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Même si elles demeurent largement dominantes à travers le monde et dans nos propres sociétés, les conventions du genre (masculin et féminin), étayées par un enracinement biologique, confirmées par les ritualités sociales et les représentations culturelles, contrôlées par l’état civil, et donc par l’État, sont aujourd’hui ébranlées. Le masculin et le féminin incarnaient deux essences immuables, dissymétriques au regard de la domination masculine, au fondement de la famille et des normes sexuelles, mais leur solidité s’effondre. Nombre d’hommes ou de femmes ont des comportements qui étaient traditionnellement associés à l’« autre » sexe. La féminité est multiple comme l’est la masculinité ; l’une et l’autre se déclinent en maints styles parfois contradictoires.
Un « troisième sexe » vient parfois défier la loi du genre : les différentes formes d’homosexualités brouillent le dualisme masculin-féminin. Les hermaphrodites ou les intersexués la subvertissent radicalement, car ils possèdent les attributs des deux sexes avec des organes trop mélangés pour attester d’une assignation précise. Ni homme ni femme et cependant l’un et l’autre. À leur corps défendant, ils subvertissent par leur anatomie les catégories socialement en usage. Le transsexualisme est une autre objection à la naturalité du sexe longtemps pathologisé par les instances médicales ou psychanalytiques. Chez les transsexuels, une contradiction tragique oppose leur anatomie et leur sentiment d’identité. Leur corps d’apparence féminin ou masculin contredit l’homme ou la femme qu’ils sont convaincus d’être et leur corps leur apparaît comme une prison. Un homme se sent femme, une femme se sent homme et leur aspiration est de transformer leur apparence anatomique pour se conformer au sexe qu’ils pensent être, surtout pour échapper à la souffrance de ne pas se sentir soi. Leur sexe « biologique » ne coïncide pas avec leur désir social de genre. Ils s’identifient comme homme (FtM) ou femme (MtF). Ils se sentent souvent en porte à faux avec le parcours médical qui s’impose à eux pour avoir le droit de « changer de sexe ». Leur malaise rappelle que la polarité masculin-féminin fondée sur le sexe est d’abord une convention sociale et culturelle, même si par ailleurs nombre d’entre eux tiennent au binarisme des sexes. En revanche, la mouvance transgenre traduit le refus des binarismes, notamment homosexuel/hétérosexuel, homme/femme, masculin/féminin, et affiche la volonté de problématiser les différences, de les multiplier plutôt que de les ranger dans des catégories stables et préétablies. Elle met en avant l’individu lui-même en considérant comme facultatifs et de toute façon à son initiative les caractères de genre et de sexe. Elle nait d’une volonté d’aller au-delà du travestissement et du transsexualisme, dans une sorte de récusation de la dualité des sexes, en jouant sur la frontière et en devenant impossible à cataloguer, en inventant d’autres manières d’être, d’autres formes corporelles.
Les conceptions traditionnelles du genre perdent leur allant de soi. L’hétérosexualité est devenue une forme de sexualité parmi d’autres, même si elle demeure largement majoritaire. Cette transformation profonde dérange ceux dont le sentiment d’identité est profondément enraciné dans une vision ancienne des genres, elle libère les autres qui se reconnaissent mal dans la nécessité de trouver leur place dans la dualité, mais elle n’affecte guère une majorité de nos contemporains pour lesquels ces jeux de différence relèvent surtout de la libération de l’individu et d’un choix intime. Comment construire sa différence personnelle dans une société où tous les freins qui entravaient l’émancipation individuelle volent en éclat ? Telle est la question éminemment contemporaine à laquelle Thierry Goguel d’Allondans s’attache à répondre au fil de cet ouvrage passionnant. La libre disposition de soi incite à rompre avec les contraintes intérieures ou sociales et à affranchir son désir, à expérimenter d’autres manières d’être non plus dans la culpabilité mais dans la jouissance de soi. Il importe alors de se déprendre des valeurs dominantes qui imprègnent parfois le jeune LGBTI lui-même, qui considérait l’hétérosexualité comme la seule identité possible et le dualisme des genres comme un fait irréductible. Cette zone de turbulences à franchir pour devenir soi et s’affirmer dans l’identité de genre et dans la sexualité désirées est justement la matière de ce bel ouvrage sensible et documenté, fondé sur de nombreux entretiens dans toute la France, qui vise à une exploration méthodique des mondes gay, lesbien, bisexuel, transgenre ou intersexe. Thierry Goguel d’Allondans, anthropologue et travailleur social, prolonge ainsi de manière spécifique un livre antérieur, Les sexualités initiatiques. La révolution sexuelle n’a pas eu lieu (2005), où il explorait avec finesse les « premières fois » de la sexualité. Mais il s’attache cette fois à des jeunes dont l’entrée dans la sexualité a été en porte à faux avec ce qui reste de prégnant dans les normes de genre et d’hétérosexualité.
Nos sociétés s’ouvrent désormais largement au relâchement des contraintes de genre et à la pluralité sexuelle. Le mariage pour tous entre dans la législation de nombreux pays et il en est de même de la possibilité d’adoption pour des couples de même sexe. Des lois répriment les discriminations liées aux identités de genre ou aux orientations sexuelles. Les jeunes générations LGBTI jouissent aujourd’hui d’une marge de manoeuvre impensable encore pour la génération de leurs parents qui vivaient parfois leur singularité comme une anomalie, dans la peur du regard des autres. Certes, la généralisation serait abusive : nombre de pays résistent à ces avancées et développent une homophobie ou une transphobie allant parfois jusqu’à la mise à mort ou l’emprisonnement. Même dans nos sociétés occidentales, il est difficile d’oublier cette haine de la différence qui accompagnait les manifestations des opposants au mariage pour tous en France, il y a quelques années. Une « communauté d’intérêts, fondée sur l’opprobre jeté sur eux par les tenants d’une hétérosexualité normative », écrit Thierry Goguel d’Allondans (p. 23) dans le sillage de Didier Éribon. Si les sciences sociales affirment de longue date l’arbitraire des définitions du genre ou des formes de sexualité, leur relativité donc, d’autres disciplines, à commencer par la psychanalyse, n’ont cessé de poser une norme impérative et de pathologiser tout ce qui déroge au lot commun. La découverte intime d’une sensibilité dérogeant aux normes hétérosexuelles et au binarisme des genres est souvent un moment de désarroi, comme l’atteste la sursuicidalité des personnes homosexuelles ou bisexuelles. Nombre de jeunes LGBTI partagent à contrecoeur et à contrecorps des valeurs inhérentes à leur société. Ils vivent dans la honte le sentiment de leur différence, leur attraction pour le « même » sexe ou leur sentiment d’une anatomie en contradiction avec leur personne. Ils en souffrent et parfois se perdent dans une quête éperdue de normalité en se contraignant à une existence sociale en opposition avec leurs désirs les plus puissants. La première rencontre sexuelle est une épreuve de vérité. « Elle peut être libératrice ou dévastatrice, extraordinaire ou banale, en fonction de bien des paramètres », écrit l’auteur (p. 210). Des témoignages contrastés se succèdent et donnent sensibilité et chair à des parcours de vie souvent meurtris.
Pour Thierry Goguel d’Allondans, les jeunes LGBTI passent par trois mondes sociaux distincts où s’enchevêtrent à la fois des valeurs sociales et culturelles, des singularités individuelles et des imaginaires collectifs et dont la constellation peut être propice ou néfaste, selon les circonstances. Le premier monde est celui de l’environnement social et familial. Il est donné au jeune à sa naissance ; il grandit dans une famille particulière et dans un milieu porteur de croyances religieuses, de valeurs. D’une phrase forte, l’auteur résume un parcours assez commun des LGBTI : « La non-conformité de l’enfant passe pour une gaminerie, chez l’adolescent pour une passade, chez l’adulte pour une perversion » (p. 47). La révélation par ces jeunes de leur inclination en rupture avec les conventions sociales et les attentes de leurs parents amène à des situations contrastées selon les familles et le voisinage. Certains sont violemment rejetés, « symboliquement mis à mort » par leurs proches, comme Julia, étudiante en sociologie, MtF, transformiste, transgenre qui vit une période d’anorexie et tente par trois fois de se tuer ; d’autres sont au bord de la rupture et survivent grâce à l’affection de l’un de leurs parents, leur mère ou leur père ; d’autres connaissent des moments de turbulences entre rejet et acceptation. Beaucoup sont ambivalents envers le coming out et hésitent ou renoncent ou ne se sentent pas concernés. Ludivine écrit une lettre à ses parents, n’osant pas leur parler. La mère de Stéphanie s’inquiète pour sa fille et lui conseille de « faire semblant » pour ne pas s’exposer à la violence. Certains n’ont pas la moindre difficulté dans leur famille. En revanche, d’autres vivent des moments particulièrement douloureux. Ainsi quand Alexis annonce son homosexualité à son père : « Je sais que pour lui, ça a été la fin du monde, entre guillemets, quand je lui ai annoncé » (p. 152). Et certains enfants sont mis à la porte par leurs parents.
Le second monde renvoie aux turbulences du passage adolescent, ce moment d’ouverture à l’autre, de naissance du désir, associé à un corps qui change, à des relations aux parents et aux pairs qui se renouvellent. Il est non moins redoutable puisqu’il est la confrontation à l’espace public, à l’autre. Nombre de LGBTI ont vécu des périodes pénibles de moquerie, de harcèlement, de stigmatisation. Les témoignages donnés par les personnes interviewées sont éloquents en la matière, malgré les soutiens apportés par SOS Homophobie, des lieux d’hébergement comme Le Refuge ou d’autres associations françaises. Certains environnements sociaux sont plus intolérants que d’autres et impliquent également la permanence du regard des autres qui ne cessent de juger. Certes, la plupart trouvent leur voie et apprennent à se protéger pour ne plus se rendre vulnérables.
Le troisième monde est celui de l’engagement dans une condition d’existence et d’affirmation de soi : les combats intimes, et souvent à l’encontre des autres, pour s’affirmer dans une identité de genre et une sexualité choisies en dépit, parfois, des difficultés ou de la violence envers soi ; les lieux de vie qui instruisent des sortes d’hétérotopies pour aller au bout de ses désirs.
Les dérogations trop visibles aux normes de genre ou à la sexualité hétéronormée induisent parfois le discrédit social, le mépris, le rejet ou la violence par une sorte de crainte de la contamination. Beaucoup de jeunes LGBTI migrent vers les grandes villes où ils sont moins exposés au regard des autres et où ils trouvent éventuellement des formes de sociabilités où ils s’épanouissent. L’auteur intègre les ambivalences ou les ambiguïtés des différents parcours, les souffrances parfois, ou les joies souvent, la force de caractère qui s’impose pour accepter d’être soi et la violence familiale et sociale qu’il a parfois été nécessaire d’affronter. Mais Thierry Goguel d’Allondans y insiste : « La majorité des jeunes LGBTI que nous avons rencontrés ont vécu, vivent et, sans aucun doute vivront des sexualités épanouies. Mais sur des chemins moins balisés que les chemins hétéronormés, des risques, non spécifiques mais plus fréquents, subsistent » (p. 113). Ados LGBTI… est un livre important pour mieux comprendre une problématique contemporaine et mieux saisir aussi les joies et les souffrances d’une population encore en marge, mais qui accède peu à peu à la reconnaissance.
Parties annexes
Référence
- Goguel d’Allondans T., 2005, Les sexualités initiatiques. La révolution sexuelle n’a pas eu lieu. Paris, Belin Éditeur.