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Dans leur « manifeste » (p. 8) publié chez M Éditeur, Marc-André Éthier et ses collaborateurs font la promotion du modèle de la pensée historienne. Ce modèle vise à ce que les élèves reproduisent, en classe d’histoire, les techniques de travail de l’historien, comme l’analyse d’archives et l’attribution des causes-conséquences à un événement. Selon les auteurs qui sont aussi didacticiens de l’histoire, ce modèle devrait avoir préséance sur les autres éléments du nouveau programme d’Histoire du Québec et du Canada. Celui-ci adopte un cadre chronologique réparti entre le 3e et le 4e secondaire, avec comme point de bascule l’année 1840. Fait à noter, même si le sous-titre du manifeste annonce une analyse et une critique de ce nouveau programme, celles-ci ne sont étayées qu’à partir de la moitié du livre.
Au premier chapitre, Yelle et Déry, à partir du contenu de leur mémoire de maîtrise, présentent « les plus importants résultats de la recherche récente en didactique de l’histoire » (p. 15-16). Ces recherches qualifiées de complémentaires sont classées selon trois écoles de chercheurs (britannique, canadienne-anglaise et américaine), illustrant l’intérêt scientifique envers le modèle ainsi que sa cohérence théorique. Enfin, les deux auteurs détaillent les « actions cognitives concrètes » (p. 28) pratiquées par les historiens, formalisées par les didacticiens et qui orientent l’apprentissage d’un mode de pensée historienne.
Le deuxième chapitre, écrit par Éthier et Lefrançois, trace un « rapide portrait » (p. 50) des programmes d’histoire au Québec depuis 1938, en focalisant sur l’inclusion du modèle que le collectif défend. Le programme publié avant 1960 serait rétrograde, asservi à la nation catholique canadienne-française, alors que le Rapport Parent des années 1960, par sa promotion de l’histoire scientifique, aurait engendré une nécessaire rupture. La valorisation d’une histoire dite « scientifique » (p. 51) et « moins biaisée » (p. 54) se déploierait surtout à partir du programme de 1982. Puis, vint le programme de 2006, décrit à partir du débat mené contre ce dernier, et par conséquent, contre l’accent placé sur le développement de compétences apparentées à la pensée historienne. La description sommaire de l’ambiguïté constitutive et donc de l’inachèvement du nouveau programme conclut ce chapitre : « il oscille entre une approche scientifique et méthodique de l’histoire et une définition de son rôle patrimonial l’associant à la mémoire » (p. 58).
L’analyse du contenu du nouveau programme présentée au chapitre 3 s’effectue surtout à partir d’une démonstration de ses faiblesses. La première serait le recours à une « liste d’épicerie » (p. 71) de 465 connaissances essentielles déclinées à la fin de huit périodes historiques, et ce, sans hiérarchisation (lesquelles apprendre en premier ?), sans verbe d’action (ex. analyser ou identifier ?), et sans fil conducteur (quelle narration ?). La deuxième se trouverait dans les textes de présentation de ces huit périodes historiques couvrant les « origines » du Québec à « nos jours », s’étalant sur environ deux pages, qui ne présenteraient ni problématique ni recours à des débats historiographiques. Selon l’auteur du chapitre, Vincent Boutonnet, le Rapport Beauchemin-Fahmy-Eid « propos[ait] des éléments plus concrets et mieux structurés » (p. 78), mais peu suivis par les rédacteurs contraints par des « pressions ministérielles » (p. 78). La faiblesse la plus problématique serait que le programme ne s’appuierait « sur aucune donnée probante de la recherche en didactique de l’historique » (p. 79). On comprend dès lors que ses rédacteurs n’auraient pas reconnu et mobilisé à leur juste valeur les recherches documentant les bienfaits de la pensée historienne.
Dans le quatrième chapitre, Stéphanie Demers consolide la critique énoncée précédemment envers un programme ambigu, aux multiples faiblesses et qui ne priorise pas la pensée historienne. Il viserait plutôt à socialiser les élèves à un « nous » (p. 81) québécois. L’accent placé sur la mémorisation de connaissances historiques repérées au chapitre 3 est interprété comme une forme d’alphabétisation à la mémoire collective québécoise. Essentialisant ce « nous », le concept de « nation » québécoise serait par ailleurs non-problématisé dans le programme et laisserait peu de place à la libre allégeance des élèves. L’auteure propose une vision moins prescriptive. Ainsi, développer une pensée historienne deviendrait un outil aux visées émancipatrices encourageant « une action citoyenne éclairée par une compréhension critique des origines des phénomènes liés aux injustices sociales, à l’oppression, à la discrimination, à la violence et des conceptions des biens à poursuivre » (p. 92-93). Cette visée transformative représente le coeur du manifeste.
Dans une conclusion intitulée « Contre l’histoire serve », le collectif propose que le nouveau programme soit asservi aux préceptes du modèle de la pensée historienne. Celui-ci serait donc la « clé de voûte » (p. 22) de l’enseignement de l’histoire. Cette proposition est peu convaincante.
Premièrement, il aurait été apprécié que les auteurs citent leurs collègues didacticiens qui offrent une critique et des alternatives au modèle de la pensée historienne, de manière à nuancer ses retombées. En les omettant, on donne l’impression d’un relatif consensus au sein des didacticiens de l’histoire, ce qui trahit une réalité plus complexe. Aussi, que penser du silence du collectif à propos des enseignants d’histoire du Québec, qui, pour ceux qui s’expriment à travers les médias, approuvent en grand nombre leur nouveau cadre d’enseignement.
Deuxièmement, il aurait été avisé de décrire en plus de quatre phrases le fil des évènements qui ont précédé la refonte du programme et qui expliquent en partie son contenu et ses finalités. Par exemple, l’analyse de contenu débute par une référence au rapport Beauchemin/Fahmy-Eid – Le sens de l’histoire ; ayant possiblement influencé le titre du manifeste – qui est difficilement compréhensible puisque décontextualisé. Il faut donc rappeler que ce rapport produit en 2014 pour guider les rédacteurs du nouveau programme est d’abord la résultante d’un processus d’exclusion. Pour réformer l’enseignement de l’histoire en 2013, un premier groupe de travail constitué de didacticiens et d’historiens aux différentes allégeances a été formé puis dissous pour être remplacé par un duo d’experts, formé par Jacques Beauchemin, sociologue, et Nadia Fahmy-Eid, historienne retraitée. L’existence de ce manifeste peut donc se comprendre comme étant la résultante d’une perte de pouvoir pour certains didacticiens de l’histoire à infléchir significativement le contenu et les finalités du nouveau programme.
Finalement, il aurait été souhaitable que les auteurs analysent et critiquent la version finale et approuvée du programme, publiée en août 2017, au lieu de se référer à une version provisoire qualifiée de « partielle » (p. 57, voir aussi p. 13), publiée en mai 2016. Des changements mineurs ont été apportés à ce programme jusqu’à la dernière minute, engendrés par les revendications provenant des membres des communautés inuite ou anglophone ; ces dernières passent presque inaperçues sinon dans la dernière phrase d’une citation en note infrapaginale (p. 58).
Ce manifeste vraisemblablement écrit avec empressement pour être publié en mars 2017 avant la version finale du nouveau programme approuvée en août 2017, visait-il davantage à influencer le travail des rédacteurs plutôt qu’à dépeindre les réelles opportunités et les contraintes offertes par ce document officiel ? Dans cet empressement, on obtient un portrait partial et partiel du modèle de la pensée historienne ainsi que du nouveau programme ; d’où l’usage du conditionnel dans la première partie du compte rendu. Les auteurs reproduisent l’empressement qui a caractérisé l’amorce de la réforme de l’enseignement de l’histoire en 2013. Ce manifeste donne aussi à voir les traces d’une identité didacticienne menacée, fragilisée, et délégitimée par un processus d’exclusion. Dès lors, ce collectif tente possiblement, par un appel à l’autorité scientifique, de regagner sa place dans le cercle des influenceurs, sans préciser pourquoi il n’y est pas déjà.