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L’ouvrage collectif Héritage et anthropocène. En finir avec le patrimoine, sous la direction de la sociologue Anne-Sophie Haeringer et de l’anthropologue Jean-Louis Tornatore, est la compilation de conférences tenues en 2015 dans le cadre de journées d’étude à l’Université de Bourgogne cherchant à mettre en dialogue les concepts de patrimoine et d’anthropocène, afin d’en examiner le potentiel heuristique pour ces domaines de recherche. S’appuyant sur une perspective critique de l’anthropocène, qui désigne pour les directeurs à la fois les problèmes environnementaux que cette époque charrie et la désignation fallacieuse de leur cause, dans le discours dominant, à un « anthropos » universel, l’objectif de ce livre est plus particulièrement de réfléchir aux différentes formes dans lesquelles peut s’incarner l’idée de patrimoine, « […] sauvegarde, préservation, attachement, viatiques, sélection, responsabilité, héritage, transmission, richesse, etc. […] » (p. 14), à l’aune d’un monde qui se propose comme radicalement différent. Par le truchement de la paire réflexive constituée du patrimoine et de l’anthropocène, encore peu étudiée comme nous l’indiquent les directeurs, le livre propose des pistes pour éclairer les enjeux relatifs à la matérialité (objets, lieux, infrastructures) que nos sociétés créent et légueront dans le contexte des catastrophes appréhendées et de l’avenir de ce dont nous avons déjà hérité. La question du temps irrigue cet ouvrage et amène à reconsidérer les thèmes de la transmission par-delà nos « restes humains ».

Le livre propose des contributions de nature variée : études de cas, essais et analyses plus théoriques. Les perspectives que ces contributions présentent sur le patrimoine et l’anthropocène sont très diversifiées et ne suivent pas une ligne directrice. C’est ce dont se réclament les directeurs, soulignant qu’ils n’ont pas souhaité imposer de définitions ni de cadre normatif de ces deux concepts. Ils proposent plutôt une approche qui prend en compte « […] des mécanismes, des fonctions et fonctionnements, des agencements relevant de la relation au passé, à la culture, au temps, aux autres qu’humains, aux existants, toutes entités dont la qualification anthropocénique ou plutôt le problème-anthropocène a révélé l’importance » (p. 26). Cependant, cette approche aurait certainement pu être mise en avant tout en proposant une grille commune quant aux notions de patrimoine et d’anthropocène qui aurait permis une contribution plus systématique du livre sur ces thèmes.

En plus de l’introduction et de la conclusion, le livre se compose de six chapitres qui constituent un ensemble très hétéroclite. Les directeurs soulignent que ce ne sont pas toutes les conférences tenues lors de l’évènement de 2015 qui ont été retenues pour l’ouvrage, ce qui contribue probablement à cet effet. Les auteurs, anthropologues, sociologues et historiens proposent des textes de taille variable (entre 15 et 40 pages), et leurs contributions se positionnent dans des cadres de référence théoriques, conceptuels, ethnographiques (toutes européennes) et méthodologiques très différents. Certaines contributions documentent un cas « patrimonial » en y attachant une réflexion conclusive sur l’anthropocène (chapitres 1 et 2), d’autres réfléchissent plus directement à ce concept, notamment par le biais d’une perspective d’ontologie politique, en interrogeant la manière de « faire des mondes » (chapitres 3, 4 et 6).

Le chapitre 1 (Jarrige) pose un regard sur l’histoire de l’énergie animale par le truchement des équipements (machines à molette, équipements à manège) qui étaient employés pour la mobiliser. La mise au jour de cette histoire permet d’éclairer les causes de son abandon puis de sa récente remontée en popularité — d’abord en réaction aux chocs pétroliers, puis portée par les mouvements environnementalistes et le regain d’intérêt pour le patrimoine rural — et des critiques qu’elles soulèvent, nous invitant à une réflexion très à propos sur l’énergie et l’anthropocène. Le chapitre 2 (Aebi et Hertz) propose une analyse originale des politiques nationales et européennes du patrimoine naturel à l’aune des menaces que font planer des espèces envahissantes sur les châtaigniers d’Europe, dont la prolifération est favorisée par l’anthropocène. Les auteurs examinent plus particulièrement des mobilisations citoyennes autour de leur protection. Les autres contributions sortent des balises plus classiques auxquelles nous sommes habitués dans ce type d’ouvrage pour proposer des exercices qui mobilisent notamment des fictions et des analyses d’extraits de documentaires et de téléjournaux dans une approche réflexive (chapitres 4 et 5). Ceci peut surprendre, compte tenu de la facture du livre, mais en constitue finalement une originalité dans la forme qui aurait pu être mise davantage en exergue et mobilisée comme source de réflexion en soi pour repenser le patrimoine et l’anthropocène.

Le livre se révèle être un objet unique et original, mais peine à répondre à son objectif premier, ne cernant pas clairement quelles contributions précises la mise en dialogue des concepts de patrimoine et d’anthropocène a pu faire jaillir. Il intéressera les chercheurs mobilisés par les questions de patrimoine et pourra attirer l’attention de ceux qui s’intéressent aux formes moins conventionnelles de rédaction scientifique.