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Généralement associée aux oeuvres classiques de Platon à Rousseau en passant par Aristote et Machiavel, la notion de corruption avait pour ainsi dire disparu de la carte de la philosophie politique, tant chez les auteurs qui se réclament de la théorie critique que chez théoriciens analytiques de la justice plus soucieux d’élaborer des principes politiques que d’examiner les institutions qui les réalisent[1]. Or, depuis le milieu des années 1990, la corruption fait l’objet d’un regain d’intérêt qui se manifeste par une augmentation du nombre de publications, des événements académiques et des programmes de recherche financés sur ce thème[2]. Comment peut-on expliquer ce phénomène ?
Il faut reconnaître d’abord que la corruption n’a pas cessé d’être étudiée en économie, en science politique et en sociologie, et ces différentes disciplines constituent évidemment une source importante de la réflexion philosophique[3]. Sous leur influence, l’usage de la notion de corruption a étendu au domaine privé, celui de l’entreprise et du marché, alors qu’il était plutôt réservé aux actes impliquant des personnes dotées d’une autorité publique (fonctionnaires, représentants politiques, gouvernants). Cependant, dans la plupart des études, la corruption reste comprise dans son acception juridique c’est-à-dire comme un acte qui consiste à utiliser sa fonction pour obtenir des gains personnels. En introduisant les notions de règles et d’échange, on peut définir la corruption comme le fait pour un agent (x), ayant un contrôle sur des règles dans le cadre d’une fonction (publique ou privée), d’utiliser son pouvoir pour favoriser un agent (y) en suspendant l’application des règles en échange d’une faveur de la part de l’agent (y)[4]. La catégorie de corruption comprend ainsi des actes que le droit traite séparément comme les pots-de-vin, la collusion, le délit d’initié, le trafic d’influence, le conflit d’intérêt, etc. Mais cette définition réduit la corruption à une violation de règles légales accomplie par des individus, à la moralité personnelle défaillante, dans le cadre de leur fonction. Cela n’intéresse pas beaucoup la philosophie politique qui privilégie l’analyse des institutions et des rapports de pouvoir, et la justification des règles publiques. Cela explique sans doute pourquoi cette dernière est restée relativement silencieuse sur les enjeux de la corruption.
Cependant, les analyses économiques en théorie des jeux et de l’information[5] et les analyses sociologiques fonctionnalistes[6] ont permis d’une façon inattendue de replacer la corruption sur la carte de la philosophie politique, notamment dans la région des théories de la démocratie. En effet, les travaux dans ces domaines ont introduit dès la fin des années 1940 deux caractéristiques cruciales d’une analyse politique de la corruption : la première caractéristique est « l’amoralisation » des agents et de leurs relations, en particulier dans la sociologie fonctionnaliste de la déviance chez Merton ; la deuxième est la conception de la corruption comme un phénomène systémique. Ces deux caractéristiques sont en réalité parfaitement solidaires. Dans la mesure où l’on ne cherche plus la cause de la corruption dans le caractère vicieux des individus, on est plus enclin à reconnaître l’importance du contexte, du jeu des intérêts bien compris, de l’économie des incitations et de l’articulation des règles institutionnelles. On peut dès lors reprendre l’hypothèse classique que les individus sont des fripons (knaves)[7] ou encore des démons dotés d’un entendement (Teufeln)[8] pour étudier le système de règles et l’agencement institutionnel qui favorisent ou limitent les comportements corrompus.
L’intérêt croissant pour la corruption en philosophie politique s’explique ensuite par la résurgence de la théorie républicaine sous l’impulsion des travaux de J. G. A. Pocock et Quentin Skinner en histoire de la pensée politique[9], puis de Philip Pettit et John Maynor entre autres, en philosophie politique[10]. Historiquement, les auteurs républicains ont toujours manifesté une plus grande sensibilité aux questions institutionnelles. De manière très (trop) schématique, on trouve chez les républicains l’idée que la vie de la cité consiste dans la poursuite collective du bien commun et que la liberté des citoyens ne se conçoit pas comme la jouissance de droits subjectifs à l’abri de la vie de la cité, mais qu’elle est conditionnée par les institutions publiques et par la participation politique des citoyens. L’État dont les agents font obstacles à la réalisation de cette double finalité, le bien commun et la liberté, est un État corrompu. Si les républicains antiques et modernes ont souligné l’importance de vertus civiques des individus pour la réalisation de la République, ce thème, même s’il demeure, est moins présent dans les travaux des penseurs néo-républicains. En remettant les questions institutionnelles au coeur de la réflexion sur la démocratie, le néo-républicanisme a non seulement contribué à réactiver le thème de la corruption mais aussi à lui donner un sens plus institutionnel en évitant de le « moraliser ». La corruption peut ainsi être comprise comme le phénomène de sape des finalités sociales et politiques désirables par l’arrangement institutionnel, soit par la violation des règles de l’institution, soit par des agissements qui tout en étant conformes à ses règles, ne poursuivent pas les buts de l’institution, voire les détournent.
Une fois réactivé, le thème de la corruption permet de réaffirmer nettement les différences qui séparent les courants en philosophie politique. La conception délibérative de la démocratie verra dans la corruption la confiscation de l’espace public par certains groupes et l’exclusion des autres citoyens ; pour la conception épistémique, la corruption consistera plutôt dans l’affaiblissement des procédures qui permettent de prendre les meilleures décisions, par manque de transparence, manipulation des opinions ; et ainsi de suite.
Dans un contexte où les recherches sur la corruption sont largement dominées par les contributions économiques, sociologiques et juridiques, le présent dossier se propose d’y apporter un éclairage proprement philosophique. Bien que nous ne prétendions pas échapper aux phénomènes de mode qui sévissent aussi dans le monde la recherche, la principale raison qui a motivé la conception de ce dossier est le constat suivant : bien trop souvent en sciences sociales, les auteurs se donnent une définition préalable et des critères fixes de la corruption leur permettant d’étudier les phénomènes qui satisfont ces critères ; le risque d’une telle démarche est d’être purement descriptive et de négliger des phénomènes qui devraient être compris comme des faits de corruption. Or, nous pensons qu’il est essentiel de réfléchir au concept même de corruption pour éviter certains angles morts : par exemple, on peut formuler l’hypothèse qu’un système soit corrompu sans qu’aucun acte illégal n’ait été commis. Bien sûr, la réflexion philosophique prend le risque inverse d’être trop normative et trop inclusive, en étendant le concept de corruption au-delà de ses usages habituels. Il faut donc avancer prudemment en ne quittant pas le sol de l’analyse sociale.
Parties annexes
Notes
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[1]
Rawls, John, « Les institutions et la justice formelle » (I, 10), in Théorie de la justice, trad. fr. Audard, Paris, Seuil, 1987, p. 85-91.
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[2]
L’exemple le plus éloquent est le Lab dirigé par le professeur Lawrence Lessig (Edmond J. Safra Center for Ethics, Harvard) dont les travaux sont consacrés à la corruption institutionnelle depuis 2010.
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[3]
Parmi les travaux les plus influents, on signalera ceux de Rose-Ackerman, Susan, Corruption: A Study in Political Economy, New York, Academic Press, 1978.
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[4]
Dans le Code Criminel du Canada (L.R.C. (1985), ch. C-46), la corruption est définie de la manière suivante : « (1) Est coupable d’un acte criminel […] a) pendant qu’il occupe une charge judiciaire ou est membre du Parlement ou d’une législature provinciale, accepte ou obtient, convient d’accepter ou tente d’obtenir, directement ou indirectement, par corruption, pour lui-même ou pour une autre personne, de l’argent, une contrepartie valable, une charge, une place ou un emploi à l’égard d’une chose qu’il a faite ou s’est abstenu de faire ou qu’il fera ou s’abstiendra de faire en sa qualité officielle » (art. 119). En France, selon le Code Pénal, la corruption est « l’agissement par lequel une personne investie d’une fonction déterminée, publique ou privée, sollicite ou accepte un don, une offre ou une promesse en vue d’accomplir, retarder ou omettre d’accomplir un acte entrant, d’une façon directe ou indirecte, dans le cadre de ses fonctions » (art. 432 et 433).
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[5]
Je pense en particulier aux analyses de la collusion chez des économistes comme Jean Tirole (cf. “Hierarchies and Bureaucracies: On the Role of Collusion in Organizations,”, Journal of Law, Economics, & Organization, vol. 2, no. 2, 1986, p. 181-214).
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[6]
Merton, Robert, Éléments de théorie et de méthode sociologique, Paris, Plon, 1953; Crozier, Michel, Le Phénomène bureaucratique, Paris, Seuil, 1963.
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[7]
Hume, David, “Of the Independency of Parliament,” in Essays, Moral, Political, and Literary, London, 1742.
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[8]
Kant, Emmanuel, « Premier supplément », in Projet de paix perpétuelle, trad. fr. Gibelin, Paris, Vrin, 1795.
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[9]
Pocock, J. G. A., Le moment machiavélien, trad. fr. Borot, Paris, PUF, 1997; Skinner, Quentin, “The Republican Idea of Political Liberty,” in Gisela Bock, Quentin Skinner and Maurizio Viroli (eds), Machiavelli and Republicanism, Cambridge, Cambridge University Press, 1990.
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[10]
Pettit, Philip, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement, trad. fr. Spitz et Savidan, Paris, Gallimard, 2004; Maynor, John, Republicanism in the Modern World, Cambridge, Polity Press, 2003.