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L’ouvrage publié conjointement sous les noms de l’anthropologue africaniste français Jean-Loup Amselle et du philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne, En quête d’Afrique(s). Universalisme et pensée décoloniale, est une conversation virtuelle en 17 chapitres qui se répondent plus ou moins, quoique la taille de ces chapitres soit très variable (entre 2 et 25 pages). Restituant une conversation en face à face, une brève introduction et une assez longue conclusion de 35 pages qui la contrebalance encadrent la discussion-conversation. Le tout est préfacé par le spécialiste des littératures africaines et postcoloniales Anthony Mangeon, qui présente longuement les deux auteurs en présence et leurs attendus. Enfin, une bibliographie des ouvrages et des principaux articles des deux auteurs clôture le tout, Amselle ayant rédigé un texte de plus, soit une petite vingtaine de pages de plus que Diagne (115 pages versus 98 pages). Les différents textes se répondent plus ou moins puisque les deux auteurs sont d’accord sur leurs désaccords, ou l’inverse, selon le point de vue adopté par le lecteur. Cependant ces textes restent à l’état brut en quelque sorte, les réponses et les objections étant regroupées chaque fois dans le chapitre suivant. Cela est regrettable et laisse entendre que chacun campe sur ses positions tout en reconnaissant la pertinence, mais peut-être pas tous les bienfondés, des commentaires « adverses ». Car si les deux chercheurs-penseurs se rejoignent dans la critique des positions décoloniales, voire postcoloniales, ils se séparent sur le rapport à l’universel et surtout sur le contenu des prises de position portant entre autres sujets sur l’islam de l’Afrique de l’Ouest, sur la nature et le statut des langues africaines, sur les droits de l’homme.
Certains points sont abordés avec un regard pointu (l’islam, les langues africaines, l’ethnologie coloniale française, par exemple), mais le genre de l’ouvrage reste l’essai, malgré sa construction commune particulière. Ainsi ne trouvera-t-on pas de réflexions méthodologiques portant sur les pratiques anthropologiques de terrain adoptées ou à adopter dans les sociétés africaines contemporaines pas plus que sur la manière d’exercer le métier de philosophe aujourd’hui en Afrique ou s’intéressant à l’Afrique. J’emploie l’expression « chercheur-penseur » à dessein puisque, pour l’essentiel, nous en restons à des généralités, à des points de vue, à des opinions ou à des prises de position à prendre ou à laisser. Le lecteur ne trouvera pas dans ces pages un programme de réflexions conceptuelles ou de recherches empiriques à mettre en place pour approfondir la problématique critique privilégiée par les deux auteurs. Il paraît en effet assez difficile de s’immiscer dans ce dialogue sans prendre parti soit pour le philosophe soit pour l’anthropologue, d’autant que l’auteur de cette chronique-ci ne peut se retenir de s’interroger sur certaines positions, plus liées, selon lui, à une connaissance insuffisante (ou, ce qui lui semble plus grave, en fait, à une forme d’ignorance volontaire) des travaux analytiques disponibles sur tel ou tel thème, positions totalement découplées par ailleurs des politiques à mettre en oeuvre pour africaniser véritablement le travail intellectuel et scientifique des chercheurs africains d’Afrique[1].
Sur ce seul point le titre de l’ouvrage est fautif ou trompeur, car la quête de ou l’enquête sur l’Afrique/les Afriques disparaît derrière une mise en exergue permanente par les auteurs de leurs propres terrains, ce qui réduit l’Afrique à la portion congrue d’une Afrique de l’Ouest, occidentale qui plus est ! L’universalisme a beau être en proie aux postures post-décoloniales, les trois quarts au moins de l’expérience historique, sociopolitique et culturelle du continent africain ne sont pas du tout pris en considération dans les problématiques des auteurs et leurs critiques, ce qui est considérable. Cet ethnocentrisme objectivé et réducteur est particulièrement visible en ce qui a trait aux deux thèmes qui occupent presque la moitié des discussions, à savoir l’islam et les langues africaines. En effet, l’Afrique orientale, qui constitue l’un des points d’ancrage importants des islams en Afrique, est largement passée sous silence et l’expérience linguistique plurielle et écrite de cette région, comme celle de l’Afrique australe, n’est jamais convoquée, ce qui aurait pourtant enrichi des points de vue qui semblent parfois avoir du mal à sortir du registre des opinions ordinaires — même savantes — sur cette question du rapport entre langues véhiculaires d’origine extérieure et langues autochtones locales[2].
Faut-il vraiment commencer cet examen par l’universel et surtout avec l’idée que l’universel est dangereux pour la liberté de penser sur l’Afrique, en Afrique, par l’Afrique parce qu’il serait eurocentré de manière génétique ? Bien que le plus critique des deux auteurs semble être l’anthropologue, ce dernier est pourtant très sensible à l’argumentaire philosophique si l’on en croit ses autres ouvrages (Amselle 2008, 2010). Amselle fait malheureusement passer la métaréflexion conceptuelle de cette discipline avant l’autoréflexion de l’anthropologie. Il s’agit là d’un choix personnel décisif. Comme je l’ai déjà fait remarquer à plusieurs reprises (voir Copans 2007, 2009 et 2015), l’anthropologie française a du mal, depuis sa renaissance dans les années 1950, à produire une culture anthropologique théorique propre, indépendante du structuralisme notamment, une culture à la fois générale (et non universelle, ce qui est tout à fait différent), comparatiste, systématiquement transculturelle ou pluriculturelle par les cas qui l’inspirent et guident ses analyses. Il est vrai que Amselle partage en grande partie une telle conception des choses en critiquant sévèrement le primitivisme explicite du structuralisme et qu’il veut se tenir éloigné de tout relativisme culturel qui laisserait la place ipso facto au particulier et à la fragmentation. Toutefois, ce faisant, il accorde la préséance à Diagne qui, d’ailleurs, n’en demandait pas tant puisque ce dernier fait à plusieurs reprises l’éloge de l’ethnologie et de l’anthropologie (voir, notamment, la page 287). En fait les deux auteurs s’enferment, volontairement ou non, dans ce qu’on appelle couramment un débat de société. Je ne pense pas que le philosophe sénégalais restreigne son public aux seuls philosophes, mais ce dont je suis certain, et ce constat me pose problème avant de discuter des points de vue de chacun, c’est que l’anthropologue français ne s’adresse pas prioritairement aux anthropologues, notamment africains ou africanistes ou même de manière générale aux anthropologues en tant que tels. La discussion est évidemment publique et vise un panel de lecteurs bien plus varié et « universel », mais je maintiens mon appréciation : les anthropologues en tant que chercheurs individuels ou en tant qu’ordre professionnel ne reçoivent pas d’attention particulière (à l’exception de ceux de l’époque coloniale, y compris décolonisatrice), ce qui ne peut que déstabiliser les lecteurs anthropologues qui pourraient alors se demander si ces échanges de courriels les concernent véritablement.
Je persiste à penser que le contexte « universel » de cette discussion est en fait très lacunaire. En tout cas, mon « universel » personnel comporte d’autres rubriques plus radicales à mes yeux. Ainsi la première situation (après les premières situations coloniales et néo-coloniales des années 1950-1960) qui venait à l’esprit des spécialistes de l’Afrique, il y a encore une vingtaine d’années, était celle du « développement » (ou du sous-développement), de ses crises, de ses illusions, de ses stratégies et de ses politiques d’ajustement structurel ou de lutte contre la pauvreté, d’aide humanitaire. Les sciences sociales du développement en ont d’ailleurs bien profité et ont considérablement évolué depuis le milieu des années 1990, notamment l’anthropologie française qui est devenue, sous l’influence des chercheurs et des experts inspirés par Jean-Pierre Olivier de Sardan, une analyste de premier ordre du fonctionnement des opérations de développement, des États africains modernes et de leurs appareils[3]. Trois autres champs ont vu leur visibilité s’accroître, selon nous : celui des religions chrétiennes en général (notamment évangéliques), celui des espaces urbains et enfin celui du genre. Ces révolutions analytiques sont tout autant épistémologiques (nouveaux objets à construire scientifiquement) que politiques. Enfin, poser la question du contexte universel, si tant est qu’il existe, sans aborder de front les questions de l’éducation et de l’enseignement (et de la formation des enseignants de toutes qualifications et de tous niveaux, du primaire aux études supérieures), sans parler pratiquement des questions de la diffusion de l’écrit (et donc de l’édition des oeuvres de « l’universel » africain) dans un univers en proie aux images très majoritairement non-africaines, surtout marchandes et « people », me semble tout à fait contre-productif[4]. Les impensés de l’universel choisi par les deux auteurs reflètent finalement, sans qu’ils ne s’en rendent compte, les dérives thématiques d’une pensée décoloniale, voire postcoloniale en fin de course. Leurs commentaires s’attaquent certes frontalement aux préjugés et aux biais idéologiques de ces courants intellectuels, mais ils n’osent pas décentrer ou déplacer leurs perspectives pour évoquer justement ce que ces positions éludent, cachent ou même, plus fondamentalement, sont incapables de décrire et d’analyser. Ainsi Amselle, qui se réclame à nouveau explicitement d’un marxisme ouvert et sociologique[5], n’esquisse nulle part une « analyse concrète d’une situation concrète », pour reprendre l’expression consacrée, des systèmes de classe d’un pays africain au XXIe siècle. Pour notre part, nous avons régulièrement avancé des pistes de réflexion sur ce point et nous pensons que cette implication constructive est le meilleur des arguments alternatifs aux « fake analysis » décoloniales[6].
Nous nous contenterons d’examiner deux des questions discutées dans En quête d’Afrique(s) dans la mesure où, rejoignant Amselle et nos collègues sur la critique des perspectives ethnicistes non historiques développée depuis plus d’un tiers de siècle, nous laisserons ce thème de côté[7]. La première porte sur la nature de l’islam soufi. Amselle (2017) a rédigé récemment un petit ouvrage pour remettre en cause l’image d’Epinal « pacifique » qui serait accolée aux courants soufis pour des raisons géopolitiques de lutte contre le terrorisme. Diagne consacre 16 pages, soit 15 % de sa contribution totale, à la critique de la lecture partiale et partielle de cet islam par l’anthropologue (p. 166-182). Amselle réfute ce point de vue en un nombre aussi conséquent de pages (p. 183-198) sous un titre tout à fait trompeur (« L’instrumentalisation d’un islam soufi ouest-africain ») puisque, dès l’introduction de ce chapitre, il se laisse aller à déclarer que « […] l’islam soufi est une construction qui s’inscrit dans une conjoncture contemporaine marquée par une forte islamophobie […] ». Et de citer d’entrée de jeu le polémiste raciste et d’extrême droite français Éric Zemmour qui avait déclaré, après un attentat contre une mosquée au Sinaï : « Les soufis sont les plus chrétiens des musulmans » (p. 183). Les soufis africains et notamment sénégalais, puisqu’il est surtout question d’eux, ne devraient pourtant pas avoir à se soucier des élucubrations polémiques et racistes de Zemmour et le lecteur d’En quête d’Afrique(s) ne comprend pas pourquoi il faut passer par l’évocation de ce genre de propos pour comprendre la place et la nature de cet islam confrérique présent depuis des siècles dans le Sahel africain et très actif depuis presque deux siècles dans l’espace sénégambien, territoire privilégié des constructions confrériques africaines modernes à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. L’islam soufi et ses formes confrériques sont tout à fait particuliers, et ce, d’abord sur le plan de l’inspiration théologique et organisationnelle de ce mouvement mystique. Il n’est en rien le fruit d’une fabrication coloniale, même si au XXe siècle les politiques administratives françaises ont fortement influencé son destin. Que dire alors de sa consécration politique nationale par un président catholique, Léopold Sédar Senghor, à partir des années 1950 ? Amselle dévalorise l’influence fondamentale des croyances et des obédiences religieuses et c’est pourquoi nous renvoyons sur ce point à tous les propos de Diagne, que nous partageons sans hésitation. Plusieurs ouvrages savants ont pourtant démontré depuis longtemps la portée profonde des messages tidjanes, mourides et autres. Amselle se contente de survoler de loin ces travaux (y compris dans son ouvrage de 2017) pourtant tout à fait novateurs et décisifs pour saisir la spécificité locale tout à la fois ancienne et nouvelle de cet islam[8]. Il n’en mentionne qu’une infime partie, suggérant par exemple, à propos de Cheikh Anta Babou, que son point de vue internaliste[9] serait un retour refoulé de la pensée postcoloniale alors qu’il s’agit pour cet historien de retracer la naissance de la pensée des responsables religieux, question, paradoxalement, qui n’a été que très peu abordée pendant un siècle par les chercheurs en histoire ou en sciences sociales. Ce domaine n’a été abordé, pour ce qui est des mourides, qu’une seule fois au cours des années 1960, par un ancien officier du corps des Affaires militaires musulmanes (A. M. M.) parfaitement formé aux études islamologiques et par ailleurs conseiller du président Senghor, Fernand Dumont[10]. Pourquoi alors faire de cette caractéristique générique le fruit des politiques antiterroristes officielles actuelles tout à fait opportunistes ? Cette lecture conjoncturelle et pas très bien informée dévalorise totalement les arguments de Amselle, ce qui est non seulement regrettable, mais même tout à fait incompréhensible de la part d’un anthropologue à l’esprit aussi aiguisé. En quête d’Afrique(s) devait être une discussion entre deux chercheurs et non une espèce de collection de longues « brèves de comptoir » échangées par deux journalistes ou essayistes.
Il en est de même pour la question des langues africaines, mais il nous semble que sur ce point les oppositions des deux chercheurs tiennent surtout à l’oubli de certaines caractéristiques linguistiques provenant d’autres parties du continent qui invalideraient une généralisation hâtive fondée sur sa seule région occidentale. Les chapitres 6, 7 et 8 sont consacrés principalement aux questions langagières et linguistiques. Amselle critique Diagne pour son insistance quant à la traduction comme cheminement vers l’universel[11]. Selon Amselle, l’idée même de « traduction » implique que les langues sont des particularismes à défendre et que les valoriser ainsi, c’est tomber dans la revendication postcoloniale de l’identité culturelle[12]. D’après lui, il faut privilégier la primauté des signifiants globaux et les chaînes langagières. Partant du principe de la flexibilité et de la fluidité des langues (ce que Diagne ne conteste nullement), l’anthropologue en vient à remettre en cause la valorisation des langues « maternelles » ou « nationales », voire même la volonté de développer une littérature écrite dans une langue africaine parce qu’elle conforterait le principe d’un enracinement culturel en fait illusoire. Diagne évoque pourtant lui-même les avantages d’une telle perspective, expliquant qu’il a écrit de la philosophie en wolof et qu’il y a pris du plaisir.
Nous pensons qu’il faut mettre en avant la qualité radicale des positions d’écrivains comme le Sénégalais Boubacar Boris Diop ou le Kenyan Ngugi wa Thiong’o. Diagne reprend Amselle qui essentialise la soi-disant dynamique islamo-wolof en lui signalant les tentatives anciennes et premières de Cheikh Anta Diop ou de Cheikh Aliou Ndao d’écrire en wolof. Toutefois Diagne oublie lui-même un personnage pourtant tout aussi central dans cette volonté d’un retour aux racines des langues africaines, le cinéaste et écrivain Ousmane Sembène[13]. Par ailleurs, les deux auteurs laissent de côté tous les deux la question du wolofal, c’est-à-dire de la transcription du wolof en caractères arabes adaptés qui a connu un certain succès dans le cadre d’usages aussi bien religieux que commerciaux. Nos deux auteurs évoquent en effet les prises de position « anti-impérialistes » du dramaturge et romancier kenyan, mais je crois qu’ils se trompent, chacun à leur manière, lorsqu’ils analysent son engagement linguistique. Le combat politique mené par Ngugi au cours des années 1970-1980 se déroulait au Kenya, alors qu’il n’était pas encore en exil. L’écrivain kenyan se considérait comme un dramaturge populaire écrivant des pièces militantes dans sa langue maternelle, le gikuyu. Certes, le premier président du Kenya, Jomo Kenyatta, avait été Gikuyu, tout comme les militants et les acteurs du mouvement Mau Mau des années 1950, tout à la fois anticolonial, anti-élitiste et anti-gérontocratique gikuyu[14]. L’écrivain kenyan avait adopté une position radicale sur ce point et il s’adressait en premier lieu à son « peuple » dans cette langue et pas en swahili, langue vernaculaire certes authentiquement africaine, mais qui est aussi d’origine partiellement étrangère par le biais de la longue présence de la langue arabe employée par les commerçants omanais sur la côte kenyane depuis au moins un millénaire. Il existe donc trois registres langagiers au Kenya : celui des langues « maternelles », « tribales » ou « ethniques » ; celui du swahili, langue des échanges, mais aussi langue quasi maternelle des populations côtières[15] ; et, enfin, l’anglais. Si d’emblée le swahili est une langue écrite, les langues locales dominantes (gikuyu, luo notamment) ne deviendront des langues écrites qu’avec une transcription officielle dès l’époque coloniale. Ces langues sont en effet utilisées dans l’enseignement primaire au plan régional, mais aussi dans la presse. La répression politique à l’égard de Ngugi, qui faisait jouer ses pièces en plein air dans les villages et les bourgades gikuyu, était tout autant une répression culturelle et linguistique que politique au nom de la fameuse unité nationale indispensable au développement. Cette attitude s’est d’ailleurs totalement inversée à la fin du règne du président qui a succédé à Kenyatta, Daniel Arap Moï, dans les années 1990, puisque à ce moment-là le nationalisme tribal fut remis en avant et valorisé. Ngugi fut d’ailleurs fortement critiqué par les intellectuels et étudiants kenyans (y compris ceux de la diaspora kenyane en Amérique du Nord, où réside l’écrivain) à ce moment-là parce qu’il défendait volontairement une position apparemment ethnonationaliste et non pas anti-impérialiste pure en swahili ou même plutôt en anglais !
Si j’ai passé tant de temps à rappeler de manière très schématique les contextes sociopolitiques du recours à une langue « maternelle » — écrite, dans le cas de Ngugi —, c’est pour démontrer que l’opposition binaire simpliste entre langue locale (maternelle, nationale) et langue étrangère de l’Afrique francophone n’est qu’un des cas de figure des clivages linguistiques rencontrés en Afrique. On pourrait évoquer également le cas de la Tanzanie, où le swahili est véritablement la langue nationale dominante, éclipsant de fait le recours à des langues « maternelles » alternatives, ou encore l’Afrique du Sud, où l’afrikaans, langue de la domination politique et surtout de l’exploitation laborieuse et industrielle du temps de l’apartheid[16], était bien mieux connue des populations noires que l’anglais, pourtant instrument des nombreux militants politiques et cadres syndicaux blancs anti-apartheid, d’origine très majoritairement anglophone ! Enfin, le cas lusophone connaît des créoles, ce qui est encore un autre type d’africanisation linguistique.
Notre double arrêt sur image pourrait se poursuivre longtemps relativement aux autres thèmes ou questions abordés, mais nous ne tenons pas à faire semblant de marquer des points dans une discussion qui n’est pas la nôtre. Nous avons toutefois voulu montrer que, même dans le cas de chercheurs à la volonté critique anti-postcoloniale et anti-décoloniale avérée, des affirmations péremptoires mal fondées finissent par invalider leur démonstration. Il est strictement impossible de généraliser telle ou telle analyse africaniste locale en l’appliquant à l’ensemble du continent et les deux auteurs n’arrêtent pas de le répéter chacun de leur côté. Pourtant, Amselle comme Diagne se sont laissés aller à proposer des points de vue généralistes, discutables, voire mal argumentés. Certes, la grande majorité des lecteurs de cet ouvrage n’a probablement pas la possibilité d’apprécier scientifiquement tous leurs arguments, mais ce n’est pas une raison pour oublier les fameux élèves de première année en haut de l’amphithéâtre. Les sciences sociales sont toujours en sursis, où que ce soit, et les observateurs du Nord (dont Diagne fait partie, qu’il le veuille ou non) doivent, peut-être encore plus que leurs interlocuteurs du Sud, mesurer le poids des mots. Postcoloniaux et dé-coloniaux seront trop heureux de profiter de cet instant de faiblesse pour rappeler dogmatiquement que le savoir nouveau ne doit venir que de l’Afrique elle-même. L’anthropologie et la philosophie critiques doivent être irréprochables dans leurs démarches, méthodes et sources, sinon elles seront bientôt interdites de séjour, ce qui n’était évidemment pas le souhait de ces deux enquêteurs de l’universel. Selon Amselle, l’universalisme de la traduction de Diagne « ne repose pas sur un système de transformations, mais sur un hyper-relativisme culturel » (2017 : 119[17]). Je ne suis pas convaincu par une telle caractérisation, mais elle provient de la nature même du travail philosophique qui n’enquête pas directement sur le réel, ce qui rend quelque peu inéquitable ce débat interdisciplinaire. Toutefois, le panuniversalisme de Amselle met constamment au second plan les avantages comparatifs de la pratique anthropologique sur ce point précis puisqu’il n’en expose nulle part les principes méthodologiques de base qui s’enracinent pourtant dans le questionnement permanent non seulement sur les paroles, mais aussi sur les comportements des Autres. Les terrains empiriques sont par nature « hyperrelativistes » et nous n’y pouvons rien. Rappelons pour conclure que l’enfermement dialogique quasi systématique au sein de la seule Afrique de l’Ouest réduit très fortement à l’évidence les conditions idéales d’une réception universelle de ce message ou de cette (en)quête de sens.
Parties annexes
Notes
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[1]
Comme je l’ai longuement explicité dans une chronique parue en deux parties, dans les numéros 233 et 235 des Cahiers d’études africaines (Copans 2019a et 2019b), je note une espèce de clivage entre ceux qui veulent penser ou repenser l’Afrique et ceux qui cherchent à améliorer la connaissance des sociétés et des cultures africaines. Voir par ailleurs le dossier sur les aspects pratiques de cette question dirigé par Hamidou Dia et Luc Ngwe (2018), « Les circulations des enseignants et chercheurs africains. Controverses, pratiques et politiques ». Le critère décisif à prendre en considération pour des politiques scientifiques plus autocentrées me semble tout d’abord budgétaire : les États africains consacrent entre 0,2 et 0,3 % de leur PIB à la recherche, soit dix fois moins que les pays développés ou émergents. Au bout de soixante ans, cela fait des sommes considérables. Faut-il établir une comparaison avec la part des budgets militaires et de maintien de l’ordre de ces mêmes États ?
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[2]
Pourtant le cas du Nigeria, pays indiscutablement ouest-africain et évoqué à plusieurs reprises par les deux auteurs, aurait pu faire l’affaire pour aborder la problématique langues nationales/langues vernaculaires/langues écrites et textuelles du continent.
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[3]
Voir les publications de l’Association pour l’anthropologie du changement social et du développement (APAD) et notamment sa revue Anthropologie et développement. Depuis le n° 50 (2019), la revue est publiée par les Presses universitaires de Louvain (PUL). Signalons toutefois l’intérêt porté par Diagne à la pratique très particulière de la prospective. Déjà auteur d’un article sur ce thème en 2004, il vient de contribuer à un dossier sur cette problématique appliquée au continent africain dans la revue Futuribles : « La philosophie prospective en Afrique » (Diagne 2019a).
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[4]
Une parenthèse sur une question d’actualité : la restitution des objets du patrimoine africain présentés dans les musées français mériterait ici une analyse particulière, mais nous n’avons pas la place pour analyser plus à fond la posture « patrimoniale » apolitique du rapport de Felwine Sarr et Bénédicte Savoy (2018). Je me contente simplement pour faire contrepoint de renvoyer aux propos recueillis par le journaliste du Monde Nicolas Truong (en date du 28 novembre 2018) auprès du conservateur du Musée royal de l’Afrique centrale de Tervuren, Julien Volper, et de l’avocat spécialisé en droit du commerce de l’art et des biens culturels, Yves-Bernard Debie. Ces derniers rappellent en effet quelques évidences oubliées par les rapporteurs. Ainsi il ne resterait plus que 21 pièces sur les 114 pièces restituées au Zaïre (dirigé à l’époque par Mobutu) dans les années 1979-1980. N’est-ce pas un exemple tout à fait emblématique de la corruption endémique des élites gouvernantes africaines constamment passée sous silence dans ce rapport ? Que dire par ailleurs de toutes les oeuvres de provenance extra-sénégalaise recueillies à l’époque coloniale et encore bien présentes dans le musée de l’Institut fondamental d’Afrique noire (IFAN) ou le Musée des civilisations noires à Dakar aujourd’hui ? Le patrimoine muséal francophone est souvent défini par l’origine fédérale (l’Afrique-Occidentale française [AOF] et l’Afrique-Équatoriale française [AEF] étant des fédérations de colonies distinctes) de ses collectes de terrain, ne l’oublions pas. Ne faut-il pas que le Sénégal restitue, lui aussi, à sa manière, un patrimoine (colonial) indu ?
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[5]
Voir son dernier ouvrage, À chacun son Marx ou les mésaventures de la dialectique (Amselle 2019).
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[6]
Voir notre note sur les classes sociales, « Have the Social Classes of Yesterday Vanished From Africanist Issues or Are African Societies Made up of New Classes? A French Anthropologist’s Perspective » (Copans 2020).
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[7]
Il est vrai que nous avions un certain nombre de divergences marquées dès la parution d’Au coeur de l’ethnie. Ethnies, tribalisme et État en Afrique et nous nous contentons de renvoyer à notre compte rendu de l’époque paru dans Anthropologie et Sociétés (Copans 1987). Lire également François Verdeaux (1987). Amselle a toujours évité la discussion de fond avec les anthropologues américains culturalistes ou néo-évolutionnistes sur l’usage des notions de « tribe » et de « tribalism » hors du champ africaniste. Un tel élargissement analytique limiterait, selon nous, la portée déconstructionniste obsessionnelle que Amselle confère à sa problématique puisque après ce domaine il l’étend à l’islam qui, pourtant, ne relève nullement du même registre conceptuel et anthropologique. La meilleure analyse anthropologique africaniste des notions d’« ethnicité » et d’« ethnie » reste à mes yeux l’ouvrage des historiens David William Cohen et E. S. Atieno-Odhiambo (1989), Siaya: The Historical Anthropology of an African Landscape, paru quatre ans après Au coeur de l’ethnie. Siaya est une région occidentale, à majorité luo, du Kenya.
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[8]
Je pense particulièrement aux études de David Robinson, Jean-Louis Triaud, Cheikh Anta Babou, Abdel Wedoud Ould Cheikh, Cheikh Gueye, Eric Ross, Abdourahmane Seck et de bien d’autres. Voir mon état des lieux (Copans 2018). Le seul titre de la version française de la thèse de doctorat de Babou, consacrée au fondateur de la confrérie mouride, Cheikh Amadou Bamba, Le jihad de l’âme (2011), devrait faire réfléchir Amselle à deux fois.
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[9]
Babou est mouride et ne s’en cache pas tout comme le géographe Cheikh Gueye qui a rédigé la première monographie sur la ville sainte mouride de Touba (2002). Amselle remonte pourtant aux travaux de l’équipe ORSTOM des années 1960 (dont nous avons fait partie) et aux politistes Christian Coulon ou Donal B. Cruise O’Brien de la même époque. Ces deux derniers étaient très critiques de la conception « islam noir » de l’islam confrérique sénégalais (due à Vincent Monteil), tout comme nous, quoi qu’il en dise. D’autant que j’avais souligné dès 1969 dans mon tout premier texte sur la confrérie (publié en 1972), en me fondant justement sur les analyses de Dumont sur la pensée théologique du fondateur de la confrérie, développées dans sa thèse soutenue en 1968 (Dumont 1975), qu’il fallait distinguer la doctrine théologique mouride de sa transformation en idéologie organisationnelle et politique au sein de la structure confrérique d’une part et de la formation sociale sénégambienne d’autre part. Plus tard, après sa soutenance en 1973, ma thèse, publiée en 1980 (Copans 1980), avait suscité un compte rendu paradoxal, en deux livraisons, dans le journal des étudiants mourides en France : pour commencer, je n’étais pas un bon marxiste, ayant explicitement refusé de considérer la confrérie, comme cela se faisait alors couramment de manière réflexe chez les africanistes marxistes de l’époque, comme un mode de production spécifique (première partie). Mais de toutes les manières, comme je n’étais pas musulman, il m’était absolument impossible de fait de la comprendre (seconde partie) !
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[10]
Faut-il rappeler le titre de son premier article de 1969, « Amadou Bamba, apôtre de la non-violence » ? Dumont publiera sa thèse en 1975. À première vue, cette référence ne pourrait que renforcer l’interprétation colonialo-excentrée d’Amselle ! Et pourtant, tous les spécialistes de la confrérie mouride de cette époque se sont référés à cette étude tout à fait érudite et pionnière.
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[11]
Voir sur ce point le long entretien de Diagne avec Elara Bertho du laboratoire Les Afriques dans le monde (LAM), « Un universel comme horizon. Entretien avec Souleymane Bachir Diagne », Esquisses, 2 juillet 2019 (Bordeaux, Carnet de recherche du laboratoire Les Afriques dans le monde ; voir Bertho 2019).
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[12]
Amselle reconnaît pourtant (note 18, p. 127) l’importance de l’enseignement des langues africaines dans la tradition universitaire ou de coopération américaine. En effet, le Peace Corps (Corps de la paix) formait directement ses volontaires dans les langues africaines locales dès les années 1960 et Amselle reconnaît avoir appris ainsi le bambara. Il en a été de même pour moi avec le wolof à Dakar dans les années 1970, après mon premier terrain. Il faudrait pourtant ajouter que le non-enseignement volontaire des langues nationales africaines dans les colonies françaises trouvait son fondement scolaire dans les institutions françaises elles-mêmes. Autant que je sache, le wolof ne trouvera sa place à l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO) que dans les années 1980 !
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[13]
Voir son roman très célèbre sur la grève des cheminots du Dakar-Niger en 1947, Les bouts de bois de Dieu (Sembène 1960).
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[14]
Voir sur ce point les remarquables travaux, déjà anciens, de l’historien britannique John Lonsdale et du politologue canadien Bruce Berman.
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[15]
Une version d’appoint (terme du Petit Robert pour ce genre de langue) du swahili servait de parler avec les employeurs coloniaux (ainsi le bien nommé kitchen swahili au Kenya). Le swahili a en fait connu beaucoup de formes vernaculaires différentes dans les sphères coloniales du Congo et des pays de l’Afrique-Orientale britannique. Voir sur ce point le remarquable ouvrage de l’anthropologue Johannes Fabian (1986) concernant les parlers swahili au Congo belge de l’époque coloniale.
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[16]
Faut-il se souvenir du soulèvement immense des Noirs sud-africains provoqué par la volonté du gouvernement de Prétoria d’imposer l’afrikaans comme langue de scolarisation obligatoire et du massacre de Soweto le 16 juin 1976 ?
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[17]
Diagne cite élogieusement une analyse d’Alain Ricard (p. 233), mais il n’évoque jamais son ouvrage Le sable de Babel. Traduction et apartheid : esquisse d’une anthropologie de la textualité (2011).
Références
- Amselle J.-L., 2008, L’Occident décroché. Enquête sur les postcolonialismes. Paris, Stock.
- Amselle J.-L., Rétrovolutions. Essai sur les primitivismes contemporains. Paris, Stock.
- Amselle J.-L., Islams africains : la préférence soufie. Lormont, Le Bord de l’eau.
- Amselle J.-L., 2019, À chacun son Marx ou les mésaventures de la dialectique. Paris, Éditions Kimé.
- Babou C. A., 2011, Le djihad de l’âme. Amadou Bamba et la fondation de la Mouridiyya au Sénégal (1855-1913). Paris, Karthala.
- Bertho E., 2019, « Un universel comme horizon. Entretien avec Souleymane Bachir Diagne », Esquisses, 2 juillet 2019, consulté sur Internet (https://elam.hypotheses.org/2140), le 8 juillet 2020.
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