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Parler de la diversité de genre nous renvoie impérativement à penser à la diversité de systèmes culturels présents dans le monde. Le système sexe/genre établi en Occident ne permet parfois pas d’interpréter la pluralité cosmologique d’autres sociétés. La binarité inhérente à cette perspective figée de la construction du Soi établit un rapport immuable entre corps et performance sociale. Si la littérature anglophone s’est intéressée, depuis les premiers écrits de Margaret Mead (1928, 1993) et Malinowski (1930), à la puberté et aux expériences sexuelles de quelques peuples océaniens, l’anthropologie francophone a mis longtemps à s’intéresser aux pratiques rituelles fondées sur les expériences homosexuelles (Herdt 1982). Maurice Godelier (1982) a eu le mérite de le faire en plaçant le thème de la construction de la masculinité au centre du débat anthropologique en France. Depuis quelques années, la diversité sexuelle et de genre occupe davantage une place essentielle dans les études ethnographiques contemporaines, notamment dans l’anthropologie francophone. Ce numéro thématique en est la preuve.

En Inde, la présence des hijras, le fameux « troisième genre » — institutionnalisé dans le pays depuis un jugement de la Cour suprême en 2014 —, suscite de plus en plus l’intérêt des anthropologues. Quelques investigations plus récentes nous montrent que l’insertion de la catégorie hijra dans un parapluie épistémologique intitulé « transgender » complexifie les rapports entre les identités locales et globales, en faisant du dialogue entre héritage culturel sud-asiatique et mobilisation politique — particulièrement à travers les réseaux internationaux des ONG — un enjeu majeur de ce sujet (Hossain 2017 ; Hossain et Nanda 2020). Or, dans le milieu francophone, les hijras restent un thème embryonnaire et presque inexploré. Seuls une thèse, soutenue en 2011, à l’Université Paris Nanterre (Novello 2011) et un ouvrage publié en 2018 par les Presses de l’Université de Montréal (Boisvert 2018) abordent le sujet. En revanche, les anthropologues anglophones s’intéressent à cette communauté depuis les années 1990. Le livre classique de Serena Nanda (1999), Neither Man Nor Woman, inaugure le champ d’études sur les hijras avec une ethnographie menée dans une ville nommée fictivement Batispore, près de Mumbai. Quelques années plus tard, Gayatri Reddy (2005) publie sa thèse de doctorat sous forme de livre et insère la religion musulmane dans la discussion. Reddy a mené une ethnographie dans sa ville natale, Hyderabad (État de Telangana), une région essentiellement musulmane du Centre-Sud du pays et soutient que les hijras revendiquent une double appartenance religieuse (que l’auteure qualifie de « supra-religieuse/nationale »). En 2011, Emmanuelle Novello soutient une thèse portant sur les hijras de la capitale du pays, Delhi, qui, inspirée des analyses de Reddy, défend l’idée que la féminisation du corps est une pratique aboutissant à des fins organisationnelles au sein de la communauté locale. Quelques années plus tard, Mathieu Boisvert, professeur au Département de sciences des religions de l’Université du Québec à Montréal, publie les résultats d’une enquête s’échelonnant sur plusieurs années — tirée de quelques séjours ponctuels sur le terrain et d’une vingtaine d’entretiens approfondis — auprès des hijras de l’État du Maharashtra, notamment celles de Mumbai et de Pune. L’originalité du travail de Boisvert repose sur le caractère « religiologique » de son enquête, s’appuyant sur la réinterprétation par les hijras des rituels féminins hindous. À cela s’ajoute le fait majeur que Boisvert affirme que les hijras alimentent une dévotion envers les dieux locaux selon la région où elles habitent.

Depuis la parution du livre de Boisvert, deux enquêtes ethnographiques ont été publiées en 2021. À la suite de la parution du livre de l’historienne Jessica Hinchy (2020), Governing Gender and Sexuality in Colonial India, qui centre l’analyse, documentée à partir d’une vaste recherche d’archives officielles en Inde, sur la politique d’extermination des hijras pendant le gouvernement colonial, deux livres occupent les étagères des librairies. Il s’agit de Beyond Emasculation, de l’anthropologue bangladais Adnan Hossain, et de Hijras, Lovers, Brothers, de l’anthropologue Vaibhav Saria, originaire de l’Inde. Ces deux livres ont pour qualité de penser les hijras au-delà de la sphère religieuse et mythologique : les deux auteurs conçoivent les hijras en tant que sujets sexués ; autrement dit, des sujets de désir qui expérimentent le plaisir sexuel de manière autonome. En effet, ces deux livres focalisent leurs analyses sur l’organisation identitaire et sociale qui découle des pratiques sexuelles des hijras. Comment ces individus pratiquent-ils leur sexualité ? Et quelles sont les conclusions que nous pouvons en tirer vis-à-vis de leur performance sociale ?

Le présent essai cherche à explorer les points principaux de ces deux ouvrages en les mettant en relation avec la littérature précédemment disponible sur le sujet. Premièrement, nous décrirons la manière dont Saria pense les hijras, en tant que sujets marginalisés. Dans un second temps, nous explorerons les apports de Hossain sur les hijras habitant la ville de Dacca, la capitale du Bangladesh. Notre propos n’est pas d’épuiser la discussion — car nous n’avons pas la place pour le faire —, mais plutôt de présenter au lectorat un sujet complexe qui mérite encore plus d’études en Asie du Sud.

Inde : marginalisation et psychanalyse

Avec un récit forgé à partir d’une démarche psychanalytique, Vaibhav Saria — membre du corps professoral à la Simon Fraser University — propose une analyse de la vie précaire de la communauté des hijras, le bien connu et institutionnalisé « troisième genre », de l’État d’Orissa en Inde. En se basant sur un terrain de plus d’un an auprès de cette communauté, Saria soutient que la construction identitaire des hijras se situe entre ascétisme et exploitation du désir sexuel. En effet, les hijras utilisent leur sexualité « déviante » de façon à défier la norme courante en Asie du Sud : celle d’une sexualité attachée à l’engendrement. De ce point de vue, les actions (et discours) de ses interlocutrices font référence à une incessante négociation de la sexualité normative. Ainsi, elles se placent au coeur d’un rapport ambigu empruntant à la fois des signes de la marginalisation et de la norme. Cela fait donc du livre Hijras, Lovers, Brothers un marqueur inévitable dans la littérature disponible sur les minorités de genre en Asie du Sud.

L’ouvrage est divisé en cinq chapitres qui suivent les moments de la vie : de la naissance à la mort, en passant par l’établissement des relations conflictuelles au sein du cercle familial, aux conflits intimes liés aux relations amoureuses, jusqu’aux problèmes de dégradation de la santé (compte tenu de l’idée bien répandue selon laquelle les hijras sont une communauté dévastée par les conséquences de l’infection par le VIH). Ce faisant, Saria développe une ethnographie anachronique (en dépit du choix linéaire d’organisation des chapitres) qui explore particulièrement la relation des hijras aux affects. Il s’agit donc d’un travail ethnopsychanalytique qui découle d’un recueil de données empiriques à partir d’une longue période d’observation participante ayant donné lieu à une intégration au sein de la communauté. Au début de son récit, Saria explique que son travail — à la différence de nombreux travaux en anthropologie — ne cherche pas à établir une dichotomie entre concepts occidentaux et sud-asiatiques quant à l’expérience de la sexualité ou du genre. De ce fait, cet ouvrage propose une démarche au centre de laquelle le désir n’est jamais nié afin de pouvoir se définir comme « ascétique », mais plutôt envisagé comme un moyen d’expérimentation de la réalité vécue (chapitre 1). C’est à travers le désir que ses interlocutrices se situent dans le monde.

Il importe de souligner que Saria étudie la manière dont les sentiments sont incarnés par les hijras dans leur vie quotidienne. La sexualité étant au centre de leur vie, elle est expérimentée comme un moyen d’éloignement des normes sociales, et ce, de manière à inviter leurs partenaires à devenir également des acteurs d’un jeu ambivalent de fuite de la normativité. Pour justifier cette conception, Saria s’oppose aux travaux de Reddy (2005) et Nanda (1999). Selon la théorie de Reddy, les hijras s’insèrent dans une catégorie identitaire parapluie appelée kothi et correspondent dès lors à un type d’identité non binaire. Nanda soutient, pour sa part, que les hijras, au-delà de la non-binarité, refusent le projet normatif d’engendrer et de former une famille. Saria soutient que ces deux conceptions ne prennent pas en compte la réalité concrète des hijras : l’engendrement leur est naturellement impossible. Par conséquent, les hijras font toujours référence à une grossesse illusoire. Saria décrit ce fait comme un attachement à la présence de « bébés fantômes ». Ce désir de tomber enceinte est donc conçu comme une resignification des émotions dans le but d’atteindre une validation morale de la société indienne.

Vaibhav Saria se penche également sur les relations de parenté, notamment de fratrie. Saria affirme qu’il existe une intimité antagonique sur le plan des relations intrafamiliales (p. 70). En réalité, les rapports familiaux sont maintenus en raison d’un élément central : la propriété de la terre. En Inde, la propriété de la terre — et conséquemment l’héritage dont celle-ci sera l’objet — est une manière de connecter l’individu à ses ancêtres. Dans le cas des hijras, le rapport à la propriété est pénétré par un « care drama » (chapitre 2). Elles deviennent celles qui prennent soin de tous les membres de la famille (et parfois de la belle-famille de leurs frères) afin de garder un rapport familial, puisqu’elles ne deviendront jamais héritières du patrimoine de la famille ; d’où l’antagonisme inhérent aux relations familiales.

Saria affirme également que le plaisir ressenti par les hijras est intrinsèquement attaché à la violence (chapitre 4). Le plaisir de se faire pénétrer fait ainsi partie de la construction d’une expérience de risque, car la pratique de bareback (pénétration sans préservatif) est assez courante parmi ses interlocutrices (chapitre 5). Leur ascétisme est, de fait, soutenu par la rétention du sperme à l’aune des pratiques shivaïtes, lesquelles perçoivent le sperme comme source suprême de pouvoir et de fertilité. En effet, cette pratique fait transparaître un rapport important à la mort. Saria soutient que le fait de s’exposer directement au sperme (au-delà d’être un moyen d’alimenter le désir illusoire d’une potentielle grossesse) révèle un regard sans optimisme sur le monde. Autrement dit, les hijras s’exposent au risque en essayant d’acquérir non seulement la capacité d’engendrer — et conséquemment de trouver une reconnaissance sociale de leurs vies —, mais également d’éprouver le rapport sexuel d’une manière mortelle, car « sex is worth dying for » (p. 189). Néanmoins, le sexe est inéluctablement lié à l’affection, à une expérience affective à la fois de tendresse et de légitimation sociale. Ainsi, c’est seulement à travers le sexe avec leurs partenaires que les hijras parviennent à construire une conception de l’amour et de l’affection.

En guise de conclusion, Hijras, Lovers, Brothers peut être défini comme un bouleversement des études sur les minorités de genre en Inde. Vaibhav Saria non seulement inaugure une perspective subjectiviste du rapport entre les hijras et leur environnement, mais également potentialise une perspective intimiste du travail ethnographique. Il est toutefois dommage que Saria ne réfléchisse pas à sa propre condition de personne non binaire ainsi qu’aux éventuels rapports d’altérité — voire aux conflits — auxquels iel a dû faire face au long de son terrain. Quoi qu’il en soit, ce livre reste une contribution capitale, tant aux études sur les sexualités dissidentes en Asie du Sud qu’à l’ampleur que peut prendre le travail ethnographique, notamment quand il est combiné à d’autres domaines des sciences humaines (tels que la psychanalyse).

Bangladesh : subversion et plaisir

Adnan Hossain, anthropologue et professeur à Utrecht University à Amsterdam, est l’unique spécialiste à avoir mené une recherche auprès des hijras au Bangladesh. Beyond Emasculation est donc le seul ouvrage sur le sujet qui centre son analyse sur un contexte musulman. La plupart des travaux déjà publiés explorent l’Inde du Nord, en particulier le rapport entre mythologie hindoue et dévotion dans le contexte très spécifique des grandes villes indiennes. Cependant, le Bangladesh fut le troisième pays en Asie du Sud à reconnaître les hijras en tant que troisième sexe/genre ; à la suite du Népal en 2007, du Pakistan en 2009 et avant l’Inde, 2014 (Hossain 2017). Ce livre apporte ainsi un éclairage à un champ d’études qui demeure marginal et peu développé. « Comment la structure phallocentrique de la culture locale façonne-t-elle la construction des plaisirs corporels ainsi que la subjectivité des hijras de Dacca, capitale du Bangladesh ? », s’interroge donc Hossain. Pour répondre à cette question, il a effectué une recherche ethnographique pendant plusieurs années auprès des hijras qui résident dans la région métropolitaine de Dacca.

Tel que soutenu dans un article précédent (Hossain 2012), l’auteur affirme qu’être hijra ne dépend pas forcément d’une adhésion à la pratique de l’émasculation — comme cela avait été défendu autrefois par Cohen (1995) et Nanda (1999). Il s’agit plutôt d’adopter un style de vie hijra (hijragiri). Il n’est pas non plus question de penser que les hijras sont le symbole d’une identité multiple et « supra » parce qu’elles empruntent des rituels autant à la religion hindoue que musulmane (Reddy 2005). Pour Hossain, être hijra, c’est mettre en valeur une certaine « hijrahood », laquelle est comprise par l’auteur comme une naturalisation de diverses pratiques quotidiennes particulières de la communauté, dont le badhai (bénédiction de nouveau-nés) et le cholla (demande d’argent dans les marchés publics de Dacca). En effet, la construction de l’identité hijra est façonnée, au début, par une économie de désir et de plaisir (p. 4). Il s’agit ainsi d’une non-adhésion à la structure inconsciente phallocentrique de la société bangladaise. Les hijras constituent en effet une institution sociale qui focalise le pouvoir et l’agentivité dans l’anus, et non pas dans le pénis (phallus).

Hossain réfute la perception habituelle des hijras comme un troisième sexe/genre. Pour lui, cette conception assez normative ne prend pas en considération d’autres éléments centraux dans la vie des hijras, comme l’appartenance à une classe sociale forcément défavorisée, ou les rapports politico-sociaux dans lesquels cette population s’engage. Cela dit, les hijras réinterprètent les politiques du plaisir ainsi que la consolidation de la masculinité et forment une « communauté sub-culturelle » masculine. Afin de soutenir son cadre théorique sur la masculinité comme un facteur essentiel de la construction des hijras, l’auteur se situe aux côtés des travaux contemporains de Raewyn Connell (2005) en affirmant qu’au Bangladesh, la masculinité (non hégémonique) peut également être tracée à travers des signes de féminité. Les hijras en sont donc le parfait exemple. Leur autodéfinition, comme étant opposée à celle d’une masculinité normative, renforce — tout en transgressant — les normes sociales genrées. Le cas de la cohabitation entre les hijras et leurs maris (pariks) en est une illustration. Dans ce cadre particulier, les maris sont vus par l’auteur comme des femmes au foyer classiques qui réservent leur sociabilité à la sphère domestique et dépendent financièrement de leurs partenaires, alors que les hijras incarnent le rôle du mari qui travaille à l’extérieur du domicile et qui s’adresse agressivement à sa conjointe ou son conjoint.

Dans l’intention de rendre compte en détail de la complexe organisation sociale de la communauté locale, Adnan Hossain utilise quatre catégories distinctes : sadrali hijras (les personnes qui possèdent une connaissance approfondie des rituels spécifiques à la communauté) ; bagicha hijras (jeunes hommes portant des vêtements serrés qui se rencontrent dans des jardins publics) ; gamchali hijras (hommes efféminés habillés en T-shirt et lungi qui travaillent comme cuisiniers dans le marché de la construction) ; et dhurrani hijras (personnes s’adonnant au travail du sexe). La première catégorie peut également être subdivisée entre janana (individus ayant un pénis considéré comme dysfonctionnel) ; chibry (individus émasculés) ; et vaibrajir chibry (individus dont l’appareil génital est ambigu). Cette classification des différentes catégories exprime la thèse principale de l’auteur : être hijra ne requiert guère de manière impérative l’adhésion à la pratique de l’émasculation, cela concerne plutôt l’expérience du désir envers un individu normativement masculin combiné avec une perception du plaisir sexuel restreint à la sodomie ainsi qu’une pratique quotidienne des rituels.

Bien que les hijras soient des personnes institutionnellement considérées comme représentant un « troisième sexe/genre » pour les pays sud-asiatiques, Hossain récuse cette vision normalisante en affirmant que le cercle social des hijras est avant tout un espace symbolique alternatif où ces individus peuvent expérimenter des pratiques sexuelles non concevables dans la société bangladaise. En clôturant son récit, Hossain incite le lectorat à être attentif aux changements que subira la structure sociale de la communauté et la manière dont celle-ci deviendra davantage l’objet d’un débat globalisé sur les libertés sexuelles et identitaires. Ce faisant, l’auteur souligne l’aspect unique et territorialisé d’un travail ethnographique sérieux des sexualités non occidentales, en précisant que son refus du système sexe/genre pour interpréter les hijras n’est pas une manière de contredire son existence, mais plutôt une manière de conférer une place centrale aux diverses façons de vivre la masculinité et la manifestation du désir sexuel.

Au-delà de l’orientalisme

Les hijras demeurent une catégorie souvent associée à l’incorporation de la mythologie hindoue dans la vie quotidienne de ceux qui naissent dans un corps mâle, mais « agissent en tant que » (Bonnemère 2015) femmes (Loh 2014). Autant Saria que Hossain rompent avec cette idée fallacieuse que l’incorporation de la dévotion requiert une vie ascétique. Au contraire, les deux anthropologues témoignent de la transformation du désir sexuel comme trait essentiel de l’identité hijra. Particulièrement dans le contexte bangladais, l’expérience sexuelle engendre une notion subversive de la masculinité. Au Bangladesh, être hijra, c’est vivre une « masculinité féminine ». Dans le cas de l'Inde du Nord, la pratique sexuelle est forcément attachée à deux facteurs : violence et agressivité. Ici, c’est la sexualité qui entraîne un aspect crucial de la personnalité hijra : l’agressivité. Les deux études explorent, depuis une perspective analytique différente, la manière dont l’acte sexuel, notamment le rapport sexuel, est une pratique structurante du « Soi » hijra.

En effet, il est notoire que les études sur les hijras commencent à intégrer ce qu’on appelle aujourd’hui les études queers. Si l’interprétation de leur existence a autrefois été résolument liée à une dévotion complète (et ascétique), Saria et Hossain invoquent une idée bouleversante et qui remet en question l’orientalisme dont cette communauté fut l’objet. Leur sexualité est donc un élément important non seulement de leur vie sociale quotidienne, mais surtout de leur construction en tant que Sujets dotés d’une capacité d’agir face à la structure normative de la société sud-asiatique. De plus, ces deux livres parviennent à éclairer une vision plus globalisée des sexualités dissidentes. Bien que la cosmologie de la société indienne ou bangladaise n’aille pas de pair avec une construction duale de la morale chrétienne en Occident, l’insertion de nouvelles formes de vivre et d’agir (sexuellement) est indéniable. En d’autres termes, même si être hijra en Asie du Sud ne peut pas être interprété comme une identité exclusivement « trans » au sens occidental du terme, la juxtaposition de la sexualité, de l’action de « become gendered » (Butler 2006), le pouvoir et l’agentivité sont posés comme un fait essentiel pour comprendre cette communauté.

Les deux ouvrages mettent d’ailleurs en lumière le fait que devenir hijra — tel que soutenu par d’autres auteurs des études sur le ou les genres (Butler 2006 ; Herdt 1982) — ne doit pas être conçu comme une identité figée et substantielle, mais davantage comme un processus d’imprégnation de pratiques extériorisées au monde par le biais de l’expérience sexuelle et affective. Il est question ici d’affirmer que devenir hijra, c’est apprendre à être hijra à travers la progressive intégration communautaire (qui demande évidement l’accomplissement d’une ritualité particulière) et l’expérience intime d’une sexualité centrée sur les pratiques anales — que celles-ci soient le fruit d’une culture répressive, comme le soutient Saria, ou d’un désir individuel « alternatif », comme semble en témoigner Hossain. Il s’agit également d’une manière de faire transparaître que, dans leur cas, il n’est pas seulement question de dévotion, mais également de libération des normes. Pour une personne hijra, qu’elle soit en Inde du Nord ou à Dacca, la vie est marquée par une subversion des normes de comportement (genrées et non genrées) de leur milieu. Leur présence dans la sphère publique de manière agressive, leur sexualité imminente, la manière dont les rapports familiaux aussi bien que leur reproduction au sein de leur propre structure nous montrent que la marginalisation, dans ce cas spécifique, est une porte vers une libération des conduites attendues d’un individu dont le sexe assigné au moment de la naissance est mâle, mais qui vit une « masculinité féminine » selon Hossain.

Tout compte fait, il était temps que les hijras soient interprétées depuis une perspective matérielle de leurs rapports quotidiens. La marginalisation dont elles sont l’objet ne s’exprime pas seulement à travers la restriction d’accès aux services publics — en particulier à la santé —, la pauvreté ou la violence. Leurs corps sont quotidiennement soumis à une violence symbolique qui les place à l’écart de l’ordre social. De leur côté, les hijras utilisent cette précarité de sorte à bouleverser autant les normes sociales que les institutions étatiques (d’où leur reconnaissance en tant que « troisième genre » dans tous les pays de la région sud-asiatique). Ce faisant, ces individus se prêtent à rendre intelligible une sexualité dissidente qui met au défi, tout d’abord, la conception utilitariste des organes sexuels ainsi que la conduction du désir sexuel vers l’engendrement (tel qu’il est recommandé dans les textes sacrés de l’hindouisme védique). Les hijras se servent donc de leurs affects, expérimentés à travers leur vie tant sexuelle que familiale et conjugale, pour organiser leur structure sociale et la hiérarchie qui en découle. En effet, dans la perspective des deux auteurs, le désir est exploité au lieu d’être refusé. Les deux études montrent ainsi que la dévotion, bien qu’elle soit centrale dans la vie des hijras, n’étouffe pas leur capacité de subvertir les normes ni même de rendre possible une autre manière de vivre : en faisant de l’expérience sexuelle et de la manifestation du désir les déclencheurs de leur existence.