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On ne pourra jamais reprocher à l’historien Pierre Anctil de craindre d’aborder des sujets délicats de notre passé surtout en cette période trouble dans laquelle les historiens doivent composer avec la culture de l’annulation. Aucun danger dans le cas de ce chercheur qui a toujours su traiter de la question juive au Québec avec pédagogie, respect et intelligence. Il le fait encore dans son dernier opus intitulé Antijudaïsme et influence nazie au Québec. Le cas du journal L’Action catholique (1931-1939), qui vient de paraître aux Presses de l’Université de Montréal.
L’auteur aborde de front la question de l’antijudaïsme au Québec, en particulier la réaction des francophones québécois en regard aux immigrants juifs qui furent nombreux à venir s’installer au Québec tout particulièrement à Montréal au début des années 1930. Pierre Anctil démontre que l’hostilité antijuive au Canada français a été véhiculée et nourrie par le clergé catholique. Selon lui, il existe dans le repli du Canada français un discours soutenu et constant de méfiance face aux Juifs et ce discours, soutient-il, trouve son origine principale dans l’enseignement doctrinaire catholique. Comment l’auteur a-t-il pu arriver à ces conclusions compte tenu du fait qu’il y a très peu d’archives sur la question juive accessibles aux chercheurs dans les diocèses québécois ? M. Anctil a misé juste en arrêtant son choix sur le quotidien L’Action catholique, qui était l’organe de presse de l’archidiocèse de Québec.
Avec l’aide d’une étudiante de maîtrise en histoire, Zoé Cadieux, M. Anctil a analysé 1789 éditoriaux publiés au cours de la période 1931-1939, soit environ 200 en moyenne par année. Le fruit de leur analyse est d’ailleurs brillamment exposé dans 13 graphiques que l’on retrouve en annexes à la fin du livre. Le travail de dépouillement de L’Action catholique débute avec l’ouverture du grand magasin Pollack à Québec – un Juif bien impliqué dans la communauté – et se termine avec le début de la Seconde Guerre mondiale. En complément, trois fonds d’archives ont été consultés, soit ceux de l’archidiocèse de Québec, du Congrès juif canadien et de la Ville de Québec. Les chercheurs ont retenu pour l’analyse l’ensemble des textes du quotidien touchant quatre grands thèmes : le magasin Pollack de Québec, la synagogue Beth Israel Ohev Shalom et le judaïsme en général, les considérations sur l’immigration internationale et, enfin, les nouvelles en provenance de l’Allemagne nazie.
Le premier constat qui frappe le plus aux yeux est que 43 % des textes retenus ont été publiés dans deux seules années, soit 15 % en 1933 et 28 % en 1938. Entre ces deux années, les années 1934 à 1937 regroupent chacune environ 10 % des mentions. Dans le cas du thème de l’Allemagne nazie, 17 % des textes de L’Action catholique ont été publiés en 1933 et 37 % l’ont été en 1938. Pour ce qui est des Juifs en général, la proportion est de 13 % en 1933 et de 40 % en 1938. L’intérêt marqué pour l’année 1933 s’explique par l’arrivée au pouvoir d’Hitler et le début des persécutions contre les populations juives en Allemagne. Dans le cas de 1938, c’est l’annexion de l’Autriche en mars et la menace d’invasion de la Tchécoslovaquie en septembre qui suscitent le plus l’intérêt du quotidien de Québec.
Dans l’ensemble, environ 50 % des textes retenus dans l’analyse de l’auteur portent sur le Troisième Reich et 40 % sur les Juifs à l’échelle mondiale. Autre constatation intéressante de M. Anctil, la majorité de ces textes proviennent de l’étranger, soit d’agences de presse internationale ou de publications du Vatican. Il ne reste donc au total que 150 textes portant spécifiquement sur des enjeux touchant la question juive à Québec. Le premier enjeu est le boycottage des annonces publicitaires du magasin Pollack dans L’Action catholique à partir de décembre 1932. Le second est les entraves de l’administration municipale au projet de construction d’une nouvelle synagogue dans la haute-ville de Québec. Ce n’est pas tant le nombre d’articles qui importe ici que l’impact que cette propagande haineuse a eu sur la communauté juive de la Vieille Capitale. « Ces décisions, écrit Pierre Anctil, ont causé à la communauté juive un choc traumatique dont elle n’a pu s’en remettre qu’en 1952 » (p. 35).
L’ouvrage de plus de 440 pages se divise en sept chapitres après une longue introduction d’une quarantaine de pages dans laquelle l’historien expose en détail ses problématiques, ses hypothèses et la méthodologie employée pour décortiquer le quotidien de Québec. Le premier chapitre porte plus généralement sur l’immigration internationale. L’auteur y montre comment les rédacteurs de L’Action catholique voient d’un mauvais oeil les personnes immigrantes au Canada. Ce sentiment de rejet atteint son sommet en 1933 au plus fort moment de la crise économique. La méfiance de L’Action catholique quant à la venue de nouveaux immigrants s’appuie sur la crainte de voir venir au pays des militants communistes. Le quotidien n’affiche cependant pas la même attitude face aux immigrants de confession catholique comme les Irlandais et les Chinois qui, lit-on dans le quotidien, s’intègrent facilement à la communauté d’accueil et semblent démontrer une ouverture à la foi chrétienne.
Dans le deuxième chapitre, l’historien s’attarde à l’immigration juive. Il est intéressant de noter que sur les 712 textes de L’Action catholique portant sur les enjeux juifs, plus de 500 proviennent de l’agence américaine United Press. Il appert que cette dernière, qui est basée à New York, se préoccupe alors du sort des Juifs en Allemagne qui sont la cible de persécutions nazies. Le troisième chapitre porte justement sur les violences nazies perpétrées contre les Juifs allemands. Ces actions font souvent la une de L’Action catholique. « La description des injustices et des afflictions subies par la minorité d’origine juive est si éprouvante, et les discours des principaux leaders nazis si répugnants, écrit Anctil, qu’il est pratiquement impossible pour les lecteurs de L’Action catholique de rester indifférents ou de maintenir plus longtemps une position hostile face aux victimes de ces machinations » (p. 165).
Cependant, on peut lire dans le chapitre 4 que L’Action catholique n’affiche pas cette même compassion lorsqu’il est question de membres de la communauté juive de Québec. Au début des années 1930, L’Action catholique ne semble pas se préoccuper de l’origine juive de Maurice Pollack, propriétaire du magasin Pollack, qui ouvre ses portes en 1931 sur la rue Saint-Joseph à Québec. Le quotidien publie des pages complètes de publicité du populaire magasin à rayons et ne reprend aucunement le discours antisémite des journaux d’Adrien Arcand, dont Le Miroir et Le Patriote, qui dépeignent l’homme d’affaires de Québec comme une « bête sournoise » ou un « bandit féroce » (p. 265). Tout bascule en novembre 1932 lorsque la congrégation Beth Israel Ohev Shalom fait l’acquisition d’un terrain dans la haute-ville de Québec pour y construire une nouvelle synagogue. Il survient dès lors un renversement du paradigme de tolérance bienveillante qui avait cours dans L’Action catholique depuis l’ouverture du magasin Pollack un an plus tôt (p. 251). Jugées alarmantes et redoutables, les publicités du magasin Pollack passent à la trappe en 1933, écrit Anctil (p. 265). Comme on peut le lire dans le cinquième chapitre, ce boycottage des publicités des marchands juifs fait mal à L’Action catholique sur le plan financier. Mais le quotidien de Québec, qui demeure sous l’emprise du clergé, subit des pressions en haut lieu pour maintenir l’embargo sur les présumées publicités juives. De fait, le cardinal Villeneuve met en garde le clergé et les religieux contre le commerce « juif ». Maurice Pollack triomphera finalement de ses adversaires alors que son entreprise connaîtra une expansion remarquable au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. En 1950, il ouvrira un magasin à l’angle du boulevard Charest et de la rue du Pont. À l’inverse, L’Action catholique amorcera une période de déclin après 1945 en raison notamment de la fin des lucratives publicités de guerre du gouvernement fédéral. Dans la dernière partie du livre, aux chapitres 6 et 7, Pierre Anctil se penche sur la tentation du nazisme dans les pages de L’Action catholique et les réactions de l’Église catholique face aux persécutions anticatholiques en Allemagne au cours des années 1930. Il démontre combien le journal de la rue Sainte-Anne a été tolérant face aux nazis en raison de leur anticommunisme, mais que sa position éditoriale change à partir de 1936 lorsque le Vatican dénonce les persécutions commises contre les catholiques en Allemagne.
Tout compte fait, en utilisant L’Action catholique comme source principale dans sa recherche, Pierre Anctil nous ouvre l’appétit afin d’en apprendre plus sur la perception du clergé catholique québécois face aux Juifs et l’Allemagne nazie. Pour goûter à ce savoir, il faudra un jour que les diocèses québécois donnent accès à tout le menu de leurs archives. Mais il s’agit là d’un voeu pieux qui ne sera sans doute jamais exaucé.