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Le thème de l’anthropocène anime de nombreux débats et mobilise, à l’heure actuelle, une grande diversité de disciplines. Il interroge directement le rôle de l’être humain au sein de la biosphère, sa manière de représenter et d’agir dans le monde. C’est dans le cadre de cette réflexion que se situe la démarche de Lucie Pradel, qui marie la recherche ethnologique et l’écocritique dans son ouvrage L’âme du monde. Pour une écocritique du patrimoine culturel, un titre qui renvoie au projet de redéfinir la place qu’occupent les récits traditionnels dans une nouvelle conception de notre Terre caractérisée par l’incertitude quant à son devenir.
Sur le plan disciplinaire, l’auteure met de l’avant une riche collection de mythes, de contes et de légendes issus de la tradition orale caribéenne et inédits en langue française. Cela constitue un travail ethnologique digne d’intérêt et propice à l’analyse. Pradel, ethnologue de formation et spécialiste en littératures et civilisations du monde anglophone, nous présente à la fois une littérature orale riche et des travaux de collecte remontant au début du vingtième siècle. Une classification simple et intelligente permet au lecteur de naviguer dans cet univers culturel et d’en apprécier le contenu, passant des récits cosmogoniques aux récits merveilleux et initiatiques, jusqu’à la facétie. Les courtes introductions thématiques qui ouvrent ces sections peuvent sembler pauvres en contenu analytique, mais elles ont la qualité de cibler l’essentiel et de nous familiariser avec les formes des récits sans artifices. On y découvre un monde métissé dans lequel persistent des motifs européens et africains, et dont l’expression et la dissémination dans les Caraïbes rappellent l’image de la spore. Pour l’auteure, la spore représente avant tout une forme de résistance, mais aussi une forme de dissémination ; or, « [l]es formes orales, tout comme les normes culturelles et esthétiques du monde antillais, procèdent aussi de cette double articulation sporadique » (p. 7).
La perspective écocritique dont se réclame l’auteure est également fertile et offre un tableau intéressant quant à l’appréciation des récits présentés. Au centre de cette démarche se retrouve le rapport entre l’humain et le non-humain. En effet, c’est à l’aune de la problématique de la dichotomie nature-culture, telle que théorisée par Philippe Descola, que se comprend l’interaction entre les essences au sein de la littérature orale caribéenne. Les récits mythologiques y tiennent un rôle puissant, car ils nous placent devant une origine du monde et de ses composantes où l’anthropomorphisme ouvre sur des ontologies animistes. Plus précisément, le contexte géographique des récits rappelle l’insularité des peuples caribéens :
La constitution des panthéons cubains et haïtiens reflète la physionomie des écosystèmes insulaires en accordant une place prédominante à l’eau sous toutes ses formes : mer, rivière, fontaine, représentées par des entités aussi mythiques que spécialistes des lieux qu’elles président et où elles résident.
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Or, tout en étant spécifique à cette région du monde, la fascination pour l’eau et ses fonctions de purification morale relie la culture caribéenne à l’humanité entière, comme le souligne l’auteure (p. 14). En ce sens, l’écocritique sert ici de grille de compréhension des particularités culturelles tout comme elle permet de voir une unité de l’habiter humain dans une nature avec laquelle il a commerce et par laquelle il se définit.
L’appréciation du non-humain et ses qualifications y sont aussi présentées en rapport avec un environnement originaire où, « [r]amené à sa fonction positive, l’environnement pourvoyeur de richesse biologique contribue à l’intégration sociale et spirituelle, des aspects garantissant équilibre, harmonie et protection » (p. 16). Car la culture des Antilles est aussi le lieu de drames politiques et humains découlant du colonialisme. Ainsi découvre-t-on, par le biais des motifs géographiques, écosystémiques et animaliers, un passé exempt des souillures de l’histoire et de la modernité.
L’ouvrage de Pradel constitue un recueil important de littérature orale, tant par son objet d’étude (la littérature orale caribéenne) que par sa méthode (l’écocritique). Tout chercheur dont l’intérêt porte sur le rapport entre la société et la nature y trouvera un écho de ses préoccupations, sans toutefois y rencontrer un plaidoyer naïf en faveur d’un univers révolu. Si le matériau est largement issu du passé, la lecture proposée est dûment ancrée dans une remise en question contemporaine de nos schèmes d’interprétation du monde. La lecture de récits est édifiante et inspirante, comme l’est la démarche écocritique adoptée par l’auteure. Mais, à ce titre, on peut reprocher certains manques sur le plan de la description analytique. On évoque des contenus, de nombreux motifs et des thèmes structurants, mais une grille de lecture plus serrée et mieux définie au fil de l’ouvrage permettrait une appréciation écologique plus soutenue des récits.