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La transition expérimentée par les personnes trans est bien souvent décrite dans un lexique où dominent les termes conversion, changement ou encore métamorphose. La transition se présenterait donc a priori comme un processus de transformation des personnes, et plus particulièrement de modification de leur qualification sexuée. Mais au-delà de cette compréhension commune, comment décrire ce processus qui offre à une personne ordinairement assignée à un genre la capacité de s’inscrire dans un genre « autre » revendiqué comme sien ? Avec quels outils conceptuels est-il possible de l’appréhender ? Ces questions ont mobilisé historiquement les sciences humaines et sociales, et plus particulièrement la sociologie et l’anthropologie. Confrontés à des sociétés non européennes où les expériences trans étaient socialement admises, certains anthropologues ont repris la notion de troisième sexe pour rendre compte de cette acceptabilité et montrer, par la même occasion, la diversité culturelle en matière de conception du genre. D’autres ont vu dans l’usage de cette notion de troisième sexe une conception finalement ethnocentrique qui ne rendait pas justice à la manière, certes différente, de concevoir le genre hors de « l’Occident ». En sociologie, c’est Harold Garfinkel (1967) qui fait figure de pionnier avec son étude de la performance de genre d’Agnès, qui vivait quotidiennement en tant que femme et souhaitait réaliser une chirurgie génitale. Le passing très travaillé d’Agnès rendait visible la fabrique ordinaire et interactionnelle du genre et son analyse permettait aussi à Garfinkel d’interroger la pertinence des concepts de l’ethnométhodologie, notamment celui d’accountability. On comprend ainsi que l’expérience trans peut être un espace heuristique, une sorte d’opportunité conceptuelle qui a permis et permet des tentatives originales et débattues de penser la conceptualisation du genre, voire de la fabrique du social.
On peut cependant remarquer que la sociologie et l’anthropologie ont parallèlement proposé un autre type d’approche de la transition de genre, plus soucieuse de saisir son contenu et sa spécificité. Pour ce faire, ces approches ont mobilisé des concepts formés initialement pour penser d’autres expériences culturelles et sociales. On pense notamment, en anthropologie, au travail d’Anne Bolin, In Search of Eve (1988), qui a utilisé la notion de rite de passage, si classique dans la discipline, pour décrire le processus de la transition « transsexuelle » permettant le passage d’une identité masculine à une identité féminine par le biais de phases de séparation, de marge et d’agrégation. On pense également, en sociologie, au travail de Richard Ekins, qui a utilisé la notion de carrière initialement développée par les interactionnistes pour analyser des expériences marginales et/ou socialement définies comme déviantes ou pathologiques. Dans son livre Male Femaling (1997), Ekins envisage les activités d’hommes définis comme transsexuels ou travestis comme étant caractéristiques d’une carrière de « féminisation » (femaling) dont il s’attache à décrire le contenu et le déroulement depuis son commencement jusqu’à sa consolidation.
C’est dans cette lignée que s’inscrit l’ouvrage remarquable du sociologue Emmanuel Beaubatie, Transfuges de sexe, qui reprend les concepts bourdieusiens de transfuge de classe et d’espace social de classe pour proposer une approche originale de la transition et de ses effets sur les vies trans. Ce faisant, il s’inscrit dans une perspective récente de la sociologie du genre, dont certains auteurs revisitent les concepts élaborés par Bourdieu pour penser les pratiques de distinction sociale au prisme du genre (voir entre autres Bessière et Gollac 2020). Issu d’une thèse soutenue en 2017 (prix de thèse de l’Institut du genre) et d’une réflexion développée dans des articles plus récents, l’ouvrage s’attache à une question très peu explorée dans les travaux sur la transidentité, à savoir celle des différences observables entre les transitions des MtF (Male to Female) et celles des FtM (Female to Male), pour reprendre les termes utilisés par l’auteur. L’analyse proposée de ces différences est conduite à partir d’une enquête à la fois quantitative et qualitative qui ne se focalise pas uniquement sur le « moment » de la transition, mais s’attache plus largement au parcours de vie des personnes, un parcours de vie marqué par un changement d’inscription sexuée. Elle s’appuie sur les données de l’enquête de 2010 « Trans et santé sexuelle » de l’INSERM (n = 381) et sur une trentaine d’entretiens biographiques.
Beaubatie propose donc de considérer le changement de sexe non pas comme une métamorphose identitaire, mais comme une expérience de transfuge qui suppose le passage d’une frontière de classe régie ici par l’ordre du genre. Étudier la mobilité sociale, c’est étudier les déclassements ou les ascensions que peuvent expérimenter les personnes, et l’auteur s’emploie dans plusieurs chapitres à montrer ce qu’il en est pour les FtM et les MtF. En s’inscrivant dans la féminité, les femmes trans vivent en effet un déclassement qui les fragilise socialement tandis que les hommes trans expérimentent une promotion sociale en s’inscrivant dans la masculinité. Cette logique de la mobilité de genre permet de comprendre en premier lieu les différences de temporalité observées entre les transitions des femmes et celles des hommes. Comme tout déclassement social, le déclassement de sexe est moins bien toléré que sa promotion, si bien que les tentatives de féminisation, notamment précoces, sont violemment condamnées et réprimées et ont assez souvent pour conséquences une réalisation plus tardive de la transition des femmes. Par peur d’une marginalisation sociale, ces dernières développent en effet plus fréquemment des attitudes de renoncement ou de mise entre parenthèses d’une transition pourtant souhaitée précocement. Au contraire, la « promotion masculine » explique, d’une part, la relative tolérance de la masculinisation des personnes assignées filles dans l’enfance (le fameux « garçon manqué ») et, d’autre part, les transitions plus précoces des hommes qui ont le plus souvent lieu à l’adolescence ou au début de la jeunesse : les tentatives de découragement qu’ils vivent, bien réelles, étant cependant moins offensives et « freinantes ».
Beaubatie montre aussi que la dimension subjective de ces déclassements/promotions de classe de genre a des effets a priori paradoxaux, mais qui s’éclairent si on les réfère à la socialisation des unes et des autres. Les femmes trans risquent plus de voir leur situation familiale, professionnelle et économique se dégrader. Toutefois, le « deuil des privilèges masculins » semble, d’une part, subjectivement compensé par le gain de bien-être personnel expérimenté avec la transition, et, d’autre part, cette perte peut être réinvestie dans une lutte féministe par un usage des « ficelles de la domination masculine » (p. 96) connues de l’intérieur grâce à leur socialisation antérieure. Pour les hommes trans, en revanche, la mobilité de genre est plus coûteuse sur le plan subjectif, car ils ont tendance à voir dans leurs nouveaux privilèges le reflet de leur assujettissement initial et peuvent développer un sentiment de culpabilité lié à ce qui est vécu comme une « trahison » de leurs origines. Ils doivent trouver les moyens de résoudre cette tension entre leur appartenance de sexe présente et passée. Certains choisissent ainsi de s’autoexclure de leur classe d’arrivée en se privant, entre autres, de la sociabilité entre hommes ; ceci au prix non seulement d’une marginalisation, mais aussi d’une disqualification, tant il semble compliqué d’être un homme sans les « autres » hommes. D’autres tentent d’incarner plutôt des figures de la masculinité non hégémonique, mais c’est une option inégalement ouverte aux FtM, ce type d’incarnation étant souvent l’apanage des hommes appartenant aux classes sociales aisées. Finalement, on perçoit que les difficultés des unes et des autres tiennent au fait que « le sexe masculin ne se quitte ni ne s’acquiert » (p. 103) et ceux et celles qui revendiquent de le faire sont diversement rappelés à l’ordre du genre.
L’autre intérêt de l’ouvrage est de ne pas limiter son réinvestissement de la sociologie de Bourdieu à la notion de transfuge, mais de l’étendre à celle d’espace social de classe, ce qui lui permet d’explorer la multiplicité des positions sociales de sexe, et plus particulièrement la diversité des positionnements trans. Beaubatie dégage ainsi trois classes de personnes : les « conformes », les « stratèges » et les « non-binaires », qui sont différentiables en termes de pratiques, mais aussi de normativité. Les conformes tiennent à la bicatégorisation homme-femme, réalisent généralement une chirurgie dite de réassignation, modifient leur état civil, ne fréquentent pas les espaces associatifs trans. Les prescriptions normatives des institutions (notamment médicale et juridique) leur semblent légitimes. Les stratèges ont tendance à s’identifier de façon binaire, mais moins que les conformes, ils ont moins recours à la chirurgie de réassignation et au changement d’état civil et s’ils fréquentent les espaces associatifs trans, c’est pour s’informer et non pas pour militer. Ils sont stratèges à la fois dans leurs rapports aux institutions (en répondant aux attentes médicales et juridiques, mais sans y souscrire nécessairement), et dans leurs rapports aux espaces trans qu’ils utilisent à des fins personnelles pour développer leurs connaissances et faire valoir leurs droits. Enfin, les non-binaires s’inscrivent en dehors de la binarité, s’identifiant comme trans, queers ou non-binaires ; ils n’envisagent généralement pas de réassignation chirurgicale ni de changement d’état civil et leur investissement des espaces trans est à la fois informatif et militant. Ils s’inscrivent dans une critique affirmée des normes de genre et adoptent des modes subversifs d’existence. Les conformes sont majoritairement des MtF qui ont transitionné tardivement, ce qui rejoint d’autres analyses sociologiques qui montrent que les hommes (ou ici, les femmes qui ont très longtemps vécu comme tels) défendent plus que d’autres l’approche dominante du genre. Les stratèges sont plutôt des personnes MtF qui ont transitionné jeunes et qui ont, de ce fait, été très tôt confrontées aux violences multiples du déclassement. Souvent marginalisées et précarisées, elles ont développé des tactiques pour faire valoir leur choix d’existence face aux injonctions médico-juridiques et aux normes qui les ont disqualifiées socialement. Autrement dit, elles s’inclinent sans souscrire. Quant aux non-binaires, ce sont plutôt de jeunes AFAB (assignés femmes à la naissance) très diplômés. Moins marginalisés familialement et socialement que les jeunes AMAB (assignées hommes à la naissance), historiquement aussi moins objet de l’attention médicale et en situation de mobilité ascendante de genre, ils ont plus de marge pour s’inscrire dans une démarche critique et subversive des normes en vigueur, mais aussi plus d’intérêt à le faire (en tant qu’ex-femme) et plus d’inclination à cette mise en cause révoltée qui peut apparaître comme un signe de distinction sociale. On comprend ici que sans se revendiquer explicitement comme une approche intersectionnelle, l’analyse de Beaubatie prend en considération les multiples facteurs qui influent sur les trajectoires trans. Cependant, la manière de nommer chacune des classes est moins convaincante qu’il y paraît. En effet, les termes conforme et stratège décrivent de façon éthique les positionnements de certaines personnes tandis que le terme non-binaire est un terme émique dont la reprise analytique est discutable. Il aurait sans doute été préférable de lui substituer le terme critique, plus en cohérence avec les deux précédents.
L’apport de cet ouvrage est essentiel dans le champ des études trans, non seulement par le regard comparatif qu’il porte sur les trajectoires trans et par l’approche qu’il en propose, mais il l’est aussi au regard de la compréhension sociologique de certains phénomènes contemporains, par exemple l’augmentation des demandes de transition chez les jeunes AFAB. Cette évolution est actuellement instrumentalisée par des courants néo-conservateurs qui dénoncent pêle-mêle l’influence nocive des réseaux sociaux sur de jeunes esprits malléables, la dimension iatrogénique des protocoles médicaux dédiés ou encore qui pathologisent à nouveau frais la transidentité par l’élaboration de néo-syndrome n’ayant aucune assise scientifique comme le Rapid-onset gender dysphoria (ROGD). L’analyse de Beaubatie sur les temporalités différenciées des transitions FtM et MtF permet d’envisager des pistes d’explication autrement plus intéressantes et plus solides pour saisir cette évolution contemporaine et mériterait en ce sens d’être prolongée. Par ailleurs, un autre développement pourrait être poursuivi, soit celui de l’analyse des transfuges de genre et de leurs proches. De façon générale, en effet, les transfuges de classe, en prenant leur distance par rapport à leur classe d’origine, s’éloignent aussi de leurs proches (qui vivent plutôt une « immobilité » sociale). La mobilité de classe comprend donc une dimension « affective » ou parentale au sens large, dont les ouvrages d’Annie Ernaux, entre autres, ont bien montré l’ambivalence : aimer et être fier tout autant qu’avoir honte de ses proches par exemple. Qu’en est-il ici pour les mobilités sociales de sexe ? Beaubatie pointe certes la honte des hommes trans passés du côté des oppresseurs, mais cette honte est moins envisagée dans son incarnation familiale et parentale concrète que dans un rapport théorique aux femmes. Il documente également l’exclusion ou le soutien familial, mais sans entrer dans le détail de « qui fait quoi » et surtout, de ce que vient faire cette mobilité de genre aux affects et aux liens avec les proches censés être immobiles.
L’écriture limpide et la présentation accessible de l’analyse au gré des différents chapitres devraient permettre à cet ouvrage novateur et important pour la compréhension des expériences trans de trouver un lectorat au-delà des spécialistes des sciences sociales et humaines.
Parties annexes
Références
- Bessière C. et S. Gollac, 2020, Le genre du capital. Comment la famille reproduit les inégalités. Paris, La Découverte.
- Bolin A., 1988, In Search of Eve: Transsexual Rites of Passage. South Hadley, Bergin & Garvey.
- Ekins R., 1997, Male Femaling: A Grounded Theory Approach to Cross-Dressing and Sex-Changing. London, Routledge.
- Garfinkel H., 1967, Studies in Ethnomethodology. Englewood Cliffs, Prentice-Hall.