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Michal Raz, sociologue, nous livre ici un ouvrage essentiel et pionnier, qui va faire date dans le champ des études intersexes critiques francophones ; champ de recherches encore récent, mais fécond. Comme le mentionne dans sa préface Loé Petit, activiste menant des recherches sur l’intersexuation avec laquelle Michal Raz a collaboré pour cet écrit, « il était plus que temps qu’un tel ouvrage voit le jour ».

Avec l’émergence du mouvement intersexe, d’abord aux États-Unis au début des années 90, puis en France au début des années 2000, les vécus des personnes intersexes ainsi que leurs revendications ont gagné en visibilité. On parle de plus en plus d’intersexuation dans les différentes sphères de la société française, qu’elles soient médiatique, militante ou encore politique. Pour autant se pose la question de ce que l’on entend par ce terme. Selon Michal Raz, il n’existe actuellement ni de définition consensuelle, ni une terminologie précise à employer. Les expressions utilisées varient encore selon les contextes sociaux et les personnes qui en font usage, attestant de deux visions de l’intersexuation. Une première est pathologisante, notamment en médecine, avec les expressions « trouble du développement sexuel » (disorder of sex development) ou plus récemment « variations du développement génital ». Une deuxième est dépathologisante et recourt à « intersexes », « variations intersexes », « variations des caractéristiques sexuelles » ou encore « sexe atypique ». À noter que le terme variation, commun aux deux visions, même s’il contribue à une approche moins pathologisante, demeure toujours partiellement problématique. En effet, il laisse penser que seules les personnes intersexes connaissent des variations sexuées, quand tous les corps sont concernés. Le choix et l’usage des termes révèlent ainsi la dimension politique liée à l’intersexuation, et c’est aussi l’un des objectifs de cet ouvrage que d’en rendre compte.

C’est dans la deuxième approche, dépathologisante, que s’inscrit l’essai proposé par Michal Raz. En s’appuyant sur sa thèse en sociologie et histoire des sciences, son insertion dans les réseaux militants et son engagement au sein du RéFRI (Réseau francophone de recherches sur l’intersexuation) qu’elle a cofondé, la chercheuse développe une analyse fine et critique de l’exercice du pouvoir médical sur les corps intersexués, et des modes de résistance des personnes concernées pour arriver à l’autodétermination. À l’approche historique de la médicalisation de l’intersexuation (chapitres 1 et 2), à la suite de laquelle elle expose les conséquences tant physiques que mentales et relationnelles (chapitre 3), Raz articule une présentation de l’émergence du mouvement intersexe (chapitre 4) et son lien à la question des droits de la personne (chapitre 5). En cinq chapitres, elle dépeint ainsi le changement de regard porté sur l’intersexuation qui passe d’une catégorie médicale, c’est-à-dire strictement inscrite dans le corps, à une catégorie politique, c’est-à-dire liée à la façon dont les corps sont classés, inclus et exclus, à partir de critères construits et situés historiquement et socialement.

L’ensemble du propos est organisé autour de la question de l’effacement de l’intersexuation et des vécus des personnes intersexes, dans les pays occidentaux. La présence de témoignages de personnes et personnalités intersexes de différentes époques, intercalés entre les chapitres, participe à lutter contre cet effacement, en leur rendant une voix trop souvent confisquée. En outre, ce déploiement de la parole intersexe offre un aspect concret et réaliste de la diversité des vécus et des expériences des personnes qui ne peuvent plus être ni niées ni réduites à un parcours uniforme.

Mobilisant une approche féministe et queer, Raz revient sur l’histoire de l’intersexuation, fondamentalement liée à la construction de la « différence des sexes ». Elle retrace comment la médecine a progressivement monopolisé le sujet, devenant alors la seule spécialité experte et compétente pour dire le « vrai sexe », et poser un « diagnostic ». La médecine a ainsi façonné l’intersexuation comme une « anomalie » à traiter, et est passée de l’absence d’intervention, à des interventions sur des adultes et des adolescentes et adolescents, puis à des interventions précoces en s’appuyant sur une « rhétorique de l’urgence », urgence juridique, psychologique et du diagnostic (p. 61). L’analyse de la chercheuse montre que cet effacement est construit par le secret, la mise au silence et l’isolement des personnes, ainsi que par la systématisation des interventions hormono-chirurgicales, intrusives et non consenties. À partir du repérage des présupposés à l’origine des pratiques médicales actuelles, elle révèle la conception cishétéronormative et androcentrée sous-tendant d’une part, le « diagnostic », et, d’autre part, le choix des critères pour assigner à un sexe qui fut, pendant longtemps, préférentiellement féminin. En cela, son essai éclaire également un fonctionnement général de notre société occidentale où la médecine fait autorité pour dire les corps, les parcours de vie ainsi que les identités conformes et légitimes.

Michal Raz nous invite donc à nous interroger, à réfléchir et à débattre sur ces mécanismes d’exercice du pouvoir au sein desquels tous les humains sont insérés, et qui sont à l’origine d’interventions invasives et non consenties sur certains corps.

Cet ouvrage comprend un glossaire ainsi que des ressources tant fictionnelles que documentaires ou militantes, et s’appuie sur une bibliographie solide. Il constitue donc un essai tout autant destiné au grand public qu'aux équipes de recherche en sciences humaines et sociales souhaitant s’informer sur le sujet et comprendre les questions liées à l’intersexuation dans nos sociétés.