu à son auteur le Prix de création littéraire de la Ville de Québec et du Salon international du livre de Québec, dans la catégorie essai en 2022 — explore les usages de la littérature dans le contexte parlementaire. En d’autres mots, Livernois dévoile comment les hommes politiques du XVIIIe et du XIXe siècles ont déployé sur la scène politique le capital culturel dont ils jouissaient comme hommes de lettres issus des collèges classiques. Un capital culturel qu’ils purent transformer en capital politique jusqu’à la professionnalisation de la fonction de politicien dans les premières décennies du XXe siècle. Champ d’études fascinant, et pour le moins ambitieux, ce chevauchement entre les sphères littéraires et politiques aurait été peu étudié, selon Livernois, par les chercheurs des deux disciplines, malgré d’importantes contributions d’historiens et de littéraires comme Gilles Gallichan, Lucie Robert et Maurice Lemire. L’auteur abat ainsi une frontière entre ces deux disciplines, par l’entremise de ce livre de grande qualité, basé sur une recherche exhaustive dont les ambitions constituent à la fois sa grande force et sa principale faiblesse.
D’emblée, Livernois établit les limites de son étude, conscient de l’absence des femmes et des Autochtones dans son ouvrage, entre autres en raison de la période couverte. Par exemple, tout en évoquant le premier député autochtone au Québec, Ludger Bastien, il ne manque pas de souligner la pertinence de réaliser une étude comparative sur l’art oratoire chez les Autochtones et chez les Canadiens français (p. 28). Après ce nécessaire mea culpa, Livernois explique comment la figure de l’homme politique doublée de celle de l’homme de lettres s’est développée dès les débuts du parlementarisme, à la fin du XVIIIe siècle, et quelles conditions en permirent l’essor. Il démontre ainsi l’importance de la formation littéraire pour établir la crédibilité des hommes politiques du XIXe siècle. Pour ce faire, il présente notamment l’exemple de Louis-Joseph Papineau — raillé à la Chambre d’assemblée du Bas-Canada en raison de sa mauvaise plume — ainsi que ceux de Pierre-Joseph-Olivier Chauveau et de Joseph-Charles Taché — figures emblématiques de l’homme politique littéraire à ses yeux. Livernois aborde ensuite la période post-Confédération en concentrant son attention sur la fonction de député et de premier ministre. Son ouvrage adopte dès lors une structure différente dans laquelle chaque section est précédée d’une liste des premiers ministres provinciaux étudiés, de Pierre-Joseph-Olivier Chauveau à Louis-Alexandre Taschereau, en passant par Joseph-Adolphe Chapleau et Honoré Mercier, jusqu’à l’entrée en scène de Maurice Duplessis, qui marque pour l’auteur la fin de l’importance du capital littéraire chez l’homme politique au Québec.
Si la structure générale de l’ouvrage apparaît parfois difficile à suivre, le travail de recherche à la base du livre demeure remarquable. La quantité de sources dépouillées impressionne, à plus forte raison en considérant la longueur de la période étudiée. Livernois et ses assistants de recherche ont fait grand usage notamment des collections de la Bibliothèque de l’Assemblée nationale du Québec — dont les débats parlementaires reconstitués —, de Bibliothèque et Archives nationales du Québec ainsi que de bibliothèques universitaires. Il en ressort des découvertes extrêmement intéressantes sur la place du livre dans l’univers politique. Le lecteur apprend ainsi que de vigoureux débats à l’Assemblée législative ont porté sur les livres achetés par le gouvernement Mercier en 1886 alors que certains choix s’apparentaient à du favoritisme selon l’opposition (p. 162). Des ouvrages ont aussi été défendus avec fougue par des députés lors de séances parlementaires, comme le Discours prononcé lors de l’inauguration du monument Cartier-Brébeuf (1889), dont la grande qualité est soulignée par Mercier en 1890 pour exprimer son estime à l’égard de son adversaire Chauveau (p. 19). Qui plus est, Livernois montre que l’influence de la littérature sur le politique toucha même la description des débats parlementaires, qui prirent à l’occasion des airs de théâtre (p. 72), sans compter les nombreuses références à des oeuvres littéraires dans les discours des hommes politiques.
Entre deux feux jette donc une lumière sur un pan méconnu de l’histoire des pratiques parlementaires. Son auteur explique efficacement comment la culture du parlementarisme britannique encourageait les députés à mentionner leurs lectures dans leurs discours pour les rendre plus intéressants (p. 213). Le lecteur découvre également que des écrivains – comme Faucher de Saint-Maurice – ont transformé la procédure parlementaire en proposant des changements au Règlement de l’Assemblée législative afin d’en franciser le vocabulaire (p. 203). La Bibliothèque de la Législature réserve elle aussi son lot de découvertes ; on constate ainsi avec effarement qu’elle ne possède même pas une copie du Code civil en 1867 (p. 155), une aberration pour une bibliothèque législative. L’ouvrage rapporte en outre que le premier bibliothécaire de la législature, Pamphile Le May, romancier et poète, a rédigé des poèmes au dos de documents administratifs, comme des formulaires de la Cour d’appel, des listes électorales ou des exemplaires de la loi électorale de la province (p. 160). Soulignons au passage que l’auteur incorpore les recherches les plus récentes de l’historien Christian Blais, qui ont redéfini la temporalité des débuts du parlementarisme (p. 55).
Livernois explore et exploite la littérature sous toutes ses facettes, en s’attardant aussi bien aux lectures et aux écrits des hommes politiques, qu’à l’influence de la politique sur leur production littéraire et, inversement, à celle de la littérature sur leurs comportements politiques. Les lettres se trouvent ainsi à des endroits insoupçonnés dans l’univers politique au Québec, s’imposant notamment au sein de l’importante entreprise de colonisation du gouvernement provincial au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle. L’influence littéraire prend dans ce cas-ci la forme d’une « fictionnalisation » du réel, comme l’indique l’auteur (p. 244). Par ailleurs, chez l’historien Livernois, le littéraire n’est jamais loin : en témoigne la présence d’un intermède au milieu du livre, une pratique figurant aussi dans son essai La révolution dans l’ordre. Une histoire du duplessisme (Boréal, 2018). Cette insertion d’un texte littéraire au milieu d’un essai n’est pas une pratique commune dans les ouvrages d’histoire, mais le lectorat saura en apprécier la pertinence par l’originalité des propos et des récits rapportés.
Traiter d’un sujet aussi vaste et d’une période aussi large sous tous leurs angles présente également le revers d’exposer des choix éditoriaux à la critique. Ainsi, certains pourraient remettre en question l’insistance mise par Livernois sur la carrière de Chauveau, qui fait l’objet de deux chapitres, alors que d’autres premiers ministres, comme Félix-Gabriel Marchand, ne bénéficient pas d’autant d’attention, bien que leur contribution littéraire soit importante. Certes, l’historien souligne que son étude ne porte pas sur la figure de l’écrivain, mais bien sur les usages littéraires dans le monde parlementaire. Pourtant, l’attention donnée à Marchand apparaît insuffisante comparativement à celle dont jouissent d’autres personnages. Au demeurant, ajoutons également un petit bémol à propos de l’analyse de Livernois sur l’incendie du Parlement en 1849. En se fiant sur les propos de François-Xavier Garneau et de Joseph-Guillaume Barthes, il mentionne que l’incendie de la Bibliothèque ne serait pas un « dommage collatéral » de l’incendie du Parlement et que sa destruction aurait été intentionnelle, symbole du « confinement délibéré des Canadiens français dans l’ignorance » (p. 114). Si l’auteur reprend les interprétations d’historiens et d’hommes politiques de l’époque, il aurait été à propos de préciser que ces points de vue servent leurs propres fins politiques dans un contexte marqué par les rébellions des Patriotes, le rapport Durham et le « bill des indemnités ». Qui plus est, cet argumentaire tient difficilement la route étant donné que la Bibliothèque était fréquentée d’abord et avant tout par des parlementaires à l’époque. C’est accorder beaucoup d’importance au fait littéraire dans une société où le taux d’alphabétisation de la population se limitait à 27 %, comme l’indique pourtant l’auteur.
Entre deux feux. Parlementarisme et lettres au Québec (1763–1936) demeure un excellent essai dont l’apport aux connaissances mérite d’être souligné. Livernois montre, avec pertinence, l’importance de contrer la « volonté malaisée de séparer les lettres de la politique » (p. 50) qui caractérise l’histoire littéraire par une analyse croisée, dont tirent profit les deux disciplines. L’historiographie parlementaire et littéraire en ressort grandie.