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Plus de 35 ans après la parution de L’histoire des femmes au Québec depuis quatre siècles, Marie Lavigne et Michèle Stanton-Jean, qui ont toutes deux été membres du collectif Clio, livrent une biographie remarquable d’Idola Saint-Jean. Cette dernière demeure une figure relativement méconnue de l’histoire québécoise, alors que plusieurs pionnières du mouvement féministe, dont Marie Gérin-Lajoie, Thérèse Casgrain et Éva Circé-Côté, ont déjà été l’objet de biographies. Hormis quelques articles qui lui ont été consacrés, Idola Saint-Jean est longtemps restée dans l’ombre et ce, malgré l’importance de ses actions aux yeux de ses contemporains. Si on peut d’abord être tenté d’expliquer cette absence par un manque d’archives – Idola n’ayant pas eu de descendance –, l’ampleur de son engagement public et les traces laissées permettent néanmoins d’écarter cette thèse bien rapidement. Selon Lavigne et Stanton-Jean, ce serait surtout la singularité de son parcours qui permettrait d’élucider le « mystère Idola Saint-Jean ». Contrairement à la plupart des femmes de sa génération, elle n’a choisi ni le mariage ni la religion. Son militantisme était beaucoup plus radical que celui d’autres personnalités emblématiques du mouvement des femmes à la même époque.
L’ouvrage se décline en quatre parties qui couvrent chacune les grandes périodes de la vie d’Idola Saint-Jean. À travers 34 courts chapitres thématiques, les autrices présentent les multiples aspects de ses parcours personnel, professionnel et militant. La première partie est consacrée à sa jeunesse et au début de sa carrière. Étant issue d’un milieu bourgeois, Idola a connu une enfance et une adolescence marquées par une certaine aisance et par une bonne éducation. Souhaitant devenir actrice, elle a bénéficié de leçons auprès de professeurs particuliers avant d’offrir elle-même, à partir de 1898, des cours de diction et d’élocution au Monument-National. Le décès soudain de son père, en 1900, est toutefois venu plonger la famille dans une situation financière précaire. Alors âgée de 20 ans, Idola Saint-Jean a dû se forger une carrière professionnelle pour subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille. Enseignant d’abord la diction et l’élocution dans des couvents catholiques, elle a été embauchée en 1906 à l’Université McGill pour enseigner la diction française à titre de chargée de cours, avant d’y être nommée professeure en 1922. Après plusieurs années d’enseignement, et à la suite de la publication de deux anthologies consacrées à la diction, sa renommée était bien établie. Elle était d’ailleurs fréquemment sollicitée pour donner des conférences.
C’est dans la deuxième partie de l’ouvrage que nous faisons la rencontre d’Idola Saint-Jean « l’insoumise ». Son militantisme s’est développé à la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste, où elle a fondé l’Association artistique des dames canadiennes en 1908. Durant la Première Guerre mondiale, elle a prononcé plusieurs conférences sur la santé publique et a coordonné une équipe de bénévoles et de professionnel-le-s de la santé pour soigner les malades atteint-e-s de la grippe espagnole. Fait assez inusité pour l’époque, on apprend qu’elle a été, durant quelques années, mère adoptive d’une fillette noire dont les parents avaient été victimes de l’épidémie. Elle s’est ensuite engagée dans le Comité provincial pour le suffrage féminin (CPSF), aux côtés de Marie Gérin-Lajoie et de Thérèse Casgrain. Leur collaboration a parfois été source de tensions : alors que les deux autres féministes défendaient des moyens plus modérés, Idola préconisait une stratégie de front pour inciter les candidats aux élections à se prononcer publiquement sur le suffrage et n’hésitait pas à solliciter l’appui des syndicats. Elle a également été très active dans les médias, prenant régulièrement la parole sur les ondes de CKAC et tenant une chronique bilingue au Montreal Herald. Elle a fondé et édité la revue La Sphère féminine/Women’s Sphere qui, tout en élargissant la définition de la sphère féminine à l’ensemble de la société, représentait la seule publication d’envergure résolument féministe et suffragiste dans les années 1930 et 1940.
La troisième partie permet de mieux saisir la singularité d’Idola Saint-Jean, qui a pris ses distances à l’égard du CPSF. En 1927, elle a mis sur pied son propre groupe : l’Alliance canadienne pour le vote des femmes du Québec. Il s’agissait d’une association égalitariste, laïque et près des milieux ouvriers, qui offrait des services d’éducation populaire. À la suite de son implication autour de l’affaire « personne » – qui a mené à une décision constitutionnelle établissant le droit des femmes à être nommées au Sénat – plusieurs ont réclamé qu’elle soit la première femme à être nommée sénatrice. Cet honneur est finalement revenu à Cairine Wilson, une militante libérale à Ottawa choisie par le gouvernement Mackenzie King. Idola Saint-Jean s’est ensuite présentée comme candidate aux élections de 1930, à titre de « libérale indépendante », et est toute de même parvenue à récolter, en dépit de sa défaite, de nombreux appuis dans les milieux ouvriers. Durant les années suivantes, elle a offert son soutien aux luttes syndicales, notamment lors de la célèbre grève des midinettes de 1937. Ouverte sur le monde, elle s’est aussi engagée dans le mouvement pacifiste de l’entre-deux-guerres.
La quatrième partie, beaucoup plus courte, porte sur l’obtention du droit de suffrage au palier provincial et sur les dernières années d’Idola Saint-Jean avant son décès, en 1945. Pour la première fois en 1938, des femmes ont pu être déléguées au congrès du Parti libéral et sont parvenues à faire intégrer au programme la promesse du suffrage féminin. Porté au pouvoir l’année suivante, c’est finalement en avril 1940 qu’Adélard Godbout a déposé le projet de loi 18 portant sur le vote des femmes, adopté à forte majorité. Après cette victoire, Idola Saint-Jean a maintenu plusieurs engagements, mais s’est toutefois faite moins présente sur la scène publique. À la suite de son décès, tous les grands journaux francophones et anglophones lui ont rendu hommage, en saluant son travail de longue haleine pour les droits politiques et juridiques des femmes.
Le parcours d’Idola Saint-Jean méritait qu’on s’y attarde : elle défendait un féminisme égalitariste plutôt que maternaliste, portait des valeurs libérales, mais n’hésitait pas à critiquer les élites politiques, s’identifiait davantage à la classe travailleuse qu’à la bourgeoisie, naviguait avec aisance entre les milieux francophones et anglophones et s’impliquait à la fois dans le milieu des arts et pour les causes sociales. Elle a travaillé sans relâche pour l’amélioration des conditions juridique et politique des femmes, dont celles issues des classes moins fortunées, son engagement relevant davantage d’un désir de justice sociale que d’un acte de charité. Pour ce faire, elle a su utiliser toutes les plateformes à sa disposition : journaux, radio, conférences, commissions d’enquête, implication associative, etc. À la lumière de la richesse de cette trajectoire, il est en effet difficile de comprendre comment Idola Saint-Jean a pu faire figure d’« oubliée » parmi les personnalités marquantes du XXe siècle.
Une première critique que nous pouvons adresser à cette biographie concerne la présence de quelques répétitions factuelles, qui s’expliquent par la structure thématique retenue par les autrices. Toutefois, ces brefs rappels permettent de lire les chapitres séparément, ce qui confère à l’ouvrage une portée intéressante pour son utilisation dans un contexte pédagogique. Une seconde critique concerne le déséquilibre entre les quatre parties de l’ouvrage. La première partie, qui aurait sans doute pu être plus concise, comporte des mises en contexte détaillées et plusieurs informations présumées, ce qui peut être attribué au manque d’archives permettant de documenter les premières années de la vie d’Idola Saint-Jean. Ce sont surtout les deuxième et troisième parties qui constituent le coeur de l’ouvrage et qui contribuent significativement à l’historiographie. Malgré ces réserves, Lavigne et Stanton-Jean ont réussi à faire sortir de l’ombre Idola Saint-Jean à l’aide d’un important corpus composé d’archives associatives, d’archives personnelles, de revues et de journaux. Le tout est rédigé dans un style accessible qui ne diminue en rien la rigueur du travail de recherche.
Bien que l’historienne Micheline Dumont ait mis en garde contre le piège de l’« exceptionnalisme », qui pourrait amener à ne considérer comme dignes d’intérêt que les femmes qui ont accompli des activités normalement réservées aux hommes, Lavigne et Stanton-Jean ne manquent jamais d’inscrire les actions d’Idola Saint-Jean dans leur contexte, et surtout dans leur dimension collective. Son parcours demeure révélateur de la prise de conscience et de l’engagement des femmes durant la première moitié du XXe siècle. Il témoigne aussi du recours à des outils et à des stratégies inédites pour parvenir à transformer une société où les hommes détenaient les pouvoirs politique, religieux, juridique et conjugal. En ce sens, ce récit de vie permet de « plonger dans la société québécoise à une période charnière de son histoire : celle de la construction de sa modernité » (p. 14). Il s’agit d’un apport considérable à l’histoire québécoise et à l’histoire des femmes.