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Les équipes transversales, modalité principale du développement des soins palliatifs en France

Cet article aborde la prise en charge de la mort à travers l’étude de l’usage du mot soins palliatifs dans la médecine en France. Si la médecine moderne a concouru à la quasi-disparition de certaines pathologies dans les pays occidentaux, par ses transformations elle a aussi favorisé de nouvelles conditions de vie, de fin de vie et de mort pour les personnes malades (Baszanger 1986). C’est ce que l’on nomme la « transition épidémiologique » des maladies aiguës aux maladies chroniques. Or, ce changement ne s’est pas tout à fait accompagné d’un changement concomitant des mentalités médicales : l’organisation des soins reste bien souvent dominée par une approche technologique aiguë, particulièrement à l’hôpital (Strauss et al. 1985). Dans ce contexte, l’un des rares domaines où des conséquences théoriques et pratiques ont été tirées de ce changement a été la prise en charge des mourants, par le biais du mouvement dit des « soins palliatifs » (Clark et Seymour 1999 ; Moulin 2000). Sous-tendus par des techniques, des normes et des valeurs, les soins palliatifs ne se limitent pas au choix de ne plus lutter exclusivement contre la cause de la maladie. En termes de pratiques professionnelles, ces soins spécifiques consistent à se concentrer sur la qualité de vie, à mieux intégrer le patient et ses proches dans les soins, à mieux communiquer et à développer une approche dite « globale et interdisciplinaire » de la fin de vie (Jacquemin et de Broucker 2014).

Les soins palliatifs se sont développés initialement dans les années 1960 en Angleterre par la création de lieux spécifiques organisés pour l’accompagnement des mourants : les hospices (Clark 1999). À l’origine, ces structures étaient financées par des fonds caritatifs et situées en dehors de la médecine conventionnelle et des hôpitaux du Service de santé national britannique[1], axés sur la guérison et le traitement des maladies aiguës (James et Field 1992). La coupure spatiale se doublait, pour les professionnels qui travaillaient dans les hospices, d’une différence d’objectifs et de savoir-faire clinique. Cette organisation, transposée à l’hôpital dans l’unité de soins palliatifs (USP), a permis le développement d’un modèle inédit de soins et d’accompagnement offrant aux malades une option alternative aux décès survenant habituellement dans l’atmosphère technique de l’hôpital (Moulin 1999 ; Castra 2003). Ce modèle a pour enjeu, autant que faire se peut, de faciliter une mort apaisée par la prise en compte et le soulagement des symptômes physiques, des douleurs et des souffrances, et la possibilité pour le patient d’évoquer sa propre disparition et de mettre en ordre ses affaires. En Angleterre, le secteur[2] des soins palliatifs repose aujourd’hui sur un éventail diversifié de services d’hospitalisation et de ressources au sein même du Service de santé national, à l’hôpital et à domicile[3] : hospices, unités hospitalières de type USP, équipes transversales hospitalières et hôpitaux de jour, consultations et équipes de soins palliatifs à domicile, infirmières coordinatrices, etc.

En France, le secteur des soins palliatifs est de taille beaucoup plus modeste et il n’existe pas à proprement parler d’hospices. Surtout, à la différence de l’Angleterre, l’État, dont le rôle est central dans la planification sanitaire en France, n’a jamais eu la volonté de créer beaucoup de lits dans des USP spécialisées, ceci en accord avec une certaine vision médicale. Dès la première circulaire ministérielle « relative à l’organisation des soins et de l’accompagnement des malades en phase terminale » (France. Direction générale de la Santé 1986), le secteur des soins palliatifs est appelé à rester un domaine restreint et il doit diffuser savoirs et savoir-faire au reste de la médecine, car, « à terme, tous les services hospitaliers prenant en charge des malades lourds doivent être en mesure de pratiquer les soins palliatifs » (ibid.). Au milieu des années 1990, l’Ordre des médecins, représentant officiellement la profession, soutient la philosophie des soins palliatifs, mais prend lui aussi officiellement position contre la généralisation de services d’hospitalisation spécialisés au nom de la déontologie[4]. Cette généralisation aboutirait selon lui à une forme inacceptable de ségrégation de la fin de vie dans des « mouroirs ». Pour l’Ordre, les soins palliatifs se caractérisent par certaines attitudes, des gestes diagnostiques et thérapeutiques adaptés, pouvant être effectués par tout professionnel sous réserve d’une formation, d’attention au malade et à ses proches, ainsi que d’un travail en équipe. À cette époque, les pionniers de ce domaine évoquent eux-mêmes la diffusion des soins palliatifs qui permettraient à ceux-ci de « se dissoudre dans la médecine » (Lert 1997). Or, en 1997, on dénombre seulement une centaine de structures de soins palliatifs dans les 3500 hôpitaux français. Devant ce constat, un plan est lancé par le ministre de la Santé et une proposition de loi est votée à l’unanimité par le Parlement[5], la Loi no 99-477 du 9 juin 1999 visant à garantir le droit à l’accès aux soins palliatifs (JO 1999).

Cette loi entérine et officialise la vision française des soins palliatifs comme des pratiques qui peuvent être mises en aeuvre partout professionnel de santé. Ainsi, dans le plan ministériel, la stratégie n’est pas de multiplier des lits dans les USP pour accueillir les malades, mais de faire en sorte de transmettre des savoirs et des savoir-faire (Mino et al. 2001). Selon cette logique, l’accès aux soins palliatifs n’équivaut pas à l’accès à des structures d’hospitalisation spécialisées[6], mais plutôt à la garantie que le patient et ses proches auront affaire, le moment venu, à des professionnels (non spécialistes, mais) compétents face aux problèmes de la fin de vie. Ceux-ci doivent donc être formés, conseillés, soutenus et « accompagnés » dans leur exercice clinique. La politique française de développement des soins palliatifs sera donc une « politique des pratiques » (Mino et Frattini 2007) : elle a pour but de faire évoluer la manière dont les professionnels s’occupent des personnes en fin de vie. En conséquence, plutôt que de créer des lits, on préfère développer en priorité des équipes transversales considérées « en quelque sorte comme des courroies de diffusion des soins palliatifs » (Lert 1998). Il s’agit de petites structures associant médecin(s) et infirmière(s) où on retrouve parfois un psychologue. À l’hôpital, ce sont les équipes dites « équipes mobiles de soins palliatifs » (EMSP) sans lits d’hospitalisation et au domicile, des équipes dites « de coordination » des « réseaux » de soins palliatifs. Prévaut le principe qu’elles n’assument pas la responsabilité de la décision thérapeutique et de la réalisation des soins, mais se déplacent pour agir en vertu du conseil et du soutien des professionnels dits « référents » sur la base d’une évaluation des besoins de la personne malade (Mino et Lert 2003 ; Mino 2007). Aujourd’hui les équipes transversales représentent la très grande majorité des structures, soit environ les trois quarts (426 EMSP et 99 équipes de réseaux pour 157 USP[7]) (CNSPFV 2020). Si ce type d’équipes existe aussi en Angleterre, où les fondateurs des premières équipes mobiles françaises ont puisé leur inspiration, il faut noter que là-bas elles font partie de l’éventail du dispositif de soins palliatifs, étant rattachées à une unité d’hospitalisation. Ce n’est pas le cas en France.

Comprendre sur le terrain le mot soins palliatifs dans le contexte du développement des équipes transversales

En regard de cette vision institutionnelle, politique et médicale, quelle est la perspective des acteurs de terrain, en particulier des professionnels de santé ? En effet ce sont eux qui sont confrontés à la mort et qui mettent en oeuvre les pratiques de fin de vie. Ce point est crucial pour la recherche sur les soins palliatifs, mais aussi en matière d’organisation des services de santé. Certes, l’idée même d’une prise en charge spécifique de la mort est récente dans la médecine. Les soins palliatifs étaient présentés initialement comme un accompagnement des mourants dans un lieu y étant affecté, l’unité de soins palliatifs. Or ce n’est pas l’option qui a été choisie en France, qui a essentiellement préféré soutenir, à l’aide d’équipes transversales, les professionnels directement responsables des soins de fin de vie des patients. Comment cela se passe-t-il sur le terrain ? En effet, mettre en oeuvre de tels soins nécessite une autre perspective que celle de soins « curatifs » aigus, perspective qui appelle une vision à plus long terme et une approche beaucoup moins technique et « agressive » de la prise en charge (c’est-à-dire à risque d’effets délétères), orientée sur le confort avec des pratiques en quelque sorte ralenties et réflexives[8]. La mise en place d’une telle démarche de soin dans les services hospitaliers ou au domicile peut se heurter aux conditions mêmes d’exercice de la médecine contemporaine (Fortin et Blain 2013), caractérisées par le contexte aigu ou l’urgence, la nécessité de prioriser, voire de trier des malades, la détermination du cadre biomédical des problèmes, la préférence médicale pour l’action vis-à-vis de l’abstention, les contraintes de l’exercice de la technique, l’attente de traitements de la part des patients et des proches, etc. Ainsi, au-delà des définitions officielles des sociétés savantes et des ouvrages spécialisés, et pour mieux comprendre les pratiques sur le terrain, il apparaît utile d’examiner la signification du mot soins palliatifs pour les professionnels, et de l’analyser dans le contexte du développement de ces nouvelles équipes transversales.

Pour ce faire, nous nous sommes appuyés sur les enquêtes de terrain que nous avons menées au cours d’une période très particulière, située entre la fin de la décennie 1990 et le début de la décennie 2010[9]. Cette période d’une quinzaine d’années, à partir du vote de la Loi no 99-477 du 9 juin 1999 visant à garantir le droit à l’accès aux soins palliatifs et du plan gouvernemental, peut être considérée comme la phase de développement des soins palliatifs en France, faisant suite à la phase « des pionniers » allant du milieu des années 1980, avec la création en 1987 de la première USP, à la fin des années 1990. Dans le contexte de création de nouvelles équipes transversales, ces enquêtes avaient pour but de décrire analytiquement et de mieux comprendre les pratiques et l’organisation des soins de fin de vie dans une perspective de recherche sur les services de santé. Sur le plan de la méthode, ces travaux se sont situés dans la lignée des enquêtes de terrain de l’École interactionniste de Chicago, se caractérisant par un accès direct aux séquences d’action, aux conversations entre les personnes, aux réflexions qui les accompagnent, et mettant l’accent sur les liens entre le chercheur et ceux qu’il étudie. L’ensemble du recueil et de l’analyse de ces données a utilisé le cadre de la théorie ancrée (grounded theory), développée initialement par Barney Glaser et Anselm Strauss (1967).

Dans le présent article, notre perspective vise à mener une analyse complémentaire de nos données en cherchant plus particulièrement à examiner le mot soins palliatifs dans ce contexte particulier. Les représentations des « soins palliatifs » ont été étudiées auprès du grand public hors situation de maladie (CRÉDOC 2004 ; d’Hérouville 2004 ; Fondation de France et Ipsos 2009 ; IFOP 2014) ou auprès de professionnels de santé (Ben Diane et al. 2005 ; Etien et al. 2008 ; Toulouse et al. 2016 ; Calvel et al. 2019 ; Lacroix et Leboul 2019). Il en ressortait essentiellement, tant chez les profanes que les professionnels, des représentations associées à la fin de vie et à la mort, avec l’arrêt des traitements « curatifs » et l’accompagnement des patients. Mais les différences entre les catégories de profanes et de professionnels n’ont pas été creusées par ces mêmes études, et elles ont été menées en dehors du terrain des soins, c’est-à-dire dans le cadre de sondages, de questionnaires, d’entretiens ou de groupes de discussion. Nous souhaitons pour notre part mieux comprendre comment le mot soins palliatifs est utilisé en pratique sur le terrain. Que révèle-t-il des représentations des acteurs qui l’employaient dans le contexte du développement des équipes transversales à la fin des années 1990 et durant les années 2000 et dans le cours même des soins ?

Nous nous sommes donc intéressés à ce terme tel qu’il a été entendu et retranscrit dans les notes de terrain au cours de la « trajectoire de mort » (Strauss 1992), c’est-à-dire dans le cadre du travail, lors des échanges entre les acteurs. Nous avons examiné le sens ethnographique, en quelque sorte, du mot soins palliatifs lors de l’observation des interactions et des discussions avec les enquêtés, et pas seulement au cours d’entretiens de recherche à part, menés dans un bureau. Toute utilisation d’un mot peut faire l’objet de transformations plus ou moins importantes dans son contexte d’usage, en fonction des enjeux propres à ce contexte et à ceux qui l’emploient. En portant attention aux détails, en examinant qui le prononce, quand et comment, entre professionnels et avec les patients et leur entourage, nous avons considéré le mot soins palliatifs à la fois comme concept in vivo (Strauss et Corbin 1998) et comme moyen de comprendre les conceptions des enquêtés en lien avec l’organisation des soins.

Pour Anselm Strauss et Juliet Corbin, les détails sont intéressants non seulement dans un sens descriptif, mais aussi dans un sens heuristique : il faut être sensible à ce que dit l’enquêté, à comment il le dit, dans quel sens, et à ce que cela donne à comprendre des enjeux du contexte dans lequel il le dit. Nous avons été attentifs au rapport du mot à son terrain, en examinant quel était l’usage du terme soins palliatifs dans les interactions de la fin de vie liées aux équipes transversales. Il s’agissait de sérier les contextes dans lesquels ce vocable a été prononcé afin de voir ce que les usages locaux en faisaient, de mieux en saisir les significations sur le terrain des soins et de faire le lien avec les pratiques. Notre analyse dévoile des différences structurantes entre, d’une part, les membres de ces équipes et, d’autre part, les professionnels non spécialistes, que nous appellerons « référents », et enfin les profanes (les patients et leur entourage). Cette approche permet de mieux comprendre les conceptions dominantes des « soins palliatifs », en lien avec certains enjeux sous-jacents de leur développement pendant la période d’une quinzaine d’années où les équipes transversales se sont déployées dans le système de santé.

« Un synonyme de mort immédiate » pour le patient et son entourage

Avant d’identifier les équivalences principales du terme soins palliatifs pour les professionnels, nous commencerons par l’interprétation des patients et des proches, qu’ils soient hébergés par les services hospitaliers « curatifs » ou soignés au domicile. Nous verrons qu’elle se distingue de celles des professionnels. En effet, selon nos notes consignées lors des prises en charge (et non dans le cadre d’entretiens, de groupes de discussion ou de sondages grand public), les profanes comprennent le plus souvent « le mot » comme l’annonce d’une mort imminente. Cette conception pourrait se résumer ainsi : « soins palliatifs = mort », formule terrifiante pour les proches et pour les patients puisqu’elle désigne ce contre quoi ils luttent dans le contexte d’une maladie grave. Ainsi, lorsqu’une infirmière d’une équipe mobile hospitalière lui donne sa carte de visite, la mère d’un jeune patient la déchire. Après, elle lui dira : « J’étais en colère en lisant : soins palliatifs. Pour moi, c’était synonyme de mort immédiate ».

De prime abord, les profanes repoussent l’idée que la fin est proche ou, du moins, évitent d’en parler ouvertement dans le contexte des soins comme l’avaient analysé Glaser et Strauss (1965) à travers le concept de « contexte de conscience [de mort][10] ». Or, justement, le modèle des soins palliatifs a pour trait caractéristique de faire en sorte autant que possible d’amener le patient et ses proches vers un contexte de conscience ouverte. Ainsi les soins palliatifs sont associés à la mort et en deviennent synonymes. On le voit au moment du transfert des malades en USP à partir des services hospitaliers. C’est pour les professionnels un moment critique quant au discours à tenir. Dans le cas suivant, les traitements ont été arrêtés définitivement, mais le patient n’a pas été prévenu de la décision de l’envoyer en USP. Les spécialistes des soins palliatifs discutent entre eux du fait qu’il garde encore espoir :

  • Infirmière 1 — Il a envie de remarcher ; cette décision de transfert en USP, c’est comme si l’hôpital le forçait à penser à ça, à du mal […].

  • Médecin 1 — C’est trop tôt pour voir l’effet de la radiothérapie — s’il est soulagé ou pas.

  • Médecin 2 — Il n’y a pas de structures où l’on peut attendre.

  • Psychologue — [Approuvant.] Il manque un lieu [où transférer le patient], il manque une case [dans le système de soins].

  • Médecin 2 — Les USP peuvent jouer ce rôle.

  • Psychologue — [S’y opposant.] Il faut être au clair avec le malade, il faut que le malade soit au clair avec pourquoi il est là, il faut se rappeler symboliquement soins palliatifs, ce que cela veut dire.

Dans nos observations de terrain des équipes transversales, l’incurabilité et de ce fait la perspective de la mort n’étaient pas souvent évoquées par les médecins « référents » en raison d’une volonté de maintenir l’espoir du patient[11]. Ils craignaient alors que le passage d’une équipe transversale de « soins palliatifs » n’en dévoile la réalité, et il vaut mieux alors taire le mot. Pour un médecin de soins palliatifs en équipe mobile :

[Il est] très rare qu’on se présente d’emblée comme « soins palliatifs » ; j’ai peur de la réaction des gens. Parfois c’est très clair, c’est super clair : tu prononces le mot soins palliatifs et ils deviennent tout verts, ils n’avaient pas compris. Ils mettent autre chose que moi ; pour eux, soins palliatifs, cela veut dire « fin de vie, phase terminale ». Entendre soins palliatifs, ils entendent : « Je vais mourir » — c’est très proche.

D’après nos observations, beaucoup de malades entrent donc à leur insu « en soins palliatifs » (nous verrons dans la partie suivante ce que signifie cette acception) et le souci pratique de nombreux spécialistes des équipes spécialisées, à l’hôpital comme au domicile, semble tout d’abord de ne pas être identifiés par cette étiquette. C’est un principe de prudence tant vis-à-vis du malade que des autres professionnels, pour garder sa propre légitimité à intervenir : il s’agit de ne pas affoler le patient et de ne pas être en porte à faux avec ceux qui n’ont pas l’habitude d’évoquer la fin de vie ouvertement.

Les notes de terrain montrent que les spécialistes des équipes transversales de soins palliatifs évitent habituellement, au départ, de se présenter comme tels au patient ou à ses proches. Dans les conversations, toute allusion à ce mot est effacée. D’où aussi la tendance fréquente, lors des interactions avec les profanes, de se débaptiser et de recourir à diverses expressions euphémisantes pour se présenter sans les heurter — « équipe de la douleur », « soins de support », « soins continus », « soins de confort », « soins holistiques » — ou bien aussi de présenter l’USP au patient qui va y être orienté comme une simple « maison de repos ». Il s’agit en quelque sorte « d’avancer masqués ».

Mettre en avant la douleur sert habituellement à cacher au patient la spécialité des soins palliatifs. Les professionnels non spécialistes présentent ces équipes comme étant chargées des « soins de confort », celles-ci mettant en avant le terme douleur/confort ou se présentant comme « infirmières de la douleur » afin de ne pas prononcer le mot fatidique. L’entrée en scène est ainsi facilitée et, surtout, elle n’affole pas le malade. Pourtant, lorsque celui-ci ne souffre pas, les équipes sont en porte à faux avec lui. Ainsi, avant d’aller voir un patient qui n’éprouve pas de douleur, une infirmière hésite : « D’habitude, on se présente comme une équipe douleur ; là, il n’a pas mal… Qu’est-ce qu’il va dire ? » Mais l’enjeu pour elle est plutôt de savoir ce qu’elle va dire ; elle sera donc très brève et ne détaillera pas son identité en déclarant : « Nous sommes une équipe mobile… »

Cette stratégie est encouragée, voire prescrite par les services de l’hôpital ou les professionnels de santé intervenant au domicile des patients selon une logique de dissimulation, comme dans le cas suivant où un médecin d’une équipe transversale explique que son confrère hospitalier l’accusait violemment : « Si je voulais tuer la patiente, je n’avais qu’à lui dire que j’étais les soins palliatifs ! » Le terme signifiant pour les profanes une mort imminente ou du moins inéluctable, le prononcer risque de faire mal inutilement ou pire, comme le dit cet autre psychologue, de « tuer psychiquement ». Ainsi, non seulement les soins palliatifs sont associés symboliquement à la mort, mais encore, dans les représentations, ils peuvent être associés au fait de la provoquer symboliquement (ou même réellement, comme on le verra plus loin). Cela se constate avec l’image de « la faux » ou du « corbeau » parfois accolée aux membres des équipes mobiles par les autres professionnels, le paradoxe étant que ce sont ces derniers qui induisent la coïncidence entre l’arrivée de ces équipes et l’imminence de la mort lorsqu’ils les appellent au dernier moment.

Dans ce contexte on comprend que la stratégie de dissimulation du mot par les équipes transversales soit courante. Ainsi une infirmière de soins palliatifs est outrée qu’un interne (résident) du service, appelant pour une nouvelle demande, précise qu’il ne faut pas prononcer le mot devant la famille, car celle-ci n’est pas au courant du pronostic. Elle est choquée qu’il le lui demande explicitement alors qu’elle sait comment se comporter après dix ans d’expérience dans cet hôpital. Le même jour, une autre soignante avait averti de ne pas mettre l’une des blouses (que l’on devait renvoyer à la lingerie de l’hôpital) parce que par erreur la mention « soins palliatifs » y avait été inscrite à la place de l’acronyme incompréhensible « EMSP » (équipe mobile de soins palliatifs). Cette stratégie peut nécessiter d’être plus actif, par exemple de rayer le mot soins palliatifs d’une carte de visite qu’une infirmière remet à un patient au moment de sa sortie.

In fine, l’un des principaux enjeux auxquels les spécialistes des équipes transversales de soins palliatifs étaient confrontés du fait de cette équivalence entre « soins palliatifs » et « mort » recélait le risque d’un cercle vicieux. Pour que les médecins référents consentent à leur intervention, ils ont dû se conformer à la politique du « non-dit » (le silence), que ce soit à l’hôpital ou au domicile. Ceci risquait d’encourager le report du dévoilement du caractère palliatif de la prise en charge à la toute fin de la trajectoire, parfois au moment même de l’agonie. La conséquence était de renforcer l’équivalence entre soins palliatifs et mort et d’affubler les spécialistes de ce stigmate, ce qui les a sans doute encouragés, comme nous le verrons plus loin, à l’effacer de la définition de leur travail.

« Elle passe en soins palliatifs » : une phase d’abstention selon les professionnels référents

À la différence des profanes, comment les professionnels de santé, à l’hôpital et au domicile, utilisent-ils le terme soins palliatifs au cours des échanges à propos d’un patient ? Nos données montrent que cela varie selon le fait d’être spécialiste des soins palliatifs ou non. Dans le cas des non spécialistes, médecins référents, le terme est utilisé pour désigner une séquence temporelle : on va désigner un patient selon le fait qu’il « est en soins palliatifs » ou pas. Les professionnels désignent par ce terme la phase durant laquelle on a arrêté les thérapies curatives, ou du moins décidé de ne plus engager de nouveaux traitements. Pour le dire autrement, il s’agit de la séquence finale de la trajectoire, lorsqu’il n’y a plus de traitement « actif » destiné à agir sur la maladie ou sur son évolution ou sur la survie du patient (chimiothérapie, radiothérapie, médicaments anti-infectieux, etc.), ce qui représente ainsi une perte définitive de l’espoir de guérir.

Ainsi, dans le cas de madame L., qui se trouve dans le coma, l’interne (médecin résident) hésite sur l’arrêt du traitement : « Si elle ne se réveille pas, elle passera en soins palliatifs, mais là, on est dans une phase aiguë. » Pour le moment, « elle n’est pas “soins palliatifs”, ce n’est pas une patiente “soins palliatifs” ». Quelques jours plus tard, la patiente est toujours dans le coma et on arrête la chimiothérapie. La patiente n’est plus dans la même phase de la trajectoire de soins : « Ça se confirme : elle est en soins palliatifs, on a vu la famille ». Dans cette même acception du terme, c’est-à-dire « phase d’absence de thérapeutiques », il y a la réaction violente de ce médecin lorsqu’il apprend qu’une équipe mobile a été appelée pour l’une de ses patientes encore traitée par chimiothérapie : « Quand il a appris qu’on [l’équipe mobile] la suivait, il est entré dans une colère noire : “Ce n’est pas des soins palliatifs.” »

Il faut souligner que du fait de leur savoir sur la maladie et de leur connaissance du cas du malade, seuls les médecins référents, directement responsables des patients, décident et peuvent donc arrêter les traitements et étiqueter un patient « soins palliatifs ». Cela relève de leur responsabilité professionnelle. Ils disent alors d’un patient qu’il « passe » en soins palliatifs en tant que phase temporelle et séquence de la trajectoire. Ce passage d’un type de soins à un autre (curatif/palliatif) augure simultanément pour le patient le passage d’un statut social à l’autre : de malade à « mourant » (Higgins 2003). C’est fréquemment, on l’a vu, le moment où l’on va appeler les spécialistes de soins palliatifs comme ce médecin qui a suspendu tout traitement pour deux malades et qui appelle l’équipe mobile, car « ils [les proches] sont dans le déni, il faut leur faire comprendre qu’ils [les patients] sont en soins palliatifs ».

On voit qu’ici les équipes de soins palliatifs sont mobilisées vis-à-vis des profanes, dans une perspective que l’on pourrait qualifier de « pédagogique », pour leur faire comprendre qu’il n’y a plus de traitement.

Le passage entre les deux phases, que l’on nomme « phase curative » et « phase palliative », se décline très différemment selon le type des pathologies considérées, d’une spécialité médicale à une autre, et selon les services cliniques de prise en charge, par exemple de manière très clivée dans le cas du cancer et à l’inverse de façon plus intriquée dans le cas du sida (Joly et Gueit 2012). Les spécialistes des soins palliatifs participent eux-mêmes de manière exceptionnelle aux prises de décisions relatives à l’arrêt des traitements (Mino et al. 2016). Ainsi existent différentes conceptions de ce qu’est la « phase palliative » chez les professionnels, à l’hôpital ou au domicile (Mino et Lert 2003 ; Mino 2016) ou dans les établissements pour personnes âgées (Beyrié et al. 2016). Dans les hôpitaux que nous avons étudiés, les patients sont traités « activement » le plus longtemps possible[12], c’est-à-dire souvent jusqu’à la « fin de vie », expression correspondant sur le terrain aux tout derniers jours ou heures avant la mort. Les limites entre les deux phases restent alors floues, instables, rarement manifestes et variables d’un praticien à l’autre (Mino et Fournier 2008). Et même après une décision d’arrêt thérapeutique, la question peut être encore de savoir s’il faut continuer ou arrêter les soins vitaux comme la transfusion sanguine, la renutrition, l’hydratation, l’antibiothérapie, la dialyse rénale (Mino et al. 2015). Par exemple, un interne de garde appelé en urgence décide de cesser d’administrer les antibiotiques prescrits à un patient pour une infection intercurrente. Il augmente la morphine et déclare à la famille qu’avant son passage, le patient n’était pas « en soins palliatifs » et que maintenant il l’est. Il explique qu’il faut tout arrêter pour que les soins soient « palliatifs ».

Cette définition des soins palliatifs par l’absence de thérapeutiques « actives » sur la maladie recèle le risque d’un autre stigmate que celui de la mort : c’est celui d’une attitude passive et compassionnelle dans le contexte d’une médecine contemporaine se définissant avant tout comme une action thérapeutique active (Paillet 2007). Si elle commence au moment où les traitements actifs ont échoué et sont arrêtés, permettant l’entrée en scène des spécialistes, la phase des soins palliatifs risque alors d’être synonyme d’impuissance médicale. Comme cela se passe tardivement dans la trajectoire de soins, parfois juste au moment de la « fin de vie » (agonie/mort), la conséquence pour les équipes de soins palliatifs est tout d’abord une difficulté pratique : il faut en effet suffisamment de temps avant le décès pour pouvoir intervenir et mettre en place une prise en charge adaptée. C’est possible lorsque l’arrêt de traitement « actif » est décidé suffisamment de temps avant le décès. Mais d’autres fois (trop souvent au goût des spécialistes des soins palliatifs lorsqu’ils se plaignent d’être appelés au dernier moment), la mort approche et ils devront s’en tenir à une position où il s’agira de surveiller et de gérer la séquence agonique de la trajectoire de mort, et de l’expliquer aux proches.

Si la phase des soins palliatifs est vue comme la toute dernière étape d’abstention avant la mort, alors elle nécessite essentiellement des soins compassionnels, ce qui renforce l’idée d’impuissance. Ou, pour le dire de manière méliorative, elle consistera essentiellement à « accompagner » les derniers instants. Dans ce contexte on comprend que certains médecins non spécialistes puissent limiter les soins palliatifs à des soins ultimes. Ainsi ce jeune médecin, interne (résident) du service, expliquant à une infirmière spécialiste de soins palliatifs qu’il a compris ce que la notion recouvre : « C’est morphine + Hypnovel », c’est-à-dire les deux médicaments souvent prescrits lors d’une agonie. L’autre risque de cette conception d’une phase compassionnelle proche du décès est à nouveau d’instiller le doute par rapport à l’intervention des spécialistes des soins palliatifs et la mort, car ces deux médicaments palliatifs (la morphine, l’Hypnovel) sont associés à un risque « d’accélérer » la survenue du décès (Legrand et Mino 2016). Cette idée est d’autant plus prégnante qu’à cette époque des débats publics portent sur l’euthanasie, le « double effet » lié à la morphine, la possibilité d’endormir les maladies jusqu’à la mort par sédation. Du côté des équipes non spécialisées, la distinction entre soins palliatifs et euthanasie n’était pas systématique dans la mesure où il s’agit dans les deux cas d’offrir une belle mort dépourvue de souffrance aux malades en fin de vie ; autrement dit, pour certains, « les soins palliatifs, c’est de l’euthanasie douce[13] » ou, comme le dit cette aide-soignante d’un service hospitalier :

Maintenant, on a trouvé le soin palliatif — c’est vrai. C’est pas très loin de l’euthanasie, en fin de compte ; en réfléchissant un petit peu, c’est pas très loin. On fait quoi ? On met un peu de morphine en plus. Le soin palliatif, ça tue à petit feu ! L’euthanasie, c’est radical, tout de suite, sur le champ. C’est la seule différence. Pour moi, c’est la seule différence réelle…

Du côté des spécialistes des soins palliatifs, ce qui différencie fondamentalement un acte de soin palliatif d’un geste euthanasique, c’est l’intention du prescripteur qui vise soit, dans le premier cas, à soulager le symptôme jugé intolérable du malade (douleur, angoisse), quitte à prendre le risque de hâter le moment de la mort (« double effet »), soit, dans le second cas, à provoquer délibérément celle-ci[14].

Pour résumer, dans nos notes de terrain, le point commun pour les non-spécialistes était que les soins palliatifs renvoyaient à une période finale de la prise en charge du malade : ainsi le patient « passe en soins palliatifs » après la décision de ne plus le traiter et d’opter pour une attitude compassionnelle. Dans les faits, cette frontière apparaissait clairement si la perspective de l’incurabilité et de la mort était envisagée explicitement par les médecins ou lors de la décision d’orienter le patient vers une USP nécessitant qu’il ne reçoive plus de traitement « actif » sur la maladie. À l’instar de la représentation sociale de la « santé vide » identifiée par Claudine Herzlich (1992 [1969]) qui définissait la santé comme l’absence de maladie, les soins palliatifs apparaissaient ici comme des « soins vides », en référence à l’absence de traitement. Or, de leur côté, les spécialistes des équipes transversales vont envisager les soins palliatifs non comme un simple accompagnement compassionnel, mais bien comme une médecine active et technique relevant d’une véritable expertise comme on va le voir maintenant.

« On fait “du symptôme” » : des soins actifs selon les membres des équipes transversales

Dans nos notes de terrain, l’étiquette « soins palliatifs » est habituellement attribuée au patient qui n’est plus dans une phase de traitement « actif ». Les soins palliatifs désignent ainsi une phase de la trajectoire de soins définie en négatif (absence de traitement), ce qui rejoint d’ailleurs la définition commune de « palliatif » comme un problème irrésolu, un remède insuffisamment efficace (un pis-aller, un substitut à défaut d’une solution). Un médecin de soins palliatifs exerçant dans une équipe mobile oppose à cette définition négative, dans l’extrait suivant, une autre conception, positive :

Les soins palliatifs, ce sont des soins continus ; on fait « du symptôme », il y a de la place pour l’anticipation, c’est le soin continu […]. Cela ne me choque pas de prendre en charge quand les gens ont encore de la chimio ; cela me choque que l’on me refile les patients quand le chimiothérapeute ne sait plus quoi faire. Une chose choquante, c’est quand on est appelé juste… [pour l’agonie].

Ici, c’est l’attitude de certains médecins référents qui apparaît négative : ils « refilent » les malades aux spécialistes des soins palliatifs comme s’il s’agissait d’une chose encombrante, parce qu’ils « ne sa[vent] plus quoi faire ». Cette utilisation des soins palliatifs (et de leurs spécialistes) pour le « sale boulot » (Hughes 1996) lié à l’incurabilité et à la mort « choque » le médecin sus-cité. Celui-ci y voit une non-reconnaissance de la spécificité de son approche. Pour ce médecin, la question de la phase temporelle des soins importe finalement peu (« [c]ela ne me choque pas de prendre en charge quand les gens ont encore de la chimio »), car il met l’accent sur ce que l’équipe fait, c’est-à-dire sur son action (« on fait “du symptôme” ») et non sur l’absence de traitement actif sur la maladie.

Si les définitions des soins palliatifs peuvent varier selon les spécialistes des équipes transversales, elles ont en commun de renvoyer à une action substantielle et remettent en cause le « passage » abrupt d’une phase à l’autre. Cette conception souligne l’intrication du « curatif » et du « palliatif » et l’importance de leur complémentarité, ce que ce médecin appelle « des soins continus ». Ceux-ci nécessitent de pouvoir s’occuper des malades bien avant l’arrêt des traitements curatifs et la « fin de vie », comme les membres des équipes le soulignent régulièrement sur le terrain devant les professionnels non spécialistes. Cette conception des spécialistes pointe aussi vers tout le travail que les soins palliatifs demandent et revendiquent ici comme part entière d’une médecine définie comme action thérapeutique active. Ils y déploient une logique utile aux patients et aux professionnels, une logique thérapeutique ayant trait non pas à la maladie sous-jacente, mais aux symptômes : « Les soins palliatifs, ce sont des soins continus ; on fait “du symptôme”, il y a de la place pour l’anticipation ».

« On fait “du symptôme” » : cette manière de voir donne aux professionnels des équipes transversales un objet clinique comme pour les autres spécialistes, ici le « confort » du patient, qui est l’objectif principal du travail, la pierre angulaire des soins palliatifs. Dans cette perspective, soulager le patient démontre de manière publique la dimension « opératoire » et efficace des soins palliatifs. Ici la lutte contre la douleur qui, comme on l’a vu auparavant, apparaît comme le travail mis en avant avec le patient est ce qui rapproche les spécialistes du mode de raisonnement des autres professionnels et constitue leur faire-valoir principal. Ainsi les membres de ces équipes font une évaluation systématique de la douleur. Ils engagent le plus souvent les relations avec les patients à partir de la douleur, au moins lors de leur première visite, et ceci même lorsque la demande des services n’en fait pas mention. De manière générale, la teneur des échanges avec les autres professionnels référents reste très clinique. Ce travail ancre ces équipes dans la médecine : il existe un corpus de connaissances et de savoir-faire pour une bonne part issus des soins palliatifs eux-mêmes ; la douleur permet de mobiliser la démarche médicale (diagnostic/traitement/résultats) qui réengage leurs membres dans l’action, « le faire » si important pour la profession ; ils peuvent aussi avoir recours aux hiérarchies habituelles (« l’urgence »), le système d’évaluation clinique standard (lecture du dossier, interrogatoire, examen physique).

Bref, la prise en charge de la douleur et des autres symptômes « fait » des membres de ces équipes des médecins et des infirmières à part entière. Ils peuvent « traiter » les problèmes, « faire quelque chose », proposer des solutions dont on pourra évaluer l’efficacité. Les soins palliatifs sont alors vus comme « actifs » et non pas passifs et compassionnels. Leur définition s’inscrit dans une division entre « soins actifs sur l’évolution de la maladie à visée étiologique » et « soins actifs sur les symptômes à visée de confort », et non plus dans la division précédente entre phase d’action thérapeutique et phase d’abstention palliative. Les soins palliatifs s’inscrivent ainsi pleinement dans la médecine. Cet aspect médical est important sur le terrain et aussi de manière symbolique, au point que la revue française de soins palliatifs Soins palliatifs et accompagnement a été renommée Médecine palliative et soins continus. Par ailleurs, les représentants institutionnels des soins palliatifs se sont battus pour que la discipline soit reconnue comme une spécialité médicale à part entière et comme une discipline universitaire au travers du Plan national 2015-2018 pour le développement des soins palliatifs et l’accompagnement de fin de vie (France. Ministère des Affaires sociales, de la Santé et des Droits des femmes 2015), et ce, bien que les débats aient été vifs au sein du milieu professionnel.

Pour autant, les membres des équipes transversales ne revendiquent pas une spécialité en « soins palliatifs » d’exercice exclusif (c’est contraire à leur existence même et à leur mission d’aider leurs collègues). Ils considèrent même que d’autres professionnels non spécialistes « font des soins palliatifs » et, comme le dit cette autre infirmière de soins palliatifs : « J’ai un copain pédiatre en hémato ; il m’a dit : “Moi, j’en fais tout le temps, des soins palliatifs.” Peut-être qu’ils font très bien. »

Mais l’important, ici, est que c’est bien l’expertise requise et le type d’approche (connaissances, expériences, savoir-faire, savoir-être, compétences de communication, mode d’organisation, valeurs) qui permettent de parler de « soins palliatifs » et non la phase de la maladie. Les spécialistes mettent en avant le savoir et l’action, et non la dimension temporelle et l’abstention. La différence entre curatif et palliatif concerne alors le type d’intervention selon la cible (maladie/symptômes) et selon la visée (survie/confort). Ce faisant, on remarque le glissement d’une vision de l’intervention médicale comme traitement d’une maladie pour la survie à celle de pratiques plurielles agissant pour adoucir l’expérience du malade. Quand les professionnels référents parlent de patients « en [phase de] soins palliatifs » (abstention) et limitent les pratiques aux douleurs en « fin de vie », les membres des équipes attribuent majoritairement à des patients l’étiquette de « soins palliatifs », c’est-à-dire présentant certains problèmes nécessitant une approche spécifique. C’est ce que dit une infirmière de soins palliatifs à un médecin hospitalier : « Elle n’a pas le profil d’une patiente de soins palliatifs ; elle n’est pas symptomatique. »

Il faut aussi préciser qu’ici le mot symptomatique ne fait pas référence seulement à la douleur ou à des dérèglements corporels, mais aussi à tout type de questions relationnelles ou psychosociales. En fait, si la douleur physique fonde la légitimité médicale des équipes transversales, cette conception des soins palliatifs ne reste pas axée sur elle. Quand le médecin déclare : « on fait “du symptôme” », il sous-entend que la prise en charge nécessite, dans la phase avancée de la trajectoire de maladie, des compétences spécifiques pour les multiples dimensions du travail inhérent à la mise en forme de la trajectoire de fin de vie du malade. Cette approche cherche donc à intégrer les dimensions médicales, psychologiques, sociales, relationnelles, ainsi que l’organisation des soins aussi bien à l’hôpital qu’au domicile, l’anticipation des problèmes au moment de l’aggravation finale (puisque le patient doit être connu des spécialistes bien avant sa « fin de vie »), l’attention accordée à l’entourage dans l’optique d’un maintien au domicile, les décisions liées à l’évolution de la pathologie et leurs problèmes éthiques sous-jacents, etc. Alors que les médecins référents ont des représentations des soins palliatifs associées à la mort et à la souffrance (Salas et al. 2008 ; Dany et al. 2009), une telle conception mène en quelque sorte à effacer les stigmates des soins palliatifs (impuissance compassionnelle face à la mort), en affirmant que la dernière phase de la maladie appelle une prise en charge pluriprofessionnelle active et globale, une prise en charge efficace, pleinement médicale, en collaboration avec les professionnels référents. Ce qui peut même aller jusqu’à renverser le stigmate, d’une impuissance compassionnelle à un paradigme pour le soin associant une stratégie médico-soignante à une approche psychosociale, un mode d’organisation du travail et une posture éthique (Le Berre 2017 ; Moulin 2019).

Conclusion

En fin de compte, dans les discours ici étudiés, qui recouvrent des terrains menés pendant le développement des soins palliatifs en France, de la fin des années 1990 au début des années 2010, apparaissent des oppositions structurantes : les profanes voient dans les « soins palliatifs » l’équivalent d’une annonce de mort, les non-spécialistes les associent à l’arrêt de leurs traitements actifs, les membres des équipes transversales les conçoivent comme une intervention multidimensionnelle. Nos données permettent ainsi de mettre en évidence sur le terrain le lien entre, d’une part, les conceptions et les usages du mot soins palliatifs et, d’autre part, le rôle des différents protagonistes dans la division du travail occasionné par la mise en forme de la trajectoire de fin de vie. Ces visions traduisent à la fois la place de ces acteurs dans la chaîne des soins, ce qu’ils font en fin de vie et ce qu’ils pensent pouvoir faire. Or, parce que le terme est limité par les professionnels référents essentiellement à la phase terminale et à la mort, ceux-ci dessinent une image en creux des soins palliatifs face à une conception en plein de la part d’équipes transversales qui cherchent à se dégager de l’idée d’une impuissance compassionnelle.

Il ne faut pas prendre ces résultats comme une image figée, mais plutôt comme le cadre initial dans lequel les équipes transversales ont cherché leur place dans la médecine française en lien avec certains enjeux auxquels elles se sont trouvées confrontées, notamment le fait de ne pas cantonner les soins palliatifs aux derniers instants de la vie pour pouvoir les anticiper davantage. Ainsi, au moment de nos observations, les médecins référents favorisaient un appel jugé trop tardif, d’où un travail nécessaire de la part des membres des équipes pour apprendre à leurs collègues à ne pas limiter leur intervention à l’arrêt final des traitements et à les appeler avant. Comme l’a décrit Émilie Legrand à propos des équipes mobiles hospitalières (2012), cela s’est fait dans le cadre des services et aussi par le biais de la formation professionnelle continue puis initiale universitaire, mise en place à partir de la fin des années 2000. Par ailleurs, les pratiques de silence concernant le pronostic, décrites aussi par Sylvie Fainzang (2006), appelaient pour les spécialistes de soins palliatifs un travail de longue haleine, notamment par la mise en place de formations concernant « l’annonce de mauvaises nouvelles ».

Nous avons pu observer plus récemment, en cancérologie notamment, que les conceptions évoluaient au sein de la profession médicale, conformément aux préconisations de l’OMS et à différents rapports officiels (Langlade 2015 ; Bouleuc et al. 2019). La définition des soins de fin de vie par les oncologues référents se partageait alors entre ceux ayant une vision proche de celle des équipes de soins palliatifs et ceux renvoyant encore ces soins à l’abstention, l’impuissance et l’accompagnement compassionnel (Mino et al. 2016). Ceci suggère que, à la suite du travail des équipes transversales et de la création de ce que l’on appelle des « lits identifiés[15] », la diffusion des soins palliatifs en France est sans doute entrée dans une nouvelle étape à explorer. Leur développement, en tant que mouvement professionnel, recèle l’enjeu permanent de transformer les pratiques biomédicales de la fin de vie par un mode d’organisation rendant possible des actes de lutte contre l’inconfort, laissant à la personne toute sa place dans les soins et lui permettant de garder un rôle social. Cet enjeu appelle à continuer le travail d’observation sur le terrain des soins.