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Introduction

Depuis l’implémentation d’une agriculture capitaliste moderne, le secteur agricole a souvent été caractérisé, dans nombre de pays, par une main-d’oeuvre saisonnière étrangère soumise à des conditions de travail et de vie particulièrement restrictives. Déjà au XIXe siècle, Max Weber, en analysant le recrutement saisonnier de la main-d’oeuvre agricole polonaise dans les territoires prussiens, soulignait la volonté des employeurs de maintenir une gestion patriarcale du travail, alors que l’exploitation moderne avait mis un terme au partage d’intérêts de l’organisation sociale précédente (Weber 1986 [1905] : 65). Par ailleurs, le célèbre Bracero Program, instauré entre 1942 et 1964 aux États-Unis, avait été défini par ses opposants comme une forme de « colonialisme du travail agricole » (Calavita 1992, notre traduction). Or, le Canada ne fait pas d’exception. Car, depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale, les politiques migratoires canadiennes ont joué un rôle fondamental dans le recrutement et la discipline de la main-d’oeuvre agricole.

En effet, entre la fin des années 1960 et le début de l’année 1970, le Canada a créé, par le biais d’accords bilatéraux, le Programme pour les travailleurs agricoles saisonniers (PTAS), pour permettre au patronat canadien d’embaucher des ouvriers originaires des Antilles et du Mexique. Depuis la décennie 2000, ce système d’embauche a pris de l’ampleur avec son extension à d’autres secteurs de production, mais aussi avec la création de deux nouvelles rubriques de recrutement pour le secteur agricole, à savoir : le « volet agricole » et le volet « des professions peu spécialisées – volet agricole ». Ces deux secteurs ne prévoient pas d’accord entre les États, même si pour le « volet agricole », certains pays sont spécifiquement visés comme, par exemple, le Guatemala.

Dans le cas du Québec, malgré l’existence décennale du PTAS, le recours constant à la main-d’oeuvre agricole saisonnière a commencé dans les années 1990, mais s’est développé avec célérité. Selon les données de la Fondation des entreprises pour le recrutement de la main-d’oeuvre étrangère (FERME), ce sont environ 1 000 demandes qui ont été traitées en 2015, comblant 10 305 postes avec la main-d’oeuvre agricole saisonnière. Celle-ci était constituée de 52 % de personnes d’origine mexicaine embauchées par le PTAS ; de 45 % de personnes d’origine guatémaltèque embauchées par le volet agricole ; les 3 % restants provenaient des Antilles, du Honduras et du Nicaragua (FERME 2015).

En dépit de certaines différences entre les trois voies d’embauche existantes, pour ce qui est des pays visés, ces trois aspects (remboursement du logement, du voyage et durée de la saison) se caractérisent tous par des contraintes qui affectent négativement les conditions de vie et de travail de la main-d’oeuvre agricole saisonnière au Canada, et qui répondent aux exigences imposées par l’actuel régime agroalimentaire globalisé. Ces conditions ont été examinées par plusieurs auteurs, qui ont mis en lumière les niveaux de vulnérabilité auxquels cette population saisonnière fait face. Tout d’abord, ce genre de travailleurs demeure structurellement en situation de désavantage dans la relation avec le patronat[1]. Nombre de recherches ont dénoté le caractère « non libre » de ce type de main-d’oeuvre. Car, à cause de contrats nominatifs, les ouvriers et les ouvrières agricoles ne seraient pas en mesure de changer d’employeur et d’être mobiles dans le marché de travail canadien (Satzewich 1991 ; Basok 1999, 2002 ; Sharma 2006). En outre, dans les cas problématiques, comme une contestation ou un accident, le patronat a souvent recours à la déportation ou plus simplement à la menace de déportation (Basok et al. 2014). L’éventualité de la déportation est également une indication de la fragilité de la main-d’oeuvre par rapport au statut migratoire. En effet, le statut de travailleur et travailleuse agricoles saisonniers, en plus de les soumettre à une éventuelle déportation, ne garantit jamais aux travailleurs leur retour l’année suivante et les empêche également d’accéder à la résidence permanente, à la différence par exemple de la main-d’oeuvre migrante qualifiée, ce qui crée de fait un système de migration à deux vitesses (Piché 2012).

À cette double vulnérabilité déterminée par le contrat de travail et le statut migratoire, il faut ajouter celle de la santé de la main-d’oeuvre, une forme de vulnérabilité qui peut être définie comme « structurelle » (Quesada et al. 2011 ; Hennebry et McLaughlin 2012 ; Holmes 2013), car elle est le résultat de l’imbrication des conditions socioéconomiques et légales des ouvriers agricoles. Les conditions de vie dommageables – voir par exemple l’isolement et les barrières linguistiques (Basok 2002 ; Mc Laughlin 2009) ou l’état des logements (Smart 1998 ; Gallié et Burbeau 2014) –, conjuguées aux conditions de travail – notamment l’intensification et la durée des journées de travail (Basok 2002 ; Hennebry 2006 ; Preibisch 2011 ; Castracani 2014) ou encore l’accomplissement de tâches dangereuses sans les protections adéquates, comme dans l’usage des pesticides (Bolaria 1992 ; Mc Laughlin 2009 ; Otero et Preibisch 2010) – exposent particulièrement la main-d’oeuvre saisonnière à des accidents et maladies de travail (Bolaria 1992 ; McLaughlin 2009 ; Hennebry et McLaughlin 2012 ; Gravel et al. 2014).

Face à ces nombreuses sources de vulnérabilité et aux contraintes imposées, il n’est pas surprenant que plusieurs chercheurs et activistes aient défini ce type de recrutement comme une forme de « servitude transitoire » (Walia 2010), « d’esclavage moderne » (Jacob 2015) ou de « travail non libre ». Dans cet article, nous prenons bien en considération ces conditions imposées par les programmes et partageons les critiques de la littérature qui les a analysées. En même temps, nous proposons d’aborder la question sous un angle différent qui tient compte, face aux formes de vulnérabilité qui affectent la catégorie dans son ensemble, des diverses variantes d’interaction entre patronat et travailleurs temporaires. Ce point de vue se veut plutôt complémentaire aux résultats apportés par la littérature citée, dans le but de mieux déchiffrer les logiques sociales de cette main-d’oeuvre traversée par des types de vulnérabilités distincts et qui met en oeuvre des stratégies de stabilisation au sein de relations avec le patronat qui sont asymétriques.

Méthodologie

Notre propos s’appuie sur les recherches respectives des deux auteurs sur les programmes de migration temporaire visant à embaucher la main-d’oeuvre agricole au Québec. Tout d’abord, les auteurs ont mené individuellement des entrevues narratives ou semi-dirigées au Québec, avec les travailleurs migrants temporaires provenant du Guatemala et du Mexique ; et avec les producteurs et les représentants institutionnels qui ont un rôle nodal à jouer dans le recrutement. Si le contact avec les représentants institutionnels a été le résultat de demandes formelles, dans le cas des travailleurs et des producteurs, la prise de contact n’a pas été le résultat d’une stratégie précise mais a plutôt été diversifiée, selon les opportunités rencontrées au moment des enquêtes réalisées sur le terrain. Les entrevues se sont poursuivies par la suite grâce à la méthode de la boule de neige.

Nous nous appuyons aussi sur les recherches menées par Pantaleón au Mexique et au Canada avec les travailleurs, et sur les expériences de observation participante de Castracani[2] dans le cadre des activités d’une association de soutien pour les travailleurs migrants, l’Association des travailleuses et travailleurs étrangers temporaires (ATTET), mais également à titre d’ouvrier agricole, embauché à la journée dans quatre différentes fermes québécoises au cours de l’été de 2014[3], dans les régions des Laurentides et de Lanaudière. Les situations choisies pour cet article se sont déployées dans des petites entreprises agricoles où le recrutement à l’international concerne au maximum quinze ouvriers agricoles saisonniers. Les employeurs étaient toujours en contact avec la main-d’oeuvre, du fait qu’ils habitent près des lieux de travail et organisent et contrôlent directement la production.

Le croisement entre confiance et compétence

Au fur et à mesure que nous avancions dans nos recherches, la démarche inductive nous a amenés à prendre en considération les différentes possibilités qui caractérisent la relation personnelle. La littérature canadienne a davantage exploré le cadre juridico-légal et ses effets sur l’expérience des travailleurs. En revanche, la relation personnelle, sauf en de rares exceptions (Basok 1999 ; Hennebry 2006), n’a pas été explorée, ou a été qualifiée simplement de « paternaliste », sans que ne soient questionnés ni les variantes internes à ce type de relation, ni les enjeux qui l’orientent. Comme le note Tanya Basok (1999), le cadre juridico-légal n’est pas suffisant pour obtenir que les salariés se disciplinent, d’où l’importance de prendre en considération l’articulation entre le cadre juridico-légal et les relations personnelles (Lamanthe 2011).

Le cadre juridique qui règle l’échange crée des conditions de proximité qui rendent la relation personnelle fondamentale dans la compréhension des rapports. Du fait que les travailleurs habitent sur les mêmes lieux de travail, la relation entre employeur et employés dépasse le simple rapport professionnel. À titre d’exemple, compte tenu de l’impossibilité de se déplacer facilement, parfois même pas en vélo, les travailleurs sont dépendants de l’employeur pour aller faire leurs courses de la semaine au supermarché. Le contrôle des employeurs envahit l’espace et le temps privés des travailleurs, questionnant l’état de propreté des appartements ou la consommation d’alcool. C’est donc dans cet espace social de proximité et de dépendance personnelle, établi par les règles des programmes, que les sentiments comme la peur, la confiance, l’honneur assument un rôle fondamental dans l’orientation des relations, à l’instar d’autres cas étudiés auparavant par la littérature comme dans les plantations de canne de sucre dans le Nord-Est brésilien (Palmeira 1977 ; Garcia 1989 ; Heredia 1989 ; Sigaud 1996) ou encore dans les champs de coton en Andalousie (Combessie 1982).

En effet, la proximité entre main-d’oeuvre et patronat et le fait de vivre sur les lieux mêmes du travail déterminent finalement le passage de l’évaluation des compétences professionnelles à celle d’ordre moral. Ainsi, le « bon travailleur », c’est-à-dire celui qui mérite la confiance de l’employeur, est aussi le « bon père de famille » (Castracani 2016) qui mène une vie austère au Québec, sans gaspiller l’argent gagné (Pantaleón 2015, 2016) ; ou le travailleur qui se soucie des problèmes de l’entreprise, comme si elle était encore une entreprise familiale et qu’il en était un membre. La relation personnelle est donc orientée tant par les obligations productives que par l’économie morale. Le but visé à ce niveau étant de voir comment celle-ci, en relation avec les compétences professionnelles qui répondent aux nécessités productives, peut agir comme ressource à laquelle les travailleurs font appel, en essayant de rendre moins dures les conditions de vie et de travail au Québec ; et peut agir également sur leur espoir d’être confirmés par leur réembauche l’année suivante, dans un contexte de vulnérabilité manifeste.

Pour systématiser les possibles variantes de la relation personnelle entre main-d’oeuvre et patronat, et en tenant compte tant de l’évaluation professionnelle que de l’évaluation morale, nous faisons appel à des ressources « techniques » et « symboliques ». Par ressources techniques, nous entendons les compétences accumulées dans le cadre de l’expérience du programme, comme par exemple un habitus économique (Pantaleón 2011) qui permet la maîtrise des dispositifs financiers de transfert d’argent, et plus généralement des compétences utilisables au travail, qui rendent les travailleurs aptes à faire face à une diversification des tâches (Castracani 2014). Par ressources symboliques, nous entendons les valeurs, et en particulier la confiance, qui marque la différence dans l’évaluation morale entre le « bon » et « mauvais » travailleur.

Des variantes de relations à la ferme

Articulant les deux types de ressources, nous proposons quatre variantes de relation : la première variante est celle de l’expertise confiante, caractérisée par des qualifications professionnelles, ainsi que par la confiance envers le travailleur ; la deuxième variante, que nous appelons « relation de confiance personnelle », se caractérise par la confiance de l’employeur à l’égard du travailleur, même quand celui-ci n’a pas de compétences particulières ; la troisième variante est celle de « l’expertise méfiante », qui indique une relation de méfiance, à cause de certaines compétences reconnues à des travailleurs, mais qui ne sont pas mises au profit de l’entreprise ; finalement, la dernière variante, et la plus courante, est la « relation anonyme » où l’employeur ne reconnaît aucune spécificité, ni positive ni négative, à sa main-d’oeuvre.

Ces variantes ne reflètent pas quatre types d’entreprises, car dans la même ferme nous pouvons avoir plusieurs variantes dans les relations, et c’est justement la différence de relation qui favorise l’organisation et la domination dans le travail. Comprendre cette articulation des ressources, en regardant comment elles sont mises en avant par les différents acteurs dans les relations au quotidien et comment elles interagissent comme normes stabilisatrices dans un contexte totalement instable, est un angle d’analyse déterminant pour mieux comprendre le contrôle du travail dans les fermes québécoises. L’attention portée aux différents schèmes de relation personnelle s’intègre aux études sur les contraintes légales et économiques qui figurent déjà dans la littérature sur la définition du caractère servile de la relation capital-travail.

La relation d’expertise confiante

« Il est venu jusqu’au logement pour s’excuser », me confie Guglielmo, fier de la conclusion de son altercation avec Pierre, son employeur. Guglielmo est un travailleur mexicain embauché par le biais du PTAS. Il en est à sa dixième temporada au Québec, chaque fois pour six mois. Pendant la pause, nous parlons de Pierre, car tout le monde se plaint de la manière dont il a parlé à un travailleur embauché à la journée, renvoyé à Montréal après une demi-journée. Guglielmo me dit que ce n’est pas la première fois que Pierre crie de cette façon sur les employés :

Une fois le propriétaire a crié même à moi comme avec le garçon ce matin, je n’ai pas pu le tolérer, je lui ai dit « fuck you », j’ai arrêté de travailler et je suis rentré au logement. Après 10 minutes, il est venu me voir. Il s’est excusé. Il a commencé à me dire « Comprends-moi ! Je suis pressé par la production. Je ne te voulais pas ! Tu comprends ! ! ? » J’ai décidé alors de reprendre le travail, mais l’année prochaine je voudrais changer de ferme.

Guglielmo raconte cette anecdote avec orgueil, car il a obligé l’employeur à s’excuser. Guglielmo n’a pas tort de se considérer comme très utile. Au cours des temporada, année après année, Guglielmo a appris le français et devint au fil du temps indispensable dans l’organisation de Pierre.

Dans le but d’augmenter sa production, Pierre avait acheté un nouveau terrain dans un village à côté, où il cultive des choux fleurs. Sa main-d’oeuvre est constituée de cinq travailleurs mexicains recrutés par le PTAS qui interviennent dans toutes les phases de la production, de la préparation du terrain à la récolte, et une quinzaine de travailleurs embauchés à la journée pendant les mois de la récolte. Dans l’économie de l’entreprise, Guglielmo est devenu central. Pierre se partage entre son ancien et principal terrain où il habite, et le nouveau terrain. Le matin, il vient contrôler la main-d’oeuvre recrutée à la journée, l’après-midi il retourne chez lui, laissant Guglielmo le remplacer le matin dans le terrain principal et l’après-midi dans le nouveau champ. Comme Guglielmo a appris le français, il est en mesure d’interagir avec la main-d’oeuvre journalière, en majorité francophone. Et comme il fait bien son travail, cela lui permet de diriger l’équipe à bon escient.

Le cas de Guglielmo représente le genre de relation entre l’employeur et un travailleur que nous qualifions, de fait, d’« expertise confiante ». Cette relation s’appuie sur une double qualification du travailleur, professionnelle et personnelle. Dans le paysage du travail agricole au Québec, la figure de Guglielmo n’est pas une exception. En effet, plusieurs travailleurs ayant participé au programme, année après année, ont cumulé des aptitudes, tant au niveau du travail qu’au niveau de la confiance personnelle, au point où les différents employeurs leur confient des tâches avec responsabilités. Certains travailleurs ont par exemple le droit de conduire la voiture de l’employeur pour accompagner l’équipe au supermarché, tandis que d’autres, du fait de la confiance établie avec l’employeur, ont été formés pour obtenir des permis de conduire pour les véhicules agricoles ou même les bus, et se chargent de la supervision du groupe et de la médiation entre les autres travailleurs migrants temporaires et les employeurs. Il s’agit ici d’une relation caractérisée par une importante ressource technique et par un niveau de confiance très élevé, qui se concrétisent pour le travailleur dans un capital symbolique, lequel lui permet de se différencier auprès des autres collègues, mais pas dans un capital économique, car ils continuent de gagner le salaire minimum.

La relation de confiance personnelle

La relation d’« expertise confiante » est basée tant sur une qualification professionnelle que sur une qualification individuelle et elle rend les travailleurs particulièrement importants dans les logiques de production. Cependant, nous avons également un autre type de relation, qualifiée de « favorable »[4] qui n’est pas nécessairement caractérisée par des compétences professionnelles particulières, mais qui repose sur une estimation personnelle du travailleur, liée à des raisons diversifiées telles que : la rigueur au travail, le comportement austère dans les temps libres, et d’autres dynamiques singulières d’interaction. Ce type de relation considéré comme une relation de « confiance personnelle ».

Elwin, par exemple, un jeune travailleur guatémaltèque, pouvait compter sur ce type de relation dans la ferme où Castracani l’a rencontré. Dans cette entreprise agricole, Elwin et Castracani faisaient la récolte de concombres par à l’aide d’un char traîné par un tracteur. Les travailleurs étaient allongés sur le char avec les bras tendus sur le terrain. Pendant que le tracteur avançait, les travailleurs devaient détacher les concombres et les jeter devant eux, dans un convoyeur déposant les concombres directement dans des boîtes en bois. Cependant, l’employeur avait décidé de placer certains travailleurs derrière le char, debout, pour vérifier que les travailleurs allongés ne laissaient pas trop de concombres derrière eux. Évidemment, cette tâche était beaucoup plus agréable que le travail allongé, car les travailleurs ne se retrouvaient pas dans une position inconfortable et n’étaient pas trop pressés par la vitesse imposée par le tracteur. À cette tâche était également attachée une sorte de pouvoir, car les reproches du propriétaire aux travailleurs étaient souvent fonction des observations des travailleurs placés derrière et de la bonne volonté de ces derniers à récupérer les concombres abandonnés. En conséquence, se voir confier cette mission était considéré comme une sorte de privilège pour les travailleurs, même parmi les travailleurs embauchés à la journée, qui avaient rapidement compris l’importance de pouvoir se placer derrière.

Elwin avait presque le même âge que le fils du propriétaire, Marc, qui dirigeait souvent les opérations à la place de son père. Cela favorisait leur interaction, à la différence, par exemple, de la relation entre Marc et les travailleurs plus âgés. Bien qu’ils ne parlaient pas la même langue, Marc et Elwin s’entendaient bien et souvent ils rigolaient ensemble. En outre, Elwin habitait dans le même bâtiment que le fils du propriétaire, en compagnie des autres travailleurs guatémaltèques, c’est-à-dire au sous-sol ; ils pouvaient ainsi se croiser même pendant leurs temps libres. Elwin était donc devenu un repère pour Marc lorsqu’il fallait passer des communications au groupe d’ouvriers saisonniers. Elwin se distinguait pour ses initiatives visant à simplifier le travail des employeurs. En effet, c’était à lui que revenait la responsabilité de remplir le bidon d’eau, pour toute l’équipe de travail, même pour les travailleurs embauchés à la journée. C’est ainsi qu’Elwin, grâce à sa conduite et à son rôle d’intermédiaire entre le groupe et le fils du propriétaire, était habituellement placé derrière, à contrôler le travail des collègues allongés sur le char.

Ce type de relation n’est pas caractérisé par une qualification professionnelle particulière, si on compare les qualifications d’Elwin avec celles des autres travailleurs, notamment les travailleurs migrants temporaires. Cependant, elle est caractérisée par une qualification personnelle d’Elwin, une sorte de confiance ou d’appréciation de sa conduite, qui lui permet de gagner un petit capital symbolique et de rendre ses journées de travail légèrement moins pénibles que celles de ses collègues. Ce type de relation a été observé à plusieurs reprises. Au cours des entrevues, les travailleurs soulignaient souvent la préférence de leurs employeurs ou superviseurs envers certains travailleurs plutôt qu’envers d’autres. Cela pouvait se manifester par l’attribution d’un nombre plus grand d’heures de travail qui leur permettait de gagner plus, ou par l’attribution de tâches moins lourdes, comme dans le cas d’Elwin. Cette préférence pouvait s’appuyer sur l’appréciation du comportement au travail des ouvriers agricoles lors de leur séjour au Québec, ou encore sur le niveau de confiance qui se construisait au fur et à mesure des séjours, lorsque par exemple un travailleur rapportait à l’employeur les dynamiques internes au groupe des travailleurs migrants temporaires. Ce type de relation peut aboutir à une relation d’expertise confiante lorsque l’employeur veut former le travailleur (exemple du permis pour les véhicules agricoles), et lui confier des tâches plus importantes. Cette relation de confiance peut par contre se rompre facilement, si le travailleur ne se comporte plus comme l’employeur ou le superviseur le souhaite, ou encore doit faire face à un évènement imprévu (accident du travail, par exemple) qui peut le placer dans une situation indésirable.

La relation d’expertise méfiante

Pour accéder aux deux programmes, les candidats doivent correspondre à un profil particulier. Ils doivent avoir des expériences de travail dans le secteur agricole et provenir de zones rurales. Selon les règles d’embauche, les diplômes sont considérés comme un élément « discriminatoire » pour entrer dans le programme. Sur le site mexicain de la Secretaría del Trabajo y Previsión Social, par exemple, on peut lire concernant le PTAS que les travailleurs doivent avoir atteint au maximum la première année de preparatoria, c’est-à-dire neuf ans d’école au total, pour entrer dans le programme. Dans le cas du volet agricole, les conditions sont similaires. Cela est justifié par le caractère « humanitaire » présumé de ce type de programmes, qui devraient constituer une forme de soutien aux plus démunis, même si dans la réalité cela se traduit par une plus grande vulnérabilité de la main-d’oeuvre (Lara et Pantaleón 2015 ; Lara et al. 2015).

Comme le soulignent certains travailleurs, ces règles formelles sont parfois contournées par des rapports informels basés sur des échanges de faveurs. C’est ainsi que la présence des travailleurs migrants temporaires ne correspond pas exactement au profil défini par les critères d’embauche. Le cas des travailleurs diplômés en est un exemple tangible. Leur recrutement détermine souvent la méfiance des producteurs qui se sentent menacés par la présence de travailleurs avec beaucoup d’années d’études, craignant notamment que ces derniers puissent interagir avec les syndicats. Enrico, un travailleur guatémaltèque temporaire d’une serre québécoise, avec plusieurs années d’expérience approuvée dans le programme, souligne cet aspect dans son entrevue : « Il y avait un garçon qui travaillait bien, mais les superviseurs ne le voulaient pas parce qu’il étudiait à l’université, alors ils l’ont renvoyé au Guatemala ».

Si le diplôme peut donc être une raison pour être déporté, certaines qualités non certifiées par le diplôme peuvent aussi être problématiques. À titre d’illustration, Enrico décrit son rapport difficile avec sa responsable, qui lui attribue une perspicacité particulière :

La contremaîtresse ne me voulait pas. Elle disait que j’étais différent des autres, parce que je comprenais tout rapidement et qu’elle me surveillait. Elle m’avait dit aussi qu’elle préférait des gens avec maximum trois ans d’école.

Aussi, la maîtrise de la langue peut devenir une source de méfiance. Si dans le cas de Guglielmo, maîtriser la langue a été une ressource, cette connaissance peut poser un problème si elle est généralisée à toute la main-d’oeuvre. C’est le cas, rapporté par Kerry Preibisch et Leigh Binford (2007), du virage des producteurs ontariens vers les travailleurs mexicains par exemple, au détriment des travailleurs des Caraïbes. Parmi les raisons invoquées, il y avait des raisons linguistiques, les travailleurs des Caraïbes maîtrisant l’anglais et pouvant se plaindre de leurs conditions. De façon similaire, au Québec, les Mexicains urbains sont de plus en plus remplacés par d’autres issus des provinces, avec une composition en majorité d’autochtones, et par des Guatémaltèques, dans le but de limiter leurs liens avec la communauté locale (Lara et Pantaleón 2015 ; Pantaleón 2015).

Les employeurs, sauf pour des cas particuliers, préfèrent des travailleurs qui n’ont pas de diplôme secondaire et ne montrent pas de qualités particulières qui puissent être directement mises à profit au travail. Lorsque les employeurs font face à un type de travailleurs plus scolarisés, leur relation est qualifiée d’« expertise méfiante », car ce derniers possèdent des connaissances qui, au bout du compte, inquiètent les employeurs. Pourtant, ce type de relation peut se transformer en une relation d’« expertise confiante » lorsque l’employeur est fier du travailleur et essaie mettre à profit son savoir, son savoir-être et son savoir-faire dans des tâches plus importantes dans l’entreprise.

La relation anonyme

Le dernier type de relation considéré ici entre travailleurs et employeurs est en fait le plus commun. Par « relation anonyme », nous entendons par là que l’employeur ne connaît pas du tout ses travailleurs, même s’il travaille au quotidien avec eux ; il ne les qualifie pas individuellement, ni positivement (confiance) ni négativement (méfiance). En outre, sur le plan du travail, il ne reconnaît pas à ses travailleurs des compétences particulières et les considère comme une simple force de travail déqualifiée. Ce type de relation est commun, car la politique migratoire mise en place vise à recruter une force de travail sans considérer le travailleur comme être social (Morice 2004). Cette approche est donc assumée par les employeurs, et elle est visible dans leurs relations avec les travailleurs.

Dans l’une des entreprises dans lesquelles nous avions travaillé, par exemple, nous avons pu remarquer que l’employeur, malgré le fait qu’il embauchait moins de 15 travailleurs, appelait seulement deux travailleurs par leurs noms. Pour appeler tous les autres, même individuellement, l’employeur utilisait simplement « amigo ». Le même employeur embauchait aussi bien des travailleurs mexicains que guatémaltèques, en même nombre approximativement, mais lorsqu’il devait faire référence aux travailleurs temporaires, il parlait de « Guatémaltèques », mélangeant les deux groupes, du fait que son entreprise avait commencé à utiliser le programme en 2007 en embauchant des travailleurs guatémaltèques. Et si pour l’employeur ces travailleurs pouvaient être interchangés à l’intérieur de son équipe, la même chose était possible à l’international, avec le remplacement d’anciens travailleurs par de nouveaux l’année suivante.

La relation anonyme ressemble à celle de la grande industrie où l’organisation du travail vise à marquer la rupture de la nature personnelle de la relation entre main-d’oeuvre et patronat, et d’ailleurs, dans le cas des entreprises agricoles au Québec, cette relation est très présente, notamment dans les entreprises plus grandes avec plus de quinze dépendants. Elle garde cependant un aspect invasif dans la sphère personnelle de la main-d’oeuvre. Malgré le caractère anonyme de la relation, l’employeur continue à prendre en charge les travailleurs en totalité, assurant toujours le logement sur les terrains ou à proximité de l’entreprise. Par le biais des superviseurs, il gère le transport de sa main-d’oeuvre pour les courses au supermarché et exerce un certain contrôle sur le temps libre et l’espace des travailleurs.

Conclusion

Dans cet article nous avons abordé les variantes en matière de relations personnelles qui peuvent s’instaurer entre main-d’oeuvre agricole saisonnière et patronat au Québec et au Canada. Ce type de main-d’oeuvre est sujet à diverses formes de vulnérabilité, que ce soit en matière de santé, de travail, de statut migratoire, qui rendent sa relation avec le patronat comparable à un rapport servile. Malgré cette condition commune à toute cette catégorie de travailleurs, nous avons exposé que certains d’entre eux peuvent bénéficier d’une forme d’autonomie vis-à-vis de leurs collègues, grâce à certaines compétences et qualités considérées comme utiles à la production et au rapport de confiance instauré avec l’employeur, résultat d’une conduite individuelle particulièrement docile.

Nous considérons que les programmes de recrutement analysés créent des conditions d’interactions qui ne seraient pas entièrement régulées par le contrat de travail, où le destin de la main-d’oeuvre dépend des évaluations, également d’ordre moral, du patronat. Les variantes relationnelles nous aident à comprendre les facteurs qui orientent la dépendance personnelle, comme la confiance, la sympathie, le soupçon, le mépris, et nous amènent à considérer davantage le comportement de la main-d’oeuvre, laquelle, en raison de l’immobilité matérielle dans le marché de travail et de l’insécurité de l’emploi saisonnier, est à la recherche d’une sorte de mobilité symbolique, aspirant à plaire aux employeurs pour stabiliser sa position.

On a vu l’importance que joue l’évaluation morale dans le contrôle et la hiérarchisation de la main-d’oeuvre. Dans un sens, la notion d’économie morale vient corroborer ces observations. Cependant, l’appel au concept d’économie morale ne vise pas ici à identifier les situations de rupture ou de révolte de la main-d’oeuvre comme dans les études classiques de Thompson (1971) ou de Scott (1976), marquées par une éthique de la subsistance. En revanche, ce travail a permis de mettre en lumière les définitions opérationnelles et locales de l’exploitation du travail en pointant le poids de l’expérience interpersonnelle et la modulation du seuil de tolérance (Fassin 2009) à l’exploitation vécue au coeur des relations asymétriques entre patrons et travailleurs migrants. Ces dépendances interpersonnelles (ou modes d’assujettissement, selon les termes de Garcia 1989) modèlent les comportements relatifs à la production, au régime et l’intensité du travail, mais aussi à la vie sociale générale à l’intérieur des fermes.

En même temps, certains questionnements liés à notre approche restent ouverts. Tout d’abord, ces variantes concernent particulièrement la relation verticale entre patronat et main-d’oeuvre, et ne prend pas en considération les relations horizontales entre collègues, ni leurs différences internes. Pourtant, les programmes favorisent de plus en plus la possibilité du choix des caractéristiques de la main-d’oeuvre, selon l’âge, le genre, le pays d’origine (Preibisch 2010), fragmentant ainsi la main-d’oeuvre.

Toutes ces variantes proposées se retrouvent dans la vie des fermes, au-delà de la composition spécifique de la main-d’oeuvre, car elles sont fonction de facteurs liés à la production, comme le besoin d’ouvriers qualifiés ou la nécessité de leur confier des tâches de responsabilité. Parallèlement à cela, nous estimons également qu’il est nécessaire d’approfondir davantage la typologie présentée ici en tenant compte de la fragmentation interne à la main-d’oeuvre. Comment, par exemple, les différences internes sont-elles mobilisées dans la compétition pour gagner la confiance de l’employeur ou acquérir des compétences ? Comment un travailleur qui a une relation d’expertise confiante avec l’employeur se rapporte-t-il à ses concitoyens ou aux autres groupes ?

L’autre aspect qu’il faudrait aborder davantage dans les études futures, c’est l’application de ces variantes dans des unités productives à échelle plus large. En effet, nos données concernent les petites et moyennes unités productives qui caractérisent le contexte québécois, où les employeurs participent eux-mêmes aux activités de travail, bien que plus souvent comme superviseurs. Est-ce que ces quatre variantes peuvent s’appliquer dans des entreprises avec des centaines de travailleurs et travailleuses et en l’absence des employeurs sur les lieux de travail ? Selon notre hypothèse, à confirmer par de futures études, ces variantes peuvent se retrouver également dans les unités productives de grande taille, où se produit un glissement de la relation personnelle entre main-d’oeuvre et employeurs vers la relation personnelle entre main-d’oeuvre et superviseurs.