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Initialement publiée en 2011 dans la Collection « Essais » chez Anacharsis – collection connue notamment pour les ouvrages critiques La fin de l’exotisme (Bensa 2006) et Le temps et les autres (Fabian 2006) –, cette nouvelle impression en format poche reprend le texte de la version originale.
Chauvier y plaide en faveur d’une conversion du regard anthropologique. Par un examen des actes de langage indissociable de la relation ethnographique et des procédés d’écriture anthropologique, l’auteur souhaite renverser ce qu’il qualifie de désinterlocution, c’est-à-dire la négation des observés comme interlocuteurs (p. 29). La réflexion de l’auteur est guidée tant par la philosophie du langage (Wittgenstein) que par les travaux des interactionnistes (Goffman) et les réflexions critiques d’anthropologues contemporains, dont Bensa, Fabian et Geertz. De nombreux extraits d’auteurs fondateurs (Evans-Pritchard, Foote White, Godelier, Lévi-Strauss, etc.) et des récits d’expériences professionnelles en enseignement (chap. 1) et en recherche (chap. 3) servent tour à tour d’ancrages réflexifs.
Tant par son format pratique que par son langage clair, cet essai est accessible aux lecteurs souhaitant poser un regard critique sur les fondements épistémologiques et méthodologiques ainsi que sur les procédés d’écriture de l’anthropologie. Soulignons que la division de l’ouvrage guide progressivement et efficacement le lecteur dans la démonstration logique de l’auteur. En effet, un examen de la présence de « La désinterlocution » (chap. 1) est suivi d’une défense en faveur du « Retour à l’ordinaire » (chap. 2) par, entre autres, le biais de l’étude de la « Dissonance de l’ordinaire » (chap. 3). L’ouvrage se clôt sur l’examen des procédés d’écriture anthropologique afin de parvenir aux « Écritures de l’ordinaire » (chap. 4).
Cet essai a l’avantage de réaffirmer la politique du terrain, et ce, tant par les rapports coloniaux (introduction), la sélection des informateurs (p. 57) que par les stratégies d’écriture (p. 167). En posant l’interlocution entre observés et observateur comme objet d’étude de l’anthropologie de l’ordinaire, Chauvier plaide pour une reconnaissance disciplinaire du caractère historique, politique, situé des conditions d’élaboration des savoirs ethnographiques. Il s’agit dès lors de « concevoir le processus de l’enquête comme objet même de l’enquête » (p. 191). Nous aurions souhaité que l’exercice réflexif réalisé avec pertinence sur les auteurs fondateurs se poursuivre, en particulier lorsque Chauvier fait part de son expérience à titre d’« anthropologue comme étonné mandaté » (p. 126 et sqq.). Poser l’étonnement personnel comme une source d’élaboration de savoirs ethnographiques n’est-il pas aussi porteur de notre historicité, de notre individualisation, de notre déplacement des critères de validité dans l’expérientiel ?
En cours de lecture, d’autres questionnements similaires ont émergé. À titre d’exemple, certains passages mènent, à tort, à appréhender le développement de l’anthropologie sous les ornières exclusives du positiviste et de la visée théorique. Ainsi, l’auteur qualifiera d’« un peu provocante » son hypothèse selon laquelle « la vocation des anthropologues n’est peut-être pas de dire ce que sont positivement les pratiques humaines […] mais ce que ne sont pas les pratiques humaines, en l’occurrence des “concepts” […] » (p. 140). Il s’agit pourtant d’un postulat partagé par nombres d’anthropologues et chercheurs inductifs et présent dès les débuts de la discipline. On lira notamment, chez Boas, cette précaution : « Faire entrer de force les phénomènes dans un carcan théorique est l’inverse du procédé inductif grâce auquel on peut connaitre les relations réelles entre des phénomènes concrets » (Boas 2017 [1896] : 545). Ce passage et le contre-exemple de Boas révèlent que le choix des extraits est aussi une stratégie d’écriture ; il peut tout autant prendre « en otage » le lecteur qui ne « dispose d’aucun indice » (p. 20).
La conversion du regard proposée par l’essai Anthropologie de l’ordinaire… a le mérite de questionner l’anthropologue sur la nature de ses relations avec ses interlocuteurs, relations décrites à juste titre comme dépassant le temps du terrain et se poursuivant au temps de l’écriture. Par contre, nous aurions apprécié que cet exercice critique révèle également les limites épistémologiques de la philosophie du langage et de l’interactionnisme abordés comme solutions. Que reste-t-il de la valeur de la connaissance anthropologique si elle n’est que langage et interaction ? En quoi la parole de l’anthropologue conserve-t-elle sa pertinence pour ses interlocuteurs tout autant que pour lui-même ? Sur ces points, le positionnement épistémologique et méthodologique d’Olivier de Sardan (2008) est éclairant. Les savoirs anthropologiques sont à positionner dans le registre de la plausibilité et non de la falsifiabilité, « Mais cet à peu-près n’a rien (ne devrait rien avoir) d’un n’importe quoi » (Olivier de Sardan 2008 : 12).
Parties annexes
Références
- Bensa A., 2006, La fin de l’exotisme. Essais d’anthropologie critique. Toulouse, Éditions Anacharsis.
- Boas F., 2017 [1896], « Les limites de la méthode comparative en anthropologie » : 536-547, in F. Boas, Anthropologie amérindienne. Paris, Éditions Flammarion.
- Fabian J., 2006, Le temps et les autres. Comment l’anthropologie construit son objet. Toulouse, Éditions Anacharsis.
- Olivier de Sardan J.-P., 2008, La rigueur du qualitatif. Les contraintes empiriques de l’interprétation socio-anthropologique. Louvain-la-Neuve, Éditions Academia Bruylant.