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L’anthropologie politique nous offre, depuis bientôt un siècle, des outils pour penser le religieux. Les chercheurs qui ont donné à ce champ d’études son prestige colonial d’antan accordaient une attention particulière aux institutions et autorités religieuses. Fonctionnalistes, culturalistes, structuralistes, ils estimaient qu’on ne peut saisir le politique sans s’attarder aux pouvoirs et rituels du sacré. C’était le cas d’Edward E. Evans-Pritchard (1940 : 201), aux yeux duquel la structure politique des sociétés nuer reposait sur les « pouvoirs rituels » du « chef à peau de léopard ». C’était aussi le cas du jeune Max Gluckman (1940) qui n’a pas attendu la mise en place de l’apartheid pour souligner le rôle que les missionnaires protestants ont joué dans l’élaboration du régime raciste d’Afrique du Sud. Les travaux d’Audrey Richards (1940) décrivant les cérémonies « politico-religieuses » de l’ancienne Rhodesia viennent également à l’esprit, sans oublier ceux du pionnier Alfred Kroeber (1907) qui s’est penché, avant même que l’anthropologie politique ne s’organise en champ d’études, sur le pouvoir social très particulier que détiennent les chamans chez les peuples autochtones de la Californie.

Cet intérêt pour ce que Georges Balandier (1964 : 35) appelait les « assises religieuses du pouvoir » ne cessera jamais d’animer la discipline. De multiples terrains et grilles d’analyse ont été mis à profit pour saisir l’efficacité politique du religieux, son aptitude à mobiliser, aiguiller ou contraindre l’action humaine. Des représentants de l’École de Manchester comme Elizabeth Colson (1966) et Victor Turner (1966) ont souligné que l’action religieuse confère un supplément de légitimité au pouvoir politique. L’anarchiste Pierre Clastres (1974) a soutenu que le refus de l’État que prônent les peuples guaranis puise sa source dans la parole prophétique. Jean et John Comaroff (1991 : 26) ont nourri la réflexion postcoloniale en examinant les rapports qui se sont noués entre la pensée évangéliste et l’entreprise coloniale en Afrique, notamment à travers ce qu’ils appellent la « colonisation de la conscience » (à ce sujet, voir aussi Roberts 2012). Susan Harding (1991, 2000) s’est également penchée sur l’évangélisme pour saisir les pratiques politiques qu’il autorise aujourd’hui aux États-Unis. Plus récemment, Robert Hefner (2000) et Lara Deeb (2006) ont posé un regard critique sur des mouvements civiques qui puisent une part de leur inspiration dans les écrits islamiques. Ces travaux, tout comme ceux des premiers architectes de l’anthropologie politique, montrent que les autorités, institutions et pratiques religieuses façonnent le devenir politique de nombreuses sociétés. Ce numéro thématique d’Anthropologie et Sociétés puise dans cette longue et riche tradition.

Les auteurs qu’il réunit se proposent cependant d’inverser la démarche qui a guidé la grande majorité des études sur le religieux en anthropologie politique jusqu’à présent. Sans nier que les traditions religieuses irriguent, dynamisent et très souvent orientent l’exercice du politique, ils s’efforcent également de comprendre le mouvement inverse : la manière dont le pouvoir politique structure, régule, gouverne le religieux. Ce n’est donc pas uniquement des « assises religieuses du pouvoir » dont il sera question ici, mais également des stratégies et dispositifs déployés par les institutions politiques (étatiques ou non étatiques) pour contenir, infléchir et parfois même réorganiser la pratique de ce qu’on appelle aujourd’hui « la religion ».

Ce renversement de perspective n’est pas inédit. Il découle de profonds déplacements théoriques opérés au sein de la discipline ces dernières années. Inspirés par les travaux de Talal Asad (1993, 2003), entre autres, plusieurs anthropologues se refusent désormais à concevoir le religieux comme une catégorie universelle et transhistorique de l’expérience humaine. Asad a en effet montré que la notion de « religion » est une création moderne ; ce n’est qu’au sortir des Guerres de Religion du 16e siècle et dans le cadre d’efforts pour pacifier l’Europe, dit-il, qu’on voit émerger le religieux comme catégorie de pensée et objet d’investigation. Or les liens qui relient le concept de « religion » à l’exercice du pouvoir séculier ne sont pas qu’historiques. Aujourd’hui encore nos États modernes mobilisent le concept de « religion » pour identifier, surveiller, et à l’occasion réformer certaines des formes d’allégeance qui échappent à son emprise (Fadil 2014 ; Ramberg 2014 ; Amer Meziane 2015). Autrement dit, nos sociétés séculières contemporaines ne se désintéressent pas du religieux. De nombreux anthropologues ont fait remarquer qu’elles scrutent plusieurs de ses manifestations et s’efforcent d’en encadrer la pratique (Agrama 2012 ; Mahmood 2015 ; Salomon 2016). Mayanthi Fernando (2014), par exemple, a montré comment l’interdiction de prier dans la rue bouleverse l’exercice de la pratique musulmane en France. Brinkley Messick (1993) a pour sa part décrit la façon dont les États modernes restructurent la tradition légale islamique (la charia) en l’incorporant dans leurs dispositifs judiciaires. Hussain Ali Agrama (2012) s’est penché sur les effets de suspicion que génèrent ces versions séculières du droit religieux.

Si ces déplacements théoriques s’inscrivent dans l’histoire de la discipline, ils appartiennent également à notre actualité politique : les dernières décennies ont vu la question des rapports entre le politique et le religieux se hisser à la une des médias d’Europe et d’Amérique du Nord. La France, qui croyait avoir réglé la question une fois pour toutes en codifiant les principes de la « laïcité » (avec la loi de 1905), y revient sans cesse — la plupart du temps lorsque des femmes choisissent de s’habiller différemment (Baubérot 2010 ; Scott 2018). Elle n’est pas seule. Au nom de la séparation entre le politique et le religieux, la Belgique, l’Autriche et le Danemark ont aussi interdit qu’on se couvre le visage en public pour des motifs religieux (Fadil 2014). Malgré d’âpres débats, le Québec n’a pas emboîté le pas. Mais le chemin parcouru depuis la « crise des accommodements raisonnables » jusqu’à l’actuelle loi 21 ou Loi sur la laïcité de l’État, en passant par la très controversée « Charte des valeurs québécoises », montre qu’ici aussi les rapports entre le religieux et le politique sont denses et instables (Landry 2018).

Nouvelles interrogations

De ces réflexions et transformations est né ce qu’on appelle aujourd’hui l’anthropologie de la sécularité (Asad 2003 ; Cannell 2010 ; Scherer 2011 ; Hirschkind 2012 ; Landry 2016). Or force est de constater que par-delà l’objet qui leur est propre, les nouvelles études anthropologiques sur la sécularité entrouvrent de nouvelles perspectives pour l’anthropologie politique. Il n’est certes pas inexact d’affirmer, comme nos prédécesseurs l’ont fait, que certaines institutions ou figures politiques puisent leur autorité dans le champ religieux. Mais étudier comment ce champ dit religieux prend forme tant sur le plan conceptuel que pratique en nous attardant aux efforts déployés pour le circonscrire et au rôle que jouent les pouvoirs séculiers dans cette entreprise nous permet de redéployer sur de nouveaux terrains les « vertus corrosives » que Balandier (1967 : 237) attribuait à l’anthropologie politique.

Ce numéro thématique se saisit donc de ces récents efforts de reconceptualisation du religieux pour engager l’anthropologie politique dans de nouvelles directions. Mais pour ce faire il alimente tout un réseau de nouvelles interrogations. Car si l’on sait maintenant que nos sociétés séculières façonnent le religieux, on sait également que le religieux est bien plus qu’une affaire de croyances. On sait qu’il se déploie à travers un large faisceau de pratiques économiques, culinaires, corporelles, professionnelles, familiales ou sexuelles. Max Weber (1905) l’a montré à sa façon au tournant du siècle. Mais l’idée qu’il est vain de chercher à cerner, isoler ou même identifier une substance, ou classe de phénomènes, qui relèverait en propre de « la religion » a fait du chemin depuis. Mary Douglas (2000, 2005 [1966]) nous a expliqué que la communauté juive prend forme à travers le respect de la cacherout, un code alimentaire qui fournit aux pratiquants du judaïsme l’occasion quotidienne de communier avec Dieu. Les recherches d’Elizabeth Pérez (2016) approfondissent ces questions au coeur de l’Atlantique noir, où la pratique religieuse exige de cuisiner pour les esprits. La préparation des aliments, fait remarquer la chercheure, est une micropratique rituelle comparable aux rituels de guérison ou de possession. Dans une perspective différente, les travaux de Charles Hirschkind (2006) sur l’islam ont montré que la diffusion de sermons sur cassettes en Égypte ajoute une épaisseur éthique à la vie quotidienne, les enseignements du Coran circulant désormais dans les espaces partagés que sont les taxis, les autobus, et même la rue. Tirées d’une littérature maintenant vaste, ces études confirment que le religieux ne se laisse pas confiner dans les textes sacrés, les lieux cérémoniels ou les consciences individuelles (Myerhoff 1979 ; Obeysekere 1981 ; Brown 1990 ; Keane 2007 ; Mahmood 2009 [2005] ; Mittermaier 2010). Il concerne et parfois gouverne diverses facettes de nos vies, dont certaines nous paraissent parfaitement séculières.

En étudiant le religieux aujourd’hui, on étudie donc toujours plus que le religieux. Cette observation s’applique aussi bien à l’étude qu’à la régulation du religieux : en cherchant à réguler le religieux, les États et autres dispositifs normatifs contribuent à façonner, structurer, transformer toute une gamme de pratiques qui échappent à la catégorie moderne de « religion ». La régulation du religieux, en somme, concerne elle aussi toujours plus que le religieux. Et de ce fait il devient possible d’envisager la régulation du religieux comme une façon de gouverner bien plus que le religieux : de gouverner aussi les pratiques familiales, conjugales et sexuelles, ou encore de transformer les manières de travailler, de manger, d’échanger et de se rapporter aux objets.

Quelques avancées ont d’ailleurs été réalisées sur ce plan, notamment à propos des liens qui relient le religieux à la parenté. En s’intéressant au sort de jeunes hindoues (devadasis) mariées à une déesse, l’anthropologue Lucinda Ramberg (2009, 2014) a montré que les effets de régulation de l’État indien colonial et postcolonial transforment la notion de « déesse », mais aussi diverses pratiques de parenté et d’héritage. Le gouvernement a encouragé les devadasis à couper leurs cheveux emmêlés, affirmant que la déesse ne réside pas dans les cheveux, mais dans le coeur. Il a aussi interdit aux devadasis de se marier à la déesse et donc de toucher un héritage parental. D’autres ont souligné que les réformes légales entreprises par les régimes coloniaux de l’Empire britannique (par exemple, l’Égypte, l’Inde) ont restreint le champ d’application du droit religieux à la seule sphère familiale : succession, adoption, mariage et divorce, notamment (Mahmood 2015 ; Stephens 2018 ; Lemons 2019). Cette privatisation du religieux a fait de la famille un objet sur lequel les autorités religieuses et séculières cherchent toutes deux à agir, une rivalité que les travaux du sociologue Samer Ghamroun (2014, 2016) ont également mise en lumière.

Plusieurs des études réunies dans ce titre élargissent cette réflexion. D’où cette question qui traverse en filigrane les pages qui suivent : que gouverne-t-on au juste en gouvernant le religieux ? Les auteurs de ce numéro thématique montrent toutefois qu’on ne peut répondre à cette question une fois pour toutes, les implications et transformations qu’entraîne la régulation du religieux variant d’un endroit à l’autre. Dans sa note de recherche, Jean-Michel Landry aborde le religieux, la parenté et la sexualité comme trois objets d’intervention politique distincts, mais densément enchevêtrés. Si bien qu’opérer sur l’un d’eux permet d’agir sur un autre : réguler le religieux entraîne parfois des effets sur les rapports familiaux et sexuels — et vice-versa. Le matériau de recherche mobilisé par Claude Gélinas a également valeur d’illustration ici. On remarquera qu’en définissant la liberté de religion (et la religion tout court) de façon étroite, les tribunaux canadiens et australiens incitent les Premiers Peuples à modifier leur rapport au territoire. Le caractère sacré d’un territoire, nous disent ces tribunaux, relève d’une croyance. Et si la liberté de religion protège les croyances, poursuivent les juges, elle ne protège pas l’objet d’une croyance, à savoir les territoires sacrés. Catherine Larouche montre quant à elle que les nouvelles formes de régulation visant les dons provenant de l’étranger transforment la façon dont les organismes religieux caritatifs indiens décrivent leur travail de bienfaisance. Ces régulations n’éliminent pas les motivations religieuses qui animent les organismes de charité, mais donnent naissance à de nouvelles formes de don.

Les chercheurs qui se partagent les pages de ce numéro montrent ainsi que le religieux est plus qu’un objet d’intervention : il s’avère parfois être un outil d’intervention efficace — un « point de passage » utile pour les relations de pouvoir (Foucault 1976 : 136). En suivant le fil du religieux, en s’attardant aux efforts déployés pour en encadrer la pratique, en analysant les répercussions de cette entreprise sur d’autres facettes de la vie sociale, les auteurs confirment que les anthropologues sont bien positionnés (et bien équipés) pour mettre en lumière les bouleversements qu’occasionne le gouvernement du religieux. Tous approfondissent des questionnements qui leur sont propres, mais s’accordent néanmoins à maintenir la notion de « religion » ouverte et à conceptualiser l’État comme un dispositif de régulation parmi d’autres (pensons aux écoles, aux Églises, aux entreprises). De fait, si les institutions étatiques figurent au coeur des contributions de Catherine Larouche, Basit Iqbal, Claude Gélinas et Jean-Michel Landry, les djihadistes dont nous parle Darryl Li ne sont pas des agents de l’État et pourtant ils contribuent aussi à la régulation du religieux. On peut en dire autant de l’école biblique qu’étudie Bruno Reinhardt. De différentes façons, les auteurs de ce numéro montrent que mobiliser les outils de l’anthropologie politique pour étudier le religieux nous oblige souvent à élargir l’angle d’analyse au-delà des activités de l’État.

On constatera toutefois rapidement que dans cet espace de réflexion désormais ouvert l’essentiel du travail reste à faire. S’attarder au pouvoir du religieux ainsi qu’aux efforts de régulation dont il fait l’objet et à leurs effets de ricochet nous permettrait-il de saisir à nouveaux frais certains des thèmes qui animent actuellement l’anthropologie politique ? En quoi l’étude du religieux nous autorise-t-elle à repenser l’aide humanitaire (Ticktin 2011 ; Malkki 2015), l’activité militante (Graeber 2009 ; Mittermaier 2014) ou encore le multiculturalisme (Povinelli 2002 ; Coulthard 2014) ? Existe-t-il une part du religieux qui refuse de se voir gouverner ? Si oui, comment parler de ces pratiques qui semblent échapper aux efforts de régulation ? Cette anthropologie politique du religieux peut-elle nous aider à repérer et à remettre en question quelques-uns des présupposés épistémologiques et coloniaux sur lesquels se sont construites l’anthropologie politique et l’anthropologie du religieux ? Ce titre vise à poursuivre ces questionnements à travers l’étude d’un large spectre de traditions religieuses, telles que le christianisme, les spiritualités des Premiers Peuples et l’islam.

Nouveaux terrains

En mobilisant des approches, des thèmes et des questionnements différents, les auteurs réunis dans ce numéro thématique engagent l’anthropologie politique sur de nouveaux terrains. Les recherches de Catherine Larouche sur les dons faits aux ONG musulmanes du nord de l’Inde (Lucknow) apportent un éclairage instructif sur le rapport que l’État séculier indien entretient avec cette importante minorité religieuse. Larouche montre qu’en s’enregistrant comme organisations non lucratives, les ONG musulmanes doivent s’abstenir de prioriser les membres d’une communauté (les musulmans, par exemple). La dimension caritative du don s’en trouve ainsi transformée : ces ONG se voient contraintes d’orienter leur travail de charité non plus en direction de leur communauté d’appartenance religieuse, mais en fonction de valeurs universelles et des besoins socioéconomiques des bénéficiaires. On constatera cependant que cette entreprise de régulation du secteur caritatif n’est pas sans faille. Elle comporte d’importantes limites, que l’auteure ne manque pas de souligner. On note aussi le caractère profondément politique du rapport entre l’État et ces ONG. Comme l’a déjà fait remarquer l’anthropologue Hirschkind (1997 : 14), les organismes religieux de bienfaisance accroissent le bien-être (welfare) des communautés qu’ils desservent. Or, ce faisant, ils entrent bien souvent en rivalité avec les institutions sociales de l’État. Larouche attire également notre attention sur de nouvelles pratiques du don caritatif musulman qui sont le fruit d’interventions étatiques et de convictions religieuses. Nous voilà donc face au pouvoir productif dont nous parle Michel Foucault (1976).

L’article de Basit Iqbal interroge également les pratiques d’entraide musulmanes, mais l’auteur le fait dans un tout autre contexte : celui créé par la guerre civile syrienne. La réflexion qu’il propose part d’une observation : en Jordanie, où de nombreux Syriens trouvent refuge aujourd’hui, les responsables d’organismes humanitaires islamiques décrivent la communauté politique et religieuse musulmane — l’oumma — comme un corps dont les membres sont pétris de douleurs. Guérir ces douleurs est une obligation morale. Toutefois l’honorer, disent-ils, exige de reconnaître que l’oumma se déploie hors du système des États-nations, mais souffre des guerres, conflits et rivalités qui rythment la géopolitique des États et la fracturent. Paradoxalement, c’est à travers ses fractures géopolitiques que l’oumma nous apparaît aujourd’hui. Le concept de l’« oumma » présuppose, poursuit Iqbal, une solidarité musulmane dépassant les frontières étatiques d’une part et, de l’autre, des vies matérielles. Cette tension entre universalité et particularités de la vie contemporaine constitue une dimension politique de la religion. La lecture qu’Iqbal fait de cette situation entre en résonance avec l’article de Larouche. Si certains organismes de bienfaisance indiens s’efforcent de poursuivre leurs objectifs religieux en dépit des efforts de régulation de l’État, les organismes humanitaires islamiques dont parle Iqbal doivent composer avec des impératifs de neutralité. Mais, comme le montre ce dernier, ils doivent parfois subvertir ces mêmes impératifs afin de soulager la douleur qui accable les membres de l’oumma.

L’étude du militantisme djihadiste international que propose Darry Li fait voir quant à elle qu’une anthropologie politique de la religion doit se montrer attentive aux pratiques de solidarité, dont certaines vont jusqu’à remettre en question l’idée même de « souveraineté étatique ». C’est en s’attardant aux écrits théoriques du djihadiste ‘Abd Allah ‘Azzam mais aussi à la parole de ceux qui ont combattu en Bosnie entre 1992 et 1995 que Li trace les contours de ce qu’on pourrait appeler une politique de la solidarité. Les pratiques de solidarité qui caractérisent le djihadisme, explique-t-il, visent à faire cohabiter le désir d’unité constitutif de l’oumma musulmane et l’extraordinaire diversité humaine qu’englobe cette même oumma. De ce point de vue, le regard que Li pose sur l’oumma diffère de celui d’Iqbal. L’oumma apparaît aux interlocuteurs d’Iqbal comme un corps souffrant et constitutivement fracturé. Aux yeux des djihadistes avec lesquels Li s’est entretenus, l’oumma et le concept d’« unité » lui étant sous-jacent autorisent une pratique de solidarité qui ignore les frontières nationales. Li et Iqbal montrent toutefois que l’unité est une chose politique : souvent le fruit de luttes et de techniques de gouvernement.

Claude Gélinas, dans son article, soutient que les promesses du multiculturalisme canadien et australien s’étiolent lorsque des communautés autochtones cherchent à faire reconnaître leur droit à la liberté de religion — ce qui fait obstacle au processus de réconciliation. Au Canada comme en Australie, les tribunaux exigent des Premiers Peuples qu’ils exposent le plus clairement et le plus explicitement possible le contenu de traditions spirituelles qui se présentent rarement sous la forme d’une doctrine et qui comportent parfois des informations sacrées. Et même lorsqu’ils se plient à cette exigence, les Autochtones et les Aborigènes ne sont pas à l’abri de revers juridiques. Dans ces deux pays, il est parfois plus efficace de faire respecter la liberté de religion par le biais d’un autre droit (en Australie, le droit à la propriété territoriale, par exemple, lorsque c’est possible ; au Canada, la protection de la croyance) que de revendiquer un droit à dimension spirituelle. Déterminer si de meilleures lois ou des lois plus exhaustives pourraient remédier aux problèmes décrits est une question que Gélinas laisse ouverte. On notera toutefois que son analyse confirme la thèse de Winnifred Fallers Sullivan (2005) : le droit à la liberté de religion est bien souvent impossible à faire respecter.

Bruno Reinhardt, lui, transporte le lecteur dans une école biblique pentecôtiste charismatique du Ghana. Le regard ethnographique qu’il pose sur l’apprentissage offert dans cet établissement interroge à la fois le cadre institutionnel de l’école et la contribution des individus qui la composent. En combinant ces deux paliers d’analyse, Reinhardt parvient à mettre en relief le rôle que les institutions (comme cette école ghanéenne) jouent dans le processus de formation du sujet éthique. Il arrive du même souffle à attirer notre attention sur le caractère politique du lieu qu’il étudie : les pratiques disciplinaires élaborées par l’école, dit-il, ne font pas qu’inculquer une éthique individuelle, elles servent également à reproduire la hiérarchie institutionnelle de l’école et les relations de pouvoir qui la rendent possible. Le travail ethnographique de Reinhardt bouscule ainsi l’idée voulant que les sectes protestantes s’intéressent avant tout à l’individu et à son intériorité. Car il montre qu’une part importante des succès protestants en Afrique (et ailleurs) est attribuable au travail des institutions. C’est plus précisément, explique-t-il, dans cette capacité à articuler la subjectivité éthique avec la hiérarchie institutionnelle que les sectes protestantes puisent leur efficacité religieuse. Sous cet angle, son travail rejoint celui de Ruth Marshall (2009) illustrant les conséquences politiques des processus de subjectivation religieuse et des pratiques disciplinaires qui les autorisent.

Dernière pièce de la collection, la note de recherche de Jean-Michel Landry retrace l’histoire d’un groupe mystique libanais de taille quasi microscopique, dont l’existence a pourtant perturbé la structure juridique du pays jusqu’à son sommet. Son récit prend pour point de départ la décision du Conseil d’État d’interdire à quelques résidents du village de Jeita de se réunir auprès d’une dénommée Marsillah, qui prétend communiquer avec la Vierge Marie. Si les prétentions de cette femme pieuse ont soulevé l’ire des clergés catholiques du Liban, Landry explore une piste qu’on jugera contre-intuitive à première vue, soit que la décision du Conseil d’État exigeant le démantèlement du groupe mystique a été motivée par le souci de préserver l’intégrité des familles de Jeita et la structure conjugale nucléaire qui lui est sous-jacente. On apprendra en effet que l’inventivité du groupe mystique en question ne se limitait pas au domaine religieux : les fidèles bousculaient également les normes balisant les pratiques conjugales et sexuelles. L’État libanais a-t-il cherché à éliminer un groupe religieux (ce que sa Constitution lui interdit) pour maintenir un certain ordre familial ? Ou est-ce l’inverse qui s’est produit : un État s’est-il saisi de désordres conjugaux comme prétexte pour bannir un mysticisme honni par les ecclésiastiques du pays ? L’histoire ne le dit pas. Mais la note de recherche soulève néanmoins un ensemble de questions sur le rapport de l’État au gouvernement des familles, et sur le rôle du religieux dans cette équation triangulaire.

Des Balkans à l’Inde, de l’Afrique au Moyen-Orient en passant par l’Australie et le Canada, les études réunies dans le présent numéro font preuve d’une attention minutieuse aux détails juridiques, éthiques et institutionnels à travers lesquels les rapports denses entre le politique et le religieux se donnent à voir. Ensemble, elles nous invitent à entrevoir ce large spectre de pratiques et de discours que les modernes ont appelé la religion comme un prisme indispensable pour poursuivre cette tâche ancienne, mais toujours essentielle, urgente et sans cesse renouvelée : comprendre l’exercice du pouvoir.

Remarques

Ce numéro thématique est l’occasion d’un rare dialogue entre contributions francophones et contributions anglophones. Les articles d’Iqbal, Reinhardt et Li sont inédits, mais paraissent ici en version traduite. Les articles de Larouche et Gélinas de même que la note de recherche de Landry ont été rédigés en français. Ce dialogue fut rendu possible grâce à la contribution financière de la revue Anthropologie et Sociétés et une subvention du programme Connexion du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH). Les responsables du numéro tiennent à remercier la direction de la revue, le CRSH et Anne-Hélène Kerbiriou, qui a effectué le travail de traduction.