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Les systèmes de genre sont traversés par deux phénomènes marquants dans plusieurs sociétés du monde. Le premier est la transformation progressive et la diversification des identités et des expressions de genre. L’un des principaux aspects en est la visibilité accrue des personnes trans et non binaires et des mobilisations relatives à leurs droits, qui ont rendu possibles, dans certains contextes et à différents degrés, une reconnaissance sociale, administrative et légale. Le second phénomène est la multiplication des manifestations anti-trans, qui gagnent de l’ampleur par leur médiatisation à caractère sensationnel. Dans la foulée des mobilisations « anti-genre » qui se déploient dans plusieurs régions du monde, notamment aux États-Unis et en Europe (Kuhar et Paternotte 2018), les personnes trans sont devenues la cible permettant à certains groupes de la droite conservatrice de réaffirmer une supposée « naturalité » du système de genre binaire et ainsi, de condamner les vies et réalités LGBT+. Ces controverses, qui confinent à la panique morale, constituent l’un des éléments importants du contexte contemporain dans lequel s’articulent et se négocient les réalités vécues qui sont décrites dans ce numéro consacré à la diversité de genre. Or, il s’agit d’abord de partir du constat que le genre ne s’est jamais limité aux catégories « homme » et « femme » et qu’une pluralité de positions sociales et d’identités genrées se retrouve depuis fort longtemps dans de très nombreuses sociétés.

Si les travaux pionniers d’anthropologues comme Margaret Mead ont permis de remettre en question le modèle du déterminisme biologique qui dominait dans le monde occidental au début du XXe siècle, en montrant la grande variabilité dans les rôles, attitudes, habilités et comportements associés aux hommes et aux femmes selon les sociétés, l’anthropologie est aussi l’une des disciplines — avec l’histoire (par exemple Murat 2006 ; Manion 2020) — qui a contribué à documenter la diversité de genre dans et au-delà du système binaire femme/homme. Divers ouvrages, dont plusieurs synthèses de référence, sont parus depuis les années 1990, principalement en langue anglaise (par exemple Herdt 1994 ; Ramet 1996 ; Nanda 1999). L’anthropologie francophone a apporté quelques connaissances éparses au cours des dernières décennies, comme en témoignent plusieurs articles parus dans Anthropologie et Sociétés (Muller 1977 ; Ménard 1985 ; Saladin d’Anglure 1985, 1998 ; Bacigalupo 1998) ou encore deux numéros spéciaux de revues publiés ces dernières années (Coburn 2017 ; Agier et Gourarier 2021).

L’anthropologie se trouve maintenant à la croisée de deux histoires et de deux mondes académiques : ceux des études sur les figures de la diversité de genre encore souvent confinées à des contextes non occidentaux, et ceux de l’institutionnalisation des « études trans », surtout développées dans des pays occidentaux et qui impliquent d’autres disciplines. Dans ce numéro, nous proposons d’articuler ces deux perspectives dans une approche qui met de l’avant les processus de transformation qui produisent un impact sur les systèmes de genre dans un monde globalisé. Les articles s’inscrivent dans une variété de contextes nationaux : France, Inde, Iran, Japon, Maroc, Mexique, Paraguay, Polynésie française, Québec et Tunisie. Nous considérons que le regard porté par l’anthropologie sur des sociétés variées permet de mettre en perspective les évolutions importantes induites notamment par la globalisation.

Figures de la diversité de genre dans le monde

La notion de « diversité de genre » permet de rendre compte de la multiplicité des configurations sociales possibles dans et au-delà de la binarité féminin/masculin. Dans toute sa complexité, la diversité de genre recouvre une variété considérable de situations, qui vont des manifestations les plus informelles aux formes les plus instituées ou reconnues. La plupart des figures de genre décrites dans la littérature concernent des personnes dont le sexe[1] assigné à la naissance est masculin : berdache et two-spirit en Amérique du Nord (Devereux 1937 ; Désy 1978 ; Callender et Kochems 1983 ; Ménard 1985 ; Williams 1986 ; Roscoe 1988, 1991, 1998 ; Hauser 1990 ; Jacobs, Thomas et Lang 1997 ; Epple 1998 ; Lang 1998 ; Hérault 2010a ; Lambert 2016), hijra en Inde (Nanda 1990 ; Reddy 2005 ; Boisvert 2018), kathoey en Thaïlande (Jackson 2009), waria en Indonésie (Boellstorff 2004), bantut (Johnson 1998) et bakla aux Philippines (Tan 1995 ; Benedicto 2008 ; Ricordeau 2013), māhū et raerae à Tahiti (Levy 1971 ; Lacombe 2008), fa’afafine à Samoa (Mageo 1992 ; Schmidt 2003), fakaleiti à Tonga (Besnier 1994), kojo-besia au Ghana (Banks 2012 ; Geoffrion 2013), góor-jigéen au Sénégal (Broqua 2017), xanith au Sultanat d’Oman (Wikan 1977), khwaja sira au Pakistan (Khan 2019), etc. Des travaux plus rares ont porté spécifiquement ou en partie sur des personnes dont le sexe assigné à la naissance est féminin (Blackwood et Wieringa 1999), par exemple en Amérique du Nord (Schaeffer 1965 ; Blackwood 1984 ; Lang 1998), en Polynésie (Tcherkézoff 2022), en Asie (Wieringa, Blackwood et Bhaiya 2007), au Laos (Miramond 2022), en Indonésie (Blackwood 1998, 2010), en Afghanistan (Fortier 2020), en Iran (Najmabadi 2005), en Arabie Saoudite (Le Renard 2013), en Europe du Sud-Est (de Rapper 2000 ; Hérault 2009), en Afrique (Morgan et Wieringa 2005), au Ghana (Dankwa 2021).

Dans de nombreux cas, les personnes en question ne sont considérées ni comme des hommes ni comme des femmes. Niko Besnier (1994) parle ainsi de liminalité de genre (gender liminality). Cette position liminale explique le fait que de nombreuses figures de la diversité de genre occupent des rôles de médiation entre le monde des humains et celui des esprits ou des dieux. On en trouve des illustrations sur la plupart des continents, par exemple en Amérique du Nord (Jacobs, Thomas et Lang 1997 ; Saladin d’Anglure 1998), en Amérique du Sud (Cornwall 1994 ; Bacigalupo 1998), en Inde (Boisvert 2018), en Asie du Sud-Est (Coleman, Colgan et Gooren 1992), en Afrique (Banks 2012) et dans de nombreuses religions afro-américaines (Sweet 1996 ; Strongman 2019) telles que le candomblé au Brésil (Landes 1940 ; Fry 1985 ; Wafer 1991 ; Matory 2003, 2005), les religions afro-cubaines (Dianteill 2000) ou le vaudou en Haïti (Lescot et Magloire 2002). Les jeunes générations de personnes trans ou non binaires en Occident portent aussi, pour certaines, une dimension spirituelle ou religieuse (Gelly et Pullen Sansfaçon 2022).

Bien que différentes les unes des autres, ces diverses figures ont pour point commun qu’elles complexifient les normes binaires du féminin et du masculin, en ce que certains corps désignés comme homme ou femme à la naissance ou plus tard dans la biographie des personnes portent, au moins en partie, les attributs sociaux de « l’autre » genre ou constituent une classe sociale particulière, comme les kagema dans le Japon prémoderne (voir l’article de Camille Lenoble, ce numéro). Ces catégories sociales de genre varient tout d’abord dans le degré d’institutionnalisation du statut en question, certaines bénéficiant d’une large reconnaissance sociale, comme les hijra, qui peuvent occuper des rôles rituels ou religieux et dont l’identité est reconnue comme « troisième genre » en Inde depuis 2014 (voir l’article d’Émilie Arrago-Boruah et l’essai bibliographique d’Otávio Amaral, ce numéro). Elles varient ensuite dans la configuration et l’expression des différentes caractéristiques genrées. En effet, certains attributs sociaux associés au genre de naissance de la personne sont souvent conservés, ce qui maintient une partie des rôles, droits et responsabilités, auxquels s’ajoutent des attributs de « l’autre sexe », mais qui sont rarement entiers ou exclusifs. Par exemple, en Indonésie, les tombois, personnes assignées femmes à la naissance, doivent parfois balayer ou laver la vaisselle en contexte familial, tout en ayant la licence de converser longuement avec d’autres hommes et de fumer des cigarettes (Blackwood 2010). Un autre exemple connu est celui du « berdache » We’wha dont les fonctions occupées étaient « agriculteur ; tisserand ; potier ; gouvernante », les deux premières étant des métiers traditionnellement masculins, les deux dernières, des métiers habituellement réservés aux femmes (Roscoe 1988). Dans certains contextes, les familles et les communautés de personnes dont le genre semble diverger des normes dominantes permettent ou facilitent une variété d’arrangements tacites au quotidien (Blackwood 2010 ; Banks 2012). Ainsi, si les expressions et les identités de genre sont souvent pensées en termes de transgression et de résistance au système normatif, elles font parfois sens dans le système de genre local.

Sortir des oppositions binaires ?

L’une des questions que posent les figures de la diversité de genre partout où elles existent est la suivante : quelle relation entretiennent-elles avec l’opposition binaire féminin/masculin ? Équivalent-elles à son dépassement ou, au contraire, à sa validation ? Peut-on penser la diversité de genre en termes de continuum ? Emmanuel Beaubatie « invite à concevoir le genre non comme un rapport social strictement bi-catégoriel, ni même comme une simple échelle allant du féminin au masculin, mais comme un espace en plusieurs dimensions » (Beaubatie 2021a : 53), un « espace multidimensionnel dans lequel les positions sont à la fois nombreuses et composites » (ibid. : 51). Les articles réunis dans ce numéro vont dans le même sens. Mais à leur lecture, le champ des possibles s’avère relativement limité, notamment quant à la latitude de sortir de la dyade de référence féminin/masculin. L’un des moyens de le constater est d’observer la place accordée à la notion de « troisième genre » dans les analyses : elle n’est utilisée dans aucun article. Forgée initialement au début du XXe siècle pour penser l’homosexualité en Europe, la notion de « troisième sexe » a été remobilisée en anthropologie à partir du milieu des années 1970, après avoir été changée en « troisième genre » (third gender) dans la littérature anglophone (Towle et Morgan 2002) ou même reprise telle quelle en français (Saladin d’Anglure 1985, 1986). Toutefois, elle a été critiquée très tôt, par exemple par Nicole-Claude Mathieu (1991 [1989]), qui concluait ainsi son fameux essai « Identité sexuelle/sexuée/de sexe ? Trois modes de conceptualisation du rapport entre sexe et genre » :

En m’attachant ici aux modes de conceptualisation du rapport entre sexe et genre, j’espère avoir montré […] diverses modalités selon lesquelles les sociétés […] peuvent arraisonner les troisièmes sexes/genres afin qu’ils ne subvertissent pas, et même qu’ils confirment […] l’efficacité sociale de la bi-catégorisation.

Mathieu 1991 [1989] : 266

Ensuite, d’autres auteurs qui, pour certains, ont eux-mêmes utilisé cette notion, ont indiqué les nécessaires précautions d’usage de cette dernière (Herdt 1994). Finalement, elle a été majoritairement abandonnée. En effet, un consensus semble se dégager pour considérer qu’il ne peut exister de véritable « troisième genre », les figures de la diversité de genre étant généralement des arrangements avec la bipolarité femme/homme.

Une grande partie des figures de la diversité de genre étudiées dans les pays non occidentaux occupe des positions intermédiaires entre le féminin et le masculin. Leur sexe de naissance, défini selon certaines conventions médicales comme la possession d’un pénis ou non, est (re)connu et il ne s’agit pas de le masquer. Au contraire, les rôles investis consistent le plus souvent à adopter certaines prérogatives à la fois d’un genre et de l’autre. Dans l’institution du mariage entre femmes dans certains pays d’Afrique, bien documentée au cours du XXe siècle, la femme-époux (female husband) endosse un rôle masculin afin de bénéficier des enfants de la femme épousée. Posant la question à savoir si la femme-époux est un homme, Regina Smith Oboler (1980) répond que tout le monde sait qu’elle est née femme, mais que les structures sociales lui confèrent un rôle d’homme respecté comme tel et que son origine biologique n’est jamais commentée. Le caractère hybride de certaines figures institutionnalisées de la diversité de genre s’observe au travers de leurs dénominations : pour ne prendre que quelques exemples, l’expression góor-jigéen au Sénégal (Broqua 2017) se traduit par « homme-femme », kojo-besia au Ghana (Geoffrion 2013) signifie « Kojo (prénom masculin) [est une] femme », fa’afafine à Samoa (Mageo 1992) ou fakaleiti à Tonga (Besnier 1994) signifient « [un homme] comme une femme », exactement comme l’expression nupi manbi, de création plus récente au Manipur, dans le Nord-Est de l’Inde (Arrago-Boruah 2022).

Le fait que la plupart des figures de la diversité de genre ne soient pas totalement féminines ni masculines entraîne des configurations sociales du genre qui peuvent se trouver en décalage avec la simple division femme/homme. Dans son étude sur les travestis brésiliens, Don Kulick (1997) montre, à partir de cet exemple, que les configurations particulières du sexe, du genre et de la sexualité au Brésil génèrent des arrangements de genre composés non pas d’hommes d’un côté et de femmes de l’autre, mais d’hommes et de non-hommes. C’est aussi la conclusion à laquelle parvient Gianfranco Rebucini (2013) à propos de la distinction rajul/zamel (« homme »/« non-homme » ou « moins homme ») au Maroc, de même que Mickaël Durand, dans ce numéro, au sujet des différentes figures de la diversité de genre à Tahiti. En même temps, les figures réputées féminines peuvent aussi ne pas être cantonnées du côté opposé à celui des hommes, comme en rend compte par exemple l’essai bibliographique d’Otávio Amaral (ce numéro), qui explique que les hijras du Bangladesh incarnent des formes paradoxales d’affirmation masculine, en particulier dans le cadre des couples qu’ils forment avec des hommes.

L’expérience transgenre se distingue parfois sur ce plan de celles de figures de la diversité de genre moins binaires, lorsqu’elle s’inscrit dans les normes dominantes du genre. Ainsi, les hommes trans en Iran sont souvent enclins à reproduire les normes de la « masculinité hégémonique » et à souscrire à l’hétéronormativité, jusque dans la vie conjugale et le mariage, même si certains tentent d’y résister en développant des formes de « masculinité alternative » (voir l’article de Bahar Azadi, ce numéro). Comme le mentionne l’un des participants à cette recherche, « s’identifier dans la binarité est toujours plus safe ». En Bolivie, les femmes trans qui organisent entre elles des concours de beauté sont prises entre la tentation d’appliquer les normes dominantes de la féminité et la volonté de proposer une alternative (Absi 2017). Par ailleurs, à l’échelle globale, la généralisation de la catégorie « transgenre » a produit la disqualification de catégories antérieures ou parallèles, telles que celle de « travesti » (Bourcier 1999 ; Drager et Platero 2021 ; Vicente 2021), y compris dans des contextes où elle était encore récemment bien implantée, comme en Côte d’Ivoire (Thomann et Corey-Boulet 2017), et ce, en dépit de la position centrale qu’elle a pu occuper dans les configurations de genre de certains pays, par exemple au Brésil (Kulick 1998) ou au Mexique (Prieur 1998).

Dans les pays européens et nord-américains, les dénominations d’usage ont évolué. Depuis la fin du XXe siècle, se sont succédé ou ont coexisté les vocables transsexuel, transgenre, trans, transidentité, transitude (Espineira et Thomas 2022). Durant cette même période a été forgée une catégorie opposée. Un peu comme la création du terme homosexuel avait donné lieu, plus tard, à celle du mot hétérosexuel, nous avons assisté au cours des années 2000 à l’apparition du terme cisgenre comme antonyme de transgenre, afin de nommer la norme et de montrer sa domination symbolique jusqu’alors non marquée. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agissait de désigner le groupe majoritaire qui ne pouvait demeurer comme un ensemble de référence dont l’existence allait à ce point de soi qu’elle n’avait pas besoin d’être nommée. L’interpellation par le langage à intégrer cette nouvelle catégorie, outre qu’elle implique pour la majorité d’apprendre à « devenir cisgenre » (Molinier 2020), présente déjà les mêmes limites que celles d’autres dimensions pensées par jeux d’oppositions binaires telles que le duo hétérosexuel/homosexuel ou même la dyade femme/homme, qui rigidifient et substantialisent des catégories supposément opposées dont, pourtant, beaucoup d’individus expérimentent l’entre-deux. En effet, toute personne non trans n’est pas nécessairement cisgenre, de même que toute personne non cisgenre n’est pas nécessairement trans. Pour se le figurer, il suffit de penser aux garçons et hommes efféminés ou aux filles et femmes masculines qui subissent ou ont subi les effets du « genrisme » — terme par lequel on peut désigner l’hostilité contre la non-conformation aux normes de genre dominantes.

Les contraintes que supposent les parcours trans en termes de « passing », à savoir le fait pour une personne trans de chercher à passer pour une personne cisgenre (Beaubatie 2019a), et l’insatisfaction de certains individus face au devoir de conformation aux normes de genre dominantes expliquent en partie l’apparition, au cours des années 2010, de personnes se définissant comme « non binaires ». Elles ne s’opposent pas nécessairement aux trans, puisque nombre d’entre elles se disent « trans non binaires », mais elles refusent de devoir souscrire à l’intégralité des normes de genre féminines ou masculines. Lors de la réalisation d’une enquête quantitative sur les violences de genre chez les minorités sexuelles en France (Trachman et Lejbowicz 2018), une partie des individus ayant répondu au questionnaire ont critiqué ce dernier et refusé de se positionner comme homme ou femme, ou comme homosexuel ou hétérosexuel, et certains se sont présentés comme « non binaires ». Parallèlement, Emmanuel Beaubatie a montré que parmi les personnes trans, les « non-binaires » se distinguent en développant une critique des normes de genre et en choisissant d’adopter des modes d’existence plus subversifs (Beaubatie 2021b ; voir aussi l’essai bibliographique de Laurence Hérault dans ce numéro). L’aspect inattendu de ces évolutions est qu’en s’éloignant d’une identification strictement féminine ou masculine, les personnes se définissant comme « non binaires » se rapprochent de certaines formes « traditionnelles » de la diversité de genre.

Des catégories mouvantes dans un monde globalisé

La plupart des articles de ce numéro, à l’instar d’autres recherches parmi les plus récentes, signalent un changement progressif dans la situation des minorités sexuelles et de genre dans le monde, ainsi que dans la perspective adoptée pour les étudier. Les premiers travaux anthropologiques portant sur des figures de la diversité de genre les analysaient souvent comme des catégories à la fois homogènes, clairement délimitées et anhistoriques. Aujourd’hui, on considère plutôt que ces catégories ne sont ni figées ni étanches entre elles (voir l’article de Mickaël Durand, ce numéro) et sont depuis longtemps soumises à des transformations progressives et aux influences des circulations et des échanges transnationaux.

La dimension placée au centre de ce numéro est ainsi la profonde évolutivité des formes et des figures de la diversité de genre, de l’expérience vécue des personnes concernées et de leurs places dans les sociétés. Ce caractère mouvant et composite des catégories de la diversité de genre est historiquement contingent. Camille Lenoble montre dans son article que la catégorie des kagema au Japon s’est transformée durant la période d’occidentalisation du pays. En remontant plus loin dans le temps, Howard Chiang (2020) retrace la longue histoire qui a mené des eunuques aux transgenres en Chine.

Les figures de la diversité de genre ont donc connu au cours du temps des évolutions considérables, en particulier dans le contexte de globalisation du genre et de la sexualité (Jackson 2009 ; Halberstam 2012), qu’ont renforcé les migrations (Manalansan 2003 ; Marmouch 2017), la lutte internationale contre l’épidémie de VIH/sida et les discours sur les droits des minorités sexuelles. Les politiques de développement (Puri 2010 ; Dutta et Roy 2014), dont les ONG intervenant auprès des travailleuses et des travailleurs du sexe (Roux 2009), ont plus récemment joué un rôle important dans les transformations qui se sont opérées au sein des catégories locales de genre. Certaines figures ont été resignifiées (Käng 2012 ; Broqua 2017) au prisme de catégories qui prévalent en Occident, mais aussi sous l’effet de mobilisations hostiles qui les prennent pour cibles. Ainsi, de plus en plus de recherches portent sur les transformations induites par la globalisation, dont l’un des effets est la minoration de certaines catégories locales au profit d’autres qui s’imposent comme globales, dont témoignent par exemple la circulation internationale de la catégorie « transgenre » et la façon dont celle-ci s’insère dans des contextes spécifiques. Dans différents cas, elle émerge en concurrence avec d’autres figures de la diversité de genre présentes localement (Mount 2020 ; Kamenou 2021), souvent incitée par le contexte de la lutte contre le VIH/sida (Dutta 2012, 2013) ou encore par la logique humanitaire du système d’asile (Saleh 2020). Des mobilisations spécifiquement transgenres apparaissent désormais dans divers pays non occidentaux, parfois après une période de tâtonnement (Currier 2012).

Dans une logique qui découle aussi de la globalisation, mais qui produit un effet inverse, on observe des phénomènes de réaction face à l’imposition de catégories extérieures. Très tôt, les figures de la diversité de genre ont été confrontées au regard circonspect des explorateurs, à l’action réprobatrice des missionnaires chrétiens (Coburn 2017 ; Mageo 1992, 1996), aux persécutions des conquérants et aux rapports de domination coloniale (Hérault 2010a ; Hinchy 2014 ; Lambert 2016). En Amérique du Nord, le terme dérogatoire berdache, imposé par les acteurs de la colonisation à des personnes autochtones dont le genre ne cadrait pas avec les référents binaires des premiers, puis repris par les anthropologues, a été largement critiqué et délégitimé (Hérault 2010a). Pour en finir avec ce terme péjoratif, l’expression two-spirit a été créée en 1990 lors du troisième rassemblement annuel du mouvement gay et lesbien natif américain (Thomas et Jacobs 1999 ; Lambert 2016). Cette logique de décolonisation est aujourd’hui poursuivie par les jeunes générations (Laing 2021). Ainsi, la circulation internationale de la catégorie « transgenre » n’a pas pour seul effet de la voir s’imposer au détriment des catégories qui existaient précédemment ; elle se mêle aux terminologies locales parfois foisonnantes (Jackson 2009) et elle induit aussi la création de vocables permettant de mieux enraciner les figures de la diversité de genre. Chez les Aborigènes en Australie, le choix du terme sistergirl a joué ce rôle (Chalon 2009). Un processus comparable a été observé en Inde, avec la création d’une catégorie vernaculaire (nupi manbi) dans le cadre de mobilisations récentes de « transgenres » (Arrago-Boruah 2022).

Nous constatons donc que les catégories de genre se transforment, s’adaptent aux contextes tout aussi changeants des sociétés dans lesquelles elles évoluent. Les terminologies circulent et sont appropriées et parfois réinterprétées localement. Ces dernières s’articulent alors, de différentes manières, avec ou en parallèle des catégories identitaires existantes, lesquelles ne sont pas fixes, contrairement à l’impression que peut donner le « présent ethnographique » parfois utilisé pour les décrire. Par exemple, Dredge Byung’chu Käng (2012) montre qu’en Thaïlande, les personnes qui s’identifiaient comme kathoey ou « ladyboy » utilisent l’épithète « transwomen » pour se décrire sur les sites de rencontre en ligne. Un mécanisme similaire est rapporté par Khookha, artiste trans tunisienne dont le récit de vie est au coeur de l’article de Monia Lachheb (ce numéro) : « le mot gay, qui est plus élégant que miboun, je l’ai adopté, car disponible, venu d’ailleurs après avoir été aseptisé ». Le parcours de Khookha, qui s’est approprié différents termes (homme gay, femme trans et femme trans non binaire), illustre le processus d’identification à partir des catégories globales qui deviennent disponibles, notamment au sein d’organismes de lutte pour les droits des communautés LGBT+. Dans son article, Mickaël Durand explore les ramifications sociales et sémiotiques de trois catégories présentes à Tahiti, soit les māhū, les raerae et les femmes trans. L’accent est mis sur la socialisation de ces personnes et sur leurs trajectoires de vie, témoignant de la porosité des différentes catégories. Ces rencontres entre anciennes et nouvelles figures ne sont pas nécessairement préjudiciables aux premières, comme le souligne Émilie Arrago-Boruah (ce numéro) :

La diversité de genre en Inde ne se lit donc plus sans référence à la catégorie « transgenre », qui est devenue essentielle pour l’acquisition de droits, qu’il s’agisse de droits de la personne, de droits civils ou encore traditionnels. Pour autant, le terme transgenre n’est pas vraiment en réelle concurrence avec les catégories natives qui permettent à chaque fois de passer de la loi à un contexte précis qui ne se traduit pas en anglais.

Cela rejoint l’analyse que propose Melvin Aït Aïssa (ce numéro) au sujet des muxes au Mexique, qui pourrait être étendue à bien d’autres figures de la diversité de genre :

[L]oin de s’opposer, les terminologies vernaculaires et anglo-saxonnes se complémentent et permettent aux muxes de s’inscrire dans la continuité des mouvements LGBT+ tout en revendiquant leur particularisme culturel dans un contexte de globalisation.

Processus de reconnaissance : entre réformes institutionnelles et créativité individuelle

Parmi les différents facteurs qui concourent à l’évolution des formes de la diversité de genre, le cadre légal joue un rôle primordial. C’est bien sûr le cas dans les pays qui les condamnent par la loi, mais aussi dans ceux qui offrent des possibilités de changement de sexe, tels que l’Iran (Najmabadi 2013 ; Saeidzadeh 2020) — quoique sous des conditions médicales et administratives strictes. Dans différents pays du monde, ces dernières années, un statut légal a été octroyé à un « troisième genre » ou un « genre neutre », notamment en Allemagne, aux Pays-Bas, en Inde (voir l’article d’Émilie Arrago-Boruah, ce numéro), au Pakistan (Nisar 2018, 2022 ; Khan 2019 ; Redding 2020), au Népal, en Australie et en Nouvelle-Zélande. D’autre part, différentes réformes ont permis la modification de l’inscription du genre dans les documents civils, et ce, dans plusieurs pays, dont le Canada et la France (Courduriès, Dourlens et Hérault 2021). La situation des personnes intersexes évolue aussi, même si les travaux qui en traitent restent rares, quelles que soient les zones géographiques concernées (Edgerton 1964 ; Fausto-Sterling 1993 ; Thomas, Espineira et Alessandrin 2013 ; Kraus 2017 ; Raz 2023).

Plusieurs transformations institutionnelles et sociales se mettent ainsi graduellement en place. Sur le plan de la langue parlée et écrite, l’utilisation d’un vocabulaire et de formes d’écriture inclusive, épicène et non genrée se généralise en français (Dumais 2021), en anglais et dans d’autres langues[2]. Ces évolutions créatives de la langue s’inscrivent dans les processus de réforme des institutions qui s’opèrent à l’échelle globale. Par exemple, plusieurs universités canadiennes permettent aux membres de la communauté étudiante de changer leur prénom dans les registres pour que ce dernier corresponde davantage à leur identité de genre (Chamberland et Puig 2016). Par ailleurs, la mention du ou des pronoms d’usage dans les signatures électroniques est de plus en plus courante chez le personnel professionnel aux États-Unis et au Canada. En tant qu’institutions sociales prestigieuses, les musées du monde développent des approches de plus en plus inclusives des minorités sexuelles et de genre (Mills 2008 ; Levin 2020). Le processus d’élaboration d’une exposition sur la diversité de genre au Musée de la civilisation de Québec, documenté par Karine Geoffrion et ses collègues dans ce numéro, illustre l’institutionnalisation de la reconnaissance accordée à certains groupes minorisés, après des décennies de luttes. Ces transformations entraînent des répercussions importantes, quoiqu’inégales, sur l’expérience vécue des personnes trans et non binaires (Pullen Sansfaçon et al. 2020 ; Beaubatie 2021b ; Giroux et Langevin 2021) et de celles dont le genre s’inscrit en marge des normes dominantes.

Le numéro se penche aussi sur les aspects créatifs et performatifs que permet le jeu avec les catégories et les normes de genre. Trois articles explorent de façon spécifique les enchevêtrements entre les mondes artistiques et les représentations de genre en vigueur dans les sociétés. Par exemple, une série d’autoportraits de Khookha (voir l’article de Monia Lachheb, ce numéro) a récemment été exposée à l’Institut du monde arabe à Paris dans le cadre de l’exposition « Habibi, les révolutions de l’amour », qui met en avant des artistes LGBT+ du monde arabe. Cela illustre les différentes façons dont les images et les potentialités qu’elles représentent circulent dans des espaces qui offrent une possibilité de reconnaissance sociale accrue comme les musées (voir l’article de Karine Geoffrion et al., ce numéro). Notons à ce propos la contribution de Camille Guibert dans ce numéro, qui explore la danse comme technique de déconstruction/création du corps genré dans la communauté des ballrooms parisiennes, où la stylisation du soi, à travers des techniques du corps et des technologies de genre comme les perruques, le maquillage, les parfums ou les talons hauts, poussée à l’extrême dans la performance de figures spectaculaires qui défient l’ordinarité du quotidien, devient un moyen pour les individus qui participent d’augmenter leur confiance et de marcher la tête haute, au ball comme dans la rue.

Les médias, de façon générale, et les réseaux sociaux, plus particulièrement, deviennent des espaces mouvants où peuvent circuler différentes catégories de genre sur la sphère globale, mais aussi des outils politiques qui permettent de visibiliser les enjeux auxquels font face les personnes vivant la diversité de genre. À cet effet, Monia Lachheb (ce numéro) note que « la mise en scène de soi sur les réseaux sociaux s’inscrit dans un processus de “révélation” identitaire qui se croise avec une posture politique et une résistance à l’hétéronormativité dominante ». Les réseaux sociaux permettent en outre de sensibiliser les publics aux expériences de stigmatisation vécues par les personnes concernées et de mobiliser des réseaux de personnes alliées. Bien qu’elle permette à certains individus d’accéder à des formes d’autodétermination, la visibilité accrue des identités et des luttes trans dans les médias et sur les réseaux sociaux les rend aussi sujets à différentes formes de violence et de censure, comme le montrent les propos réactionnaires qui ont circulé en ligne après l’inauguration de l’exposition « Unique en son genre » au Musée de la civilisation de Québec (voir l’article de Karine Geoffrion et al., ce numéro).

L’imbrication du genre et de la sexualité

Le dernier aspect que mettent en évidence la plupart des contributions de ce numéro est la forte imbrication entre les constructions du genre et de la sexualité. Certains travaux, comme ceux d’Ifi Amadiume (1987) sur les femmes-époux (female husbands) et les filles-garçons (male daughters), soutiennent que le genre dans certaines sociétés d’Afrique, d’une part, est complètement déconnecté de la biologie (voir aussi Oyěwùmí 2005) et, d’autre part, doit être compris indépendamment de la sexualité. En d’autres mots, les personnes nées femmes qui prennent le rôle de mari afin de poursuivre la lignée ou encore parce qu’elles ont les moyens financiers de subvenir aux besoins d’une épouse et de ses enfants, n’éprouveraient aucun désir de nature sexuelle pour cette dernière — ce qui a été questionné par la suite (Murray et Roscoe 1998 ; Lindsay 2017). Ara Wilson note au contraire que « la sexualité est profondément ancrée dans le schéma du genre » (2023 [2019] : 8, notre traduction). En effet, genre et sexualité sont imbriqués dans un nombre important de contextes dans le monde, « façonnés par les histoires du colonialisme, des migrations, du commerce, et remodelés de façon complexe et imprévisible » (Boellstorff 2007 : 26, notre traduction). Selon Tom Boellstorff, le rôle des anthropologues consiste à montrer « [la] co-construction [de la sexualité et du genre] dans des univers de vie historiquement et culturellement spécifiques » (ibid., notre traduction).

La plupart des articles du numéro illustrent bien la difficulté de séparer les questions de genre et de sexualité, justifiant de penser ensemble les deux dimensions (Clair 2013). Ce problème est d’ailleurs aussi ancien que l’histoire des études anthropologiques sur la diversité de genre, elles-mêmes révélatrices de la question plus large des biais relatifs aux observations menées par des personnes étrangères aux cultures concernées. Dans une première période, le regard des observateurs extérieurs a appliqué aux figures de la diversité de genre des critères occidentaux, les interprétant comme des formes d’« homosexualité », que l’on définissait initialement en Europe comme « inversion de genre » ou « troisième sexe ». Les anthropologues ont alors eu du mal à se départir d’une telle perspective (pourtant absente des sociétés étudiées) et à comprendre qu’il était erroné de lire les relations sexuelles que les figures de la diversité de genre entretenaient comme étant de « même sexe ». L’un des exemples les plus anciens et les plus connus de cette confusion est l’article « Institutionalized Homosexuality of the Mohave Indians » de George Devereux (1937), dans lequel il explique que les « Indiens » Mohave ne reconnaissent que deux sortes d’« homosexuels » : les hommes travestis et les femmes assumant le rôle d’hommes, autrement dit des figures d’inversion de genre sur lesquelles l’auteur posait un regard ethnocentrique (Whitehead 1981). Plus tard, d’autres études éviteront cette confusion en parlant plutôt de « travestisme masculin institutionnalisé » (institutionalized male transvestism) (Munroe, Whiting et Hally 1969 ; Gray et Ellington 1984). Un autre exemple ancien qui a fait couler beaucoup d’encre est le travail de Ruth Landes consacré au candomblé de Bahia. Dans un article séminal, l’auteure explique la présence importante d’« homosexuels passifs » dans ce culte (Landes 1940), expression par laquelle elle désigne en fait des hommes efféminés, comme le documenteront par la suite d’autres travaux (Fry 1985 ; Wafer 1991 ; Matory 2003, 2005). Quelques décennies plus tard, un article fameux d’Edward E. Evans-Pritchard (1970) portant sur un groupe ethnique d’Afrique de l’Est commet le même écart de langage en qualifiant d’« homosexualité » des pratiques transitoires d’inversion de genre (Broqua 2012).

Durant cette même période (années 1960-1970), l’approche constructionniste de l’homosexualité commençait à nous apprendre qu’il s’agissait d’une notion historiquement et culturellement située qui ne pouvait donc pas s’appliquer aux contextes où le concept, tel qu’introduit dans le monde occidental, était absent. Pourtant, jusqu’au début du XXIe siècle au moins, il était convenu de considérer, notamment dans différents ouvrages de synthèse (par exemple Greenberg 1988), que l’homosexualité à travers le temps et l’espace pouvait se catégoriser selon trois ou quatre grandes formes, dont une reposant sur une différenciation genrée des partenaires, sous laquelle se trouvaient rangées les différentes figures de la diversité de genre.

En même temps, certains auteurs qui se sont penchés sur les minorités sexuelles dans des contextes spécifiques ont discuté des différentes configurations que pouvait prendre le genre des personnes concernées (Kulick 1998 ; Murray et Roscoe 1998 ; Wieringa, Blackwood et Bhaiya 2007 ; Gaudio 2009 ; Blackwood 2010 ; Geoffrion 2018). Dans ces écrits, la diversité de genre est invoquée de façon plus ou moins enchevêtrée avec l’orientation sexuelle, dans la mesure où, dans de nombreux contextes, les relations entre personnes de même sexe impliquent une différenciation genrée des partenaires — ce que Christophe Broqua et Joseph Larmarange (2022) proposent de nommer l’« orientation sexuelle genrée ». Ainsi, en enquêtant sur des formes non institutionnalisées d’inversion de genre — comme ce que Jack Halberstam (1998, 2012) a appelé « female masculinities » —, il est logique de rencontrer des personnes qui se définissent comme gays ou lesbiennes. C’est le cas de l’une des femmes interrogées par Aziz Benkorti (ce numéro) lors de son enquête sur les joueuses de football au Maroc. En effet, la pratique de ce sport est considérée comme un vecteur de masculinisation des corps féminins, dans un contexte où son exercice au féminin est fortement associé à l’homosexualité, ce qui remet en question les principes de féminité respectable et d’honneur familial. Des arrangements composés de silences et de non-dits sont négociés entre les footballeuses, leur entraîneur, qui devient leur « garant », et les membres de la famille, afin d’assurer à la fois leur intégrité et leur place au sein de l’équipe.

On pourrait objecter qu’il n’est pas pertinent d’utiliser une notion renvoyant à l’orientation sexuelle lorsqu’il s’agit d’étudier l’identité ou l’expression de genre, à l’image d’une distinction parfois revendiquée dans les contextes occidentaux — on pense aux activistes qui tiennent à désigner comme « trans » des individus qui se définissent plutôt comme « gay » (Valentine 2007) —, dont on sait qu’elle découle en partie d’une défiance à l’égard de la psychiatrie et de la sexologie qui ont catégorisé les personnes trans à partir de critères relatifs à la sexualité (Hérault 2010b). On pourrait encore arguer qu’il est important de ne pas plaquer de manière ethnocentrique des catégories étiques sur des réalités vécues différemment et au détriment de catégories émiques. Mais à tout cela, on peut répondre que la prise en compte empirique des diverses situations observables dans plusieurs régions du monde oblige à considérer qu’identité de genre et orientation sexuelle peuvent être liées de différentes manières.

Dans de nombreux contextes, les relations ou pratiques sexuelles des figures de la diversité de genre sont considérées comme conformes au modèle dominant, c’est-à-dire assimilable à l’hétérosexualité, lorsque le genre des partenaires est différent ; c’est pourquoi il n’est pas forcément pertinent de lire ces situations en termes d’homosexualité. Mais dans d’autres contextes, les figures de la diversité de genre sont aussi assimilées localement à des formes d’homosexualité, ou sont, au minimum, porteuses de significations d’où la sexualité n’est pas absente. Dans certains de ses travaux à caractère pionnier, Pierre Clastres a mis au jour le chevauchement entre une catégorie supposant l’inversion de genre et une catégorie renvoyant aux pratiques (homo)sexuelles chez les « Indiens » Guayaki (voir l’article de Christophe Broqua, ce numéro). Selon une autre forme d’articulation, Gilbert Hamonic (1975) a montré que les bissu, responsables d’un culte en pays Bugis (île de Célèbes en Indonésie), constituent une catégorie qui se superpose en partie à celle de calabai, à la fois travestis et « invertis ».

Un autre processus à l’oeuvre est celui de la resignification, à travers l’homosexualisation d’anciennes catégories de genre. Dans divers contextes où il n’existait pas d’équivalents aux vocables homosexuel/homosexualité dans les langues locales, lorsque cette notion a commencé à circuler, certains des termes déjà existants pour désigner une catégorie ou expression de genre minoritaire ont été progressivement utilisés pour signifier l’homosexualité. Au Sénégal, la dénomination góor-jigéen (« homme-femme » en wolof) s’est peu à peu changée en injure signifiant « homosexuel » de manière fortement péjorative (Broqua 2017). De même, aux Antilles, l’expression « ma commère », qui concernait initialement des hommes habillés en femme, est devenue la terrible injure makonmè ou makoumè proférée contre les homosexuels masculins (Gordien 2018). En Irak, le terme habituellement employé pour désigner les hommes efféminés (mukhanathiyyin) est aujourd’hui synonyme d’homosexuel masculin (Rohde 2016). Au Japon, la catégorie sociale des kagema, ces garçons érotisés qui offraient leurs services sexuels dans les salons de thé à l’ère prémoderne, a subi une resignification péjorative à la lumière des préceptes de la « sexologie moderne ». Ces derniers en sont venus à être assimilés à des hommes homosexuels efféminés pratiquant la prostitution (voir l’article de Camille Lenoble, ce numéro). De tels exemples pourraient être multipliés.

Un phénomène parallèle s’observe dans certains pays, où les catégories globales d’orientation sexuelle (telles que « gay ») ont progressivement concurrencé les anciennes catégories reposant sur des propriétés relatives au genre et coexistent désormais avec elles. L’un des exemples marquants de ce remplacement des catégories de la diversité de genre par des catégories d’orientation sexuelle est celui du passage de la catégorie bakla à la catégorie « gay » dans les processus d’identification en Indonésie (Tan 1995 ; Benedicto 2008 ; Ricordeau 2013).

D’autres articulations entre genre et sexualité apparaissent dans les articles du numéro. Deux ouvrages récents qui font l’objet de l’essai bibliographique d’Otávio Amaral montrent que le rapport sexuel (notamment la pénétration anale) est une pratique structurante du soi hijra. En Polynésie, alors que la littérature sur les figures de la diversité de genre insiste parfois sur le fait qu’il ne s’agit pas de catégories liées à la sexualité, Mickaël Durand suggère que le désir sexuel envers des hommes virils est intimement lié au processus de féminisation des personnes concernées, qui peuvent d’ailleurs avoir été des hommes gays à certains moments de leur trajectoire. C’est aussi le cas de Khookha, técha tunisienne présentée par Monia Lachheb (ce numéro), qui s’est définie comme un homme gay durant une période de sa vie avant d’endosser l’identité de femme trans, puis de femme trans non binaire. Au Mexique, les muxes jonglent avec différentes catégories, y compris celle de « gay » (voir l’article de Melvin Aït Aïssa, ce numéro). Ici encore, l’acte pénétratif contribue, en théorie, à la catégorisation genrée des muxes, bien que dans la réalité, la pratique sexuelle soit beaucoup plus complexe et nuancée. Enfin, la catégorie homosexuelle agit parfois comme repoussoir. C’est le cas chez les hommes transgenres en Iran qui s’inscrivent dans le système hétéronormatif et qui cherchent à se dissocier le plus possible de la catégorie lesbienne afin d’être en mesure de légitimer leur mariage à une femme (voir l’article de Bahar Azadi, ce numéro).

Enfin, dans certains contextes, on sait de longue date que les parcours trans ne rendent pas nécessairement « hétérosexuels » (Hérault 2010b). En France, l’enquête menée par Emmanuel Beaubatie (2019b) a permis de montrer qu’avant comme après la transition, une partie importante des personnes trans interrogées étaient homosexuelles, affichant ici un net contraste avec les situations d’autres sociétés, évoquées plus haut, où l’inversion de genre occasionne la conformation à l’ordre hétéronormatif. Ainsi, ce survol de la littérature montre que le sexe, le genre et la sexualité font l’objet de multiples arrangements, les catégories étant plus ou moins connectées entre elles selon les contextes sociohistoriques et les circonstances personnelles des parcours concernés.

Conclusion

La diversité de genre correspond à un thème très vaste, pourtant peu traité dans la littérature de langue française en sciences sociales. Nous n’avons pas cherché à donner à ce numéro un angle d’approche trop spécifique, mais nous avions le souci de ne pas nous laisser enfermer dans l’étude des comportements ou des mobilisations hostiles, contrairement à ce que les contextes français ou états-uniens, par exemple, pouvaient inspirer. Il ne s’agit en aucun cas de mettre en doute la légitimité des études (au contraire nécessaires) sur les multiples visages de la transphobie (Alessandrin et Espineira 2015), mais nous préférions documenter des dimensions autres que celles qui peuvent inspirer la déploration ou une « rhétorique de la blessure et du traumatisme » (Halberstam 2015). Nous souhaitions plutôt valoriser l’expérience des personnes concernées, la complexité et la profondeur de leurs vécus, la créativité et l’agentivité dont elles font preuve. Car il importe de considérer que la fabrique du genre correspond à la fois à une performance et à un statut social (Dziubinska et Madi Dias 2019), à un parcours qui suppose un apprentissage permettant parfois l’affirmation et la flamboyance (voir l’article de Camille Guibert, ce numéro), qui n’est pas nécessairement linéaire, qui peut fluctuer au cours du cycle de vie.

L’objectif était aussi de documenter les façons dont la diversité de genre se déploie dans des contextes variés, permettant de décentrer le regard des situations et des débats parfois clivés. Aussi, est-il essentiel, comme le rappelle Otávio Amaral (ce numéro), de penser les catégories de la diversité de genre « au-delà de l’orientalisme » qui informait plusieurs études anthropologiques avant les années 1990 (Weston 1993). En raison de son histoire, l’anthropologie doit aujourd’hui tenir les deux bouts de l’étude des minorités de genre, tant sur ses terrains traditionnels d’élection que dans les sociétés occidentales où se développent des études spécifiques, souvent dans des disciplines voisines. Parmi elles, certaines entendent renouer avec l’approche matérialiste qui a marqué autrefois les études féministes. Cherchant à s’éloigner des recherches axées sur l’identité, l’émergence d’une telle approche vise à rendre compte des conditions concrètes de l’expérience trans (Clochec et Grunenwald 2019 ; Clochec 2023).

Ainsi, les études trans, en plus de soulever des enjeux épistémologiques et de positionnalité (Baril 2017 ; Espineira et Thomas 2019 ; Pignedoli et Faddoul 2019), nous portent à réfléchir aux notions et concepts que nous utilisons dans la recherche anthropologique, dans un contexte de multiplication des terminologies (Alessandrin 2017), voire d’une « renaissance taxonomique » (Amin 2023). En se substituant graduellement au concept « queer », les vocables trans et transgenre semblent être devenus, dans les années 2000, les termes privilégiés pour référer à une multitude de figures de la diversité de genre non cis, et possèdent dès lors un potentiel conceptuel important (Cardon 2009). Comme le soulève Laurence Hérault (2007 : 940), le concept « transgenre » permet de

suspendre partiellement ou temporairement des terminologies plus conceptuelles, notamment celles d’origine médicale, et/ou [de] dépasser des terminologies vernaculaires qui ne facilitent pas les mises en perspectives et les projets comparatifs.

Plus récemment, parallèlement à la catégorie trans, le terme queer a connu un nouvel essor qui a élargi sa signification initiale pour désigner diverses identifications de genre ou de sexualité minoritaires. Dans un monde globalisé où les catégories circulent et se transforment et où les identités s’expriment de manière parfois banale, parfois flamboyante, la transitude permet de réfléchir et de façonner des sociétés plus inclusives dans et au-delà de la binarité féminin/masculin.