Corps de l’article

Le paradigme réaliste-cartésien a réduit la notion d’environnement à une forme d’écologie naturaliste extrêmement pauvre – où les animaux deviennent ces organismes adaptés de manière déterministe à un ensemble de conditions objectives. Ici, la construction subjective de leur.s milieu.x est effacée. De même que la présence de notre propre espèce, et avec elle, les effets innervants de nos présences technologiques, architecturales et sociales. Dans ce modèle du monde, seuls les facteurs naturels opérants à l’intérieur d’un cadre évolutif réducteur sont admis, à son plus grand détriment…[1]

Lestel et al. 2014 : 126

Cela est arrivé comme suit : je chassais dans la jungle malaise, et j’ai vu quelque chose sur un arbre que je pensais bien être un grand singe ou un orang-outan. J’ai donc tiré sur l’animal et, à mes pieds, est tombé ce petit bébé encore dans les bras de sa mère, dont j’ai alors conservé peau et squelette. Depuis lors, j’essaye d’élever sa fille unique dans l’espoir qu’un jour je puisse, dans quelques jardins zoologiques, la présenter à la bonne société.[2]

Wallace 2015 [1855] : 14

D’abord, dire un peu de cette chaleur. Lourde, humide et moite, chaleur qui trempe et détrempe absolument tout ; les vêtements, l’air, la peau, le stylo qui prend des notes, la crème solaire qui dégouline, les bretelles du sac à dos. État sudorifique puissant qui place instantanément le corps humain, cortex compris, dans une tension lancinante et jette les bases d’un régime atmosphérique, physique comme psychique, d’autant plus saisissant qu’il s’empare ici d’un organisme qui, il y a quelques semaines encore, côtoyait des températures largement en dessous du zéro centigrade. Important donc, avant que d’entrer dans le registre conceptuel d’une métaphysique complexe, de rappeler, pour commencer, les puissances du simple climat. Sorte de puissances proto-environnementales si l’on veut, et qui renvoient ici à des gradients de température, d’humidité ou encore de luminosité, mais que l’on retrouve à l’oeuvre, opératoires comme opératrices, dans chacune des relations auxquelles s’intéresse notre article (mais dont on comprend qu’elles pèsent, de manière plus générale peut-être, sur l’ensemble des approches anthropologiques liées à la question du vivant). Soit, l’importance, pour toute formalisation d’ordre phénoménologique, de ce(ux) qui baigne(nt) et des modalités respectives d’affecter qu’un tel bain rend alors possible (ou non, ou plus). Ce qui revient à saisir, en même temps, le passage d’un bain à l’autre, tout comme les mouvements synchrones et asynchrones de ces enveloppements constants et qui permettent, selon des intensités toujours variables, des régimes durationnels à la fois concomitants et différentiels. Sorte de kudzu[3] étheréalisé, si l’on veut commencer d’entrer dans les méandres créatifs de ladite métaphysique complexe. En d’autres mots, insister, et pour commencer d’articuler notre propos, sur l’émergente multiplicité des expressions vitales qui s’avèrent relever d’activités perceptives, sensitives et créatives à la fois (et que nous dirons d’emblée, en suivant R. Ruyer, être irritantes, plutôt que simplement signifiantes, c’est-à-dire faites de signaux, de messages ou encore de bruits).

Un climat donc, dont on ressent ici, à Batu Putih, à la fois centre et bout du monde, l’écrasante et impérieuse souveraineté. Mais un climat dont on peine pourtant à expliciter, dans le détail d’une définition qui s’avérerait rapidement par trop catégorielle, la diversité. Diversité de composition, d’abord, et qui appartiendrait à des domaines croisés du savoir (à la fois météorologiques et géographiques, mais aussi culturels et psychiques). Transductivité des constitutions, ensuite, et qui renverrait alors à l’entrelacement constant et dynamique de ces formes de vies entre elles. Formes de vies qui, bien que n’habitant pas toutes de la même manière (c’est-à-dire, selon les mêmes vitesses, les mêmes intensités ou encore les mêmes Umwelten[4]) le climat en question, le partagent pour autant toutes.

Ainsi, il s’agit ici de prendre en compte non plus seulement des sujets ou des objets, des vivants ou des choses (ni même, d’ailleurs, de comptabiliser des participations d’acteurs et d’actants qui ne seraient alors qualifiés, et qualifiables, que du point de vue de leurs participations à différents régimes de subjectivités), mais bien plutôt de parler de régimes d’individuation, à la fois affectés et affectants, c’est-à-dire ouverts, toujours en jeu, en train de se jouer et de se faire, comme d’ailleurs de se défaire, puisque constamment rejoués.

C’est-à-dire que l’on ne pensera aucune ontologie possible sans relationalité active. Comme, d’ailleurs, nous ne saurions penser « l’anthropologue », sans préalablement (re)mettre en jeu une certaine pratique de l’anthropologie. Et que donc, il ne s’agira jamais complètement d’un anthropologue qui met les pieds sur un terrain et qui consigne, grâce à ces media dénommés stylo, feuille, enregistreurs audio et vidéo, ce qu’il voit, ressent et pense d’une réalité par définition inter-médiée – il aura fallu plusieurs avions, un ordre de mission, une grande quantité de courriels et de coups de téléphone pour arranger la visite ; de la planification et de la volonté donc, mais aussi du hasard, des circonstances, de la chance, et des astres qui décidèrent de s’aligner ou pas. Non, décidément, ni objet ni sujet. Quasi-objet, quasi-sujet, peut-être. Mais, quoiqu’il en soit, un jeu continu d’entités ouvertes en interaction constante, et qui ne sauraient être définies, ni même circonscrites sans, d’emblée, se voir déposséder de ce qui en constitue pourtant la quasi-essence, à savoir cette intégration dynamique, complexe et fragile au monde, à des mondes. Pluriversalismes. Pas un anthropologue et son terrain donc, mais bien un anthropologue qui devient, un anthropologue en train de se faire et de pouvoir se défaire, grâce au terrain, et le long d’un terrain lui-même en constitution, et dont cet article marque ici une forme de cristallisation.

Avant donc que de parler phénoménologie, redire, pour le bien rappeler, qu’il ne s’agit aucunement ici, dans cet article « scientifique », d’humains, d’animaux ou encore de jungles, de braconnages ou encore de l’odeur fétide de chairs trop rapidement décomposées. Mais plutôt de devenirs croisés ; d’existences humaines et animales certes, mais sans cesse baignées, recomposées, traversées d’autres existences, comme celles, par exemple, des bailleurs de fonds qui subventionnent le centre de recherche Danau Girang, celles d’un animal-totem dont il s’agit, pour les scientifiques de ce même centre, de cartographier à la fois les états et les devenirs, dans un contexte plus large où la jungle est l’« habitat naturel » de ces formes de vie scrutées – une jungle elle-même en constante transformation qui abrite un nombre important de pratiques agricoles, industrielles, de subsistances et d’exploitations commerciales, ancestrales ou contemporaines, empreintes d’Histoire et d’histoires, c’est-à-dire en tension, constamment en proie à toute une série de reconfigurations. Existences faites de connexions plus ou moins robustes, fragiles, résilientes ou encore répétées. Je veux dire que, sous l’effet de ce climat, les corps d’anthropologues, de biologistes, de léopards ou de pangolins ne sont déjà plus tout à fait les mêmes. À la fois sois, siens et propres, mais aussi autres, changeants, étranges et étrangers. Tout comme d’ailleurs, cette infinité d’autres corps, aériens, aquatiques, terriens, qui les contraignent et qui, tout en s’appartenant eux-mêmes, n’en demeurent pas moins partagés et… partageables (les sangsues, les moustiques et autres virus incarnant bien ici ce genre de ponts, d’échanges et autres emprunts). Voilà pourquoi c’est à toute une écologie croisée, faite d’êtres, d’étants et de devenirs, que s’intéresse d’abord et avant tout ce texte.

En effet, si ce qui baigne un corps joue à la fois le rôle d’interface, de source ou d’expression, alors le simple fait de respirer sous ces tropiques rappelle à l’habitant des forêts boréales que je suis ce qu’il oublie parfois un peu trop vite, et qui a pourtant trait à ce (ou ces) milieu(x) dont on se nourrit tous : point de vie sans rapports.

Des rapports qui prennent rapidement, à Batu Putih précisément, la consistance d’une enveloppe aéro-chthonienne et qui rappellent d’emblée au chercheur parachuté l’aménagement premier que sont ces proto-bulles à l’intérieur et à l’extérieur desquelles chaque organisme vivant tâche de se mouvoir, parfois d’évoluer – sachant ainsi (ou non) s’abriter, s’isoler et s’extraire, toujours en délimitant les contours d’un dehors et d’un dedans, contours plastiques donc, d’un monde propre qu’il faut alors apprendre à faire sien, mais aussi à partager ; monde, en somme, composé de ces différents régimes d’individuation (Sloterdijk 2011).

L’air climatisé s’échappe de la salle communale où nous attendons la pirogue, vaisseau aquatique qui en une heure de temps devrait nous transporter sur les rives isolées de la rivière Kinabatangan où se situe justement le centre de recherche que nous sommes venus visiter. De l’air climatisé, donc, comme point de départ. Et l’ébauche d’une climatosphérie distribuée pour aider à penser ce(ux) qui défini(ssen)t la singulière pluralité des existences vivantes. Jeu d’écumes qui propulsent, sur fond de moteurs (celui du climatiseur, du bus qui nous a déposés quelques heures plus tôt, de la pirogue qu’on attend) les vies sous, sur et dans l’air – et qui nous rappellent ce faisant ce qu’ambiant peut vouloir dire, et faire, et pourquoi il est important d’en rappeler les puissances génésiques.

Tectoniques des mo(n)des

Ambiances qui évidemment ne sont pas seulement humaines et qui sont aussi, ici, crocodiles, pangolines, léopardesques, varanes, océaniques ou encore palmières[5]. Nous sommes au nord de l’île de Bornéo, dans la province malaisienne de Sabah, dans ce petit village à majorité musulmane, coincé entre l’immense fleuve Kinabatangan et une modeste autoroute qui, depuis peu, emprunte le seul pont de la région. Grâce à une initiative locale de développement économique, un groupe d’employés s’affaire en cuisine. Dans quelques minutes, une trentaine de ressortissants japonais sont attendus pour un déjeuner « ethnique », inclus dans un forfait touristique où danses et musiques traditionnelles sont programmées. Tectonique des sociétés contemporaines oblige, nos coutumiers « bouts du monde »[6] sont composés de façon singulière. Sur un débarcadère de fortune que deux jeunes menuisiers finissent de clouer solidement se pressent ainsi les occupants d’un car nippon et leurs appareils photo, le chef du village costumé pour l’occasion, deux anthropologues canadiens, un primatologue d’origine française, et deux véhicules flambant neufs du Sabah Wildlife Rescue Unit offerts par le gouvernement américain, le tout sur fond d’appel préenregistré pour l’heure de la prière. De quoi nourrir quelques réflexions géoculturelles en attendant la pirogue qui doit nous déposer, à quelques dizaines de kilomètres de là, aux portes d’une station de recherche où des dizaines de scientifiques mesurent les conséquences, pour cette biodiversité locale réputée parmi les plus « riches »[7] au monde, de la déforestation massive dont est toujours victime le territoire insulaire. Déforestation commencée il y a maintenant plus de deux siècles, dans la foulée des colonisations hollandaise et britannique, avec le bois et le caoutchouc, et qui se poursuit aujourd’hui sur fond de culture intensive d’huile de palme.

Prendre la peine d’écrire (et de lire) tout cela, c’est entrevoir un peu de cette complexité qui travaille aujourd’hui en profondeur ces espaces géographiques, biologiques, politiques et culturels morcelés. Dans le cas de Batu Putih s’entrechoquent pêle-mêle sur un terrain déjà marécageux : un climat tropical, une faune et une flore parmi les plus anciennes et les plus diversifiées de la planète, un passé tribal et colonial violent, une actualité modernisatrice qui semble ne jamais cesser de creuser les inégalités sociales (il suffit pour s’en convaincre de considérer la misère palpable dans la plupart des villages adjacents et la richesse rapidement acquise qui se donne à voir dans les plantations voisines). Sans parler des mouvements de populations : il y a nombre d’immigrés clandestins, venus directement des Philippines, auxquels se mêlent aujourd’hui le restant de populations locales, populations déplacées et dont la plupart des jeunes essaient de tenter leur chance dans la grande ville. Population à laquelle se mêlent aussi scientifiques et humanitaires expatriés, anthropologues patentés et, bien sûr, quelques Japonais.

Figure 1

Batu Putih, Malaisie

Batu Putih, Malaisie
Crédit photo Laura Shine®

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Au coeur de ces espaces organiquement riches, historiquement chargés, culturellement en transition, politiquement instables et socialement mutants, évoluent ainsi des milliers de corps et autant d’expériences à la fois communément propres et singulièrement partagées. Complexité qui est à la fois diachronique, puisqu’héritée d’un passé chargé, et synchronique, puisque sans cesse en train de se défaire et de se refaire.

En se demandant comment concevoir l’étude des cultures humaines – sans se limiter à la seule vie des humains en société – l’anthropologie partage ici quelques-uns de ses questionnements contemporains (Pitrou 2014) avec d’autres disciplines, en particulier l’éthologie actuelle, qui se demande comment intégrer à son enquête d’autres dimensions que celles des seuls comportements animaux (Lestel et al. 2006). Or, face à ces problématiques épistémiques profondes (et sensibles), la phénoménologie offre d’importants arguments, en particulier celui d’une (co-)constitution des mo(n)des signifiants. Mondes kinabatangains et modes scientifico-techniques. Car, si l’histoire de ce lieu est extrêmement chargée (il a connu des tsunamis colonial et impérial), ce n’est pas la première fois qu’il croise les chemins de la science occidentale.

125 660

Avant de revenir au Danau Girang Field Center et au travail ethnographique mené là-bas, je voudrais rappeler quelque peu de l’histoire, chargée s’il en est, de la recherche scientifique sur l’île de Bornéo en commençant par souligner un premier chiffre : cent vingt-cinq mille six cent soixante.

125 660, c’est le nombre de spécimens collectés par Alfred Russell Wallace (voir Wallace 2014). Insectes, amphibiens, oiseaux et mammifères constituaient alors le tableau de chasse, à la fois macabre et prodigieux, de celui que l’on désignera quelques années plus tard aux côtés de Charles Darwin comme le codécouvreur de la théorie moderne de l’évolution (Brooks 1984). Pistés, débusqués, capturés, tués, préservés, vendus ou échangés, ce sont ainsi des dizaines de milliers d’animaux tombés sous les armes du projet naturaliste, celui, victorien et colonial, d’une classificationite aiguë (Springer et Turpin 2015). 125 660 formes de vie braconnées donc, envoyées par bateau aux quatre coins de la planète, et qui vinrent le plus souvent grossir les collections prestigieuses de plusieurs muséums d’histoire naturelle (Fichman 2004).

Alors qu’A.R. Wallace tirait sur chacun des orangs-outans croisés en chemin (avant de les dépecer et de les empailler)[8], cent cinquante ans plus tard, un autre scientifique, primatologue de son état, installé à Bornéo depuis plusieurs décennies, s’intéresse lui aussi aux orangs-outans. Mais, plutôt qu’un fusil, ce sont des jumelles et des balises GPS qu’il trimballe dans la jungle et qui lui servent d’outils (Meijaard et al. 2010). À l’instar d’Alfred Russel Wallace, Marc Ancrenaz publie des articles scientifiques, mais des articles reposants sur un rapport humanimal sensiblement différent. Là où le Britannique était collectionneur – par goût de la taxonomie et par souci de financement, par passion et par nécessité, celles d’une naissance, d’un portefeuille et d’une époque –, Ancrenaz est conversationniste – par conviction profonde, face à l’urgence, dit-il, et en réaction directe aux transformations écologiques violentes qui secouent actuellement nombre de systèmes tropicaux, à commencer par ceux de Bornéo. Il ne s’agit pas ici de faire dire à l’histoire ce que notre actualité n’est finalement que seule capable de discerner, mais plutôt de montrer le caractère englobant et envoûtant des pratiques scientifiques passées, présentes et à venir ; c’est-à-dire d’en rappeler les dimensions ponctuelles, d’historicités, tout comme les conditions d’exercice et le bain d’un temps et de son esprit qui font prendre aux données cette teinte orientée qu’on leur sait.

Autrement dit, il s’agit ici de reconnaître les régimes paradigmatiques et interprétatifs que charrient les disciplines scientifiques dans leurs sillages, en théorie et en pratique, en exercice comme en dépassement. C’est ici la dimension écumière et coutumière de ces rapports idéologiques (par exemple, que représentait, pour Wallace, une vie animale ?) et épistémiques (comment l’idée même d’animal définie à et par l’époque d’alors contribuait-elle à la production de connaissances, axiomatiques et paradigmatiques ponctuelles, mais marquantes, et comment le corps mort d’un orang-outan offrait-il alors à la science naturaliste un tout autre accès aux mondes vivants que ceux qu’un corps vivant, par exemple pisté et éthologisé, serait capable de produire ?).

En d’autres termes, comment l’enchevêtrement des mo(n)des affectifs se fait-il à la fois produit et producteur de mo(n)des partagés ?

Les forêts de Bornéo comme celles de Sumatra sont de véritables points névralgiques pour la biodiversité. […] Cela étant, dans toutes ces régions, d’énormes tronçons de forêts naturelles se retrouvent soit dégradés par tout un tas d’industries extractives (mines, bois, etc.), soit complètement remplacés, à petite échelle, par des cultures de subsistance, ou, à grande échelle, par d’importantes monocultures industrielles (palmiers à huile, acacias, eucalyptus, etc.). En conséquence, des populations entières d’animaux sauvages se trouvent déplacées ou tout bonnement effacées. La destruction de ces forêts est une catastrophe aux multiples visages. En particulier pour les orangs-outans et d’autres espèces en réalité innombrables. En effet, la dégradation intense de leurs territoires, associée à la destruction de leurs ressources alimentaires, conduit à la famine, de même qu’à une vulnérabilité accrue à la maladie, au stress et, finalement, à une diminution sensible de la reproduction. Au cours de ces différentes « vagues » de transformations de la forêt, les animaux qui ne sont pas directement tués se retrouvent alors déplacés et dans l’obligation de se réfugier dans les espaces de forêt restants – ce qui a pour effet d’entraîner une modification importante de la dynamique sociale et de la structure de survie de ces populations sauvages. Ces nouveaux paysages, créés de main d’homme, ont donc pour résultat un contact accru et souvent conflictuel entre populations locales et faunes sauvages.

Ancrenaz et Lackman 2014 : 275

Comprendre ici que l’entreprise de connaissance scientifique, dans les conditions même de ses productions comme de ses circulations, reste indissociable de ce que l’on pourrait nommer (mal et trop approximativement malheureusement), une sensibilité, c’est, d’abord, rappeler la pluralité des registres psychogéniques impliqués dans l’élaboration desdites connaissances (fussent-elles scientifiques ou anthropologiques). C’est, ensuite, replacer la question phénoménologique au coeur d’une entreprise épistémique et méthodologique délicate impliquant une pluralité de vivants (appartenant souvent à des espèces animales et végétales distinctes), ainsi qu’à une pluralité de registres affectifs (reposant sur une hybridité des genres et des espèces). C’est, enfin, inviter l’anthropologie à s’intéresser à ce(ux) qui, par-delà la figure de l’Humain, fonde(nt) l’idée même d’être humain[9].

Alfred Russel Wallace et Marc Ancrenaz, tous deux scientifiques de leur état, mais appartenant à des siècles différents, ne sont définitivement pas attentifs, sensibles, réactifs, touchés (en un mot, affectés) de la même façon. Leurs travaux ne sont pas non plus inspirés, produits, distribués, reçus de la même manière. Au sein même de la communauté scientifique (passée et présente), existe, cohabite et se combat incessamment une pluralité de rapports phénoménologiquement articulés qui fondent différents régimes de véridicité. En ce sens, la question phénoménologique se pose aussi bien pour des biologistes qui tenteraient de cerner les adaptations comportementales d’un orang-outan confronté à la disparition rapide de son environnement traditionnel, que pour des anthropologues intéressés à mieux cerner les transformations sociales et culturelles chez des populations déplacées ou clandestines, par exemple.

Voilà pourquoi une perspective phénoménologique sérieuse devrait pouvoir reconnaître la pluralité des modes affectifs[10] opérant à l’intérieur même d’une espèce, mais aussi entre espèces différentes (Salazar Parreñas 2012). Une telle proposition vise notamment à insister non seulement sur la pluralité de ces modalités affectives[11], alors exprimables et exprimées par-delà les catégories cladistiques habituelles, mais aussi leurs enchevêtrements constants, produit et processus d’une transductivité[12] qu’il s’agit ici de caractériser.

En posant une série de questions à l’endroit de la vie intra et inter- partagée, je reviens sur les enjeux liés aux conditions constituantes du sens de l’expérience, en particulier lorsque cette expérience implique une pluralité de formes de vie. Une manière possible de concevoir ces enjeux consiste à actualiser le concept de mondes propres (ou Umweltlehre) développé par le biologiste allemand Jakob von Uexküll au début du XXe siècle (Von Uexküll et al. 2010). Concentré sur l’île de Bornéo et sur les logiques transductives qui l’animent, mon travail cherche à déconstruire certains principes anthropocentrés à rapprocher ici de ce que Lestel, Chrulew et Bussolini appellent le paradigme réaliste-cartésien. Paradigme qui vise selon eux à exclure, au prétexte d’une non-identité ou d’une appartenance cladistique distincte, la vie autre, la vie de l’autre :

Le paradigme réaliste-cartésien en éthologie, en réduisant la vie animale à des comportements (réduction 1) et les comportements à des mécanismes causaux (réduction 2), a considérablement atrophié notre imagination zoologique. La première réduction présente la vie animale de façon terne et monochromatique, la vidant de ses intersubjectivités, de ses personnalités et de son sens de l’exubérance. La seconde réduction arrime cette monotonie à une série d’instruments cachés. Ensemble, elles appauvrissent radicalement notre capacité de compréhension, sans parler de l’émerveillement et l’ivresse, au milieu de la richesse vitale de l’altérité animale. Ce paradigme a aussi constamment dénigré la dimension sociale de la situation d’observation et de l’importance de la vie commune pour la compréhension de l’intelligence de l’autre. Son épistémologie postule un observateur séparé (et inconnu) de son objet de surveillance. Pourtant, loin de garantir l’objectivité, ce point de vue de nulle part produit l’ennui et la stupidité de la situation. Il stratifie et congèle l’énergie et la fluidité des interactions sociales intra- et inter-espèces dans lesquelles les capacités sont véritablement exprimées. Il a inventé la notion extrêmement problématique de « perturbation » pour exclure l’éthologie des animaux qui vivent effectivement avec des humains. À travers toute la pensée occidentale et ses pratiques, la « nature » se voit réifiée tel un domaine vierge séparé de l’influence contaminante de l’humanité. Cette métaphysique brevetée s’est elle-même rendue aveugle à l’ubiquité de l’interaction multi-espèces. Plutôt que de reconnaître l’événement constant de l’interface homme-animal, elle rejette au rang de non-naturel – perturbé ou anormal – ces animaux dont la vie se trouve modifiée par leurs compagnons humains. Mais la plaisanterie leur incombe : cela décrit en fait tous les animaux étudiés par des éthologues.

Lestel et al. 2014 : 127

Figure 2

Point de vue sur la jungle de Bornéo, Rivière Kinabatangan, Malaisie

Point de vue sur la jungle de Bornéo, Rivière Kinabatangan, Malaisie
Crédit photo Laura Shine®

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Face à ce sens unique « objectiviste », je propose une réflexion sur le partage expérientiel, un partage entre organismes vivants, humains et non-humains, qui, ensemble, bien que possédant un monde propre de significations et de puissances distribuées (Umwelt), n’en participent pas moins à une co-constitution des mondes. Ce sont les passages de l’un à l’autre qui m’intéressent ici. Passages que le concept original d’Umwelt ne concevait malheureusement pas, en tout cas pas encore, et qu’il s’agit donc, aujourd’hui, de lui faire faire. En d’autres termes, il s’agit de penser un Umwelt ouvert beaucoup plus qu’un Umwelt fermé, c’est-à-dire un Umwelt qui se nourrit d’autres Umwelten qui le constituent et l’affectent. Ces passages d’un monde à l’autre, d’un mode de communication et d’information à l’autre, peuvent être conçus tels des ressorts transductifs. Ressorts qui relient à chaque occasion d’interaction mondes propres et monde partagé. Au coeur de tels ressorts figurent quantité de processus (latents, actifs, potentiels ou actuels), tous exprimables dans leur unicité (localement inscrits, par exemple entre tel et tel organisme vivant), mais aussi manifestes dans leur universalité (c’est-à-dire globalement déployés, entre tous les organismes vivants de tel ou tel écosystème par exemple).

C’est ainsi que je me demande, non pas ce que pourrait être une phénoménologie de l’animal ou encore une phénoménologie animale[13], mais plutôt ce que le partage d’une réalité phénoménologisable produit de rapports différentiels (notamment épistémiques) entre organismes vivants.

Danau Girang Field Center

Laissant le village de Batu Putih dans le sillage d’un bateau à moteur, nous remontons le fleuve jusqu’à cette ancienne caserne, récemment mise à disposition de l’Université de Cardiff par le gouvernement provincial et son service des parcs et forêts. Un peu plus de 150 ans après A.R. Wallace, la jungle de Bornéo sert donc encore de laboratoire à la recherche, de terrain à la découverte et à la production de connaissances[14]. Dans cette jungle épaisse et isolée vit ainsi une petite communauté d’individus composée d’humains et de non-humains. Tous y partagent un peu de cette jungle. Tous font un peu de cette jungle. Tous changent un peu cette jungle. Tous deviennent un peu de cette jungle[15]. En prenant comme point d’ancrage ladite jungle et les habitants à la fois étranges et fascinants qui habitent ce centre de recherche, je reviens, grâce à un matériel ethnographique original, sur la question de l’« expérience » animale.

Dans cette moiteur collante où Wallace peinait à conserver ses spécimens[16], vit et travaille sans relâche une équipe de jeunes scientifiques[17] qu’un petit clip vidéo promotionnel présente comme les 24/7 Jungle Scientists[18]. Le directeur de ce centre de recherche, Benoit Goossens, rattaché à l’université de Cardiff, s’intéresse à la transformation des écosystèmes tropicaux, notamment lorsque ces transformations sont en lien avec activités humaines (Abram et al. 2014). Il se demande ce que changent les plantations (de plus en plus nombreuses sur les bords de la rivière Kinabatangan et sur l’île de Bornéo en général) pour la vie et la reproduction de certaines espèces animales comme la panthère nébuleuse de Bornéo (Neofelis diardi), le varan malais (Aranus salvator) ou encore le crocodile à double crête (Crocodylus porosu). Son ambition : cartographier les différentes adaptations animales possibles face à des changements environnementaux majeurs.

La faune et la flore de Bornéo étant réputées pour leur biodiversité, les provinces malaisiennes de Sabah et Sarawak pour leurs urbanisations rapides, et les sociétés traditionnelles qu’elles abritent pour leur passage plus ou moins bien négocié à la modernité, cet espace fait figure de laboratoire grandeur nature lorsqu’il s’agit de mieux comprendre les réactions humaines, animales et écosystémiques à des transformations radicales qui touchent aussi bien les conditions de vie et de reproduction que les comportements ou les logiques de spéciation.

Figure 3

Arrivée au Danau Girang Field Center, Rivière Kinabatangan, Malaisie

Arrivée au Danau Girang Field Center, Rivière Kinabatangan, Malaisie
Crédit photo Laura Shine®

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Pour mener à bien son projet, Benoit Goossens s’est entouré d’une équipe de jeunes chercheurs travaillant chacun sur une espèce en particulier. Notons que chacun d’entre eux s’identifie selon l’animal auquel il s’intéresse. Ainsi, Luke est le crocodile guy, Ana la lizard queen ou Andrew le leopard man. Cette dénomination facile n’en cache pas moins une identification intéressante où chacun des scientifiques s’associe à l’animal étudié, animal quasi totémisé tant les efforts sont grands pour se mettre à sa place, pour le mieux traquer, le mieux comprendre, le mieux saisir, le mieux connaître. Ce jeu de va-et-vient entre celui que l’on est et celui que l’on poursuit dit bien l’importance de ces mondes propres – notamment conceptualisés par l’anthropologie du leurre[19] (Artaud 2013) – et des échanges existants entre ces mondes propres qui s’interpénètrent continuellement.

Figure 4

Boîte à outils, Danau Girang Field Center, Malaisie

Boîte à outils, Danau Girang Field Center, Malaisie
Crédit photo Laura Shine®

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Instanciation : depuis plusieurs semaines, François et Ana travaillent à relever des pièges déposés à l’intention du varan malais. Cette espèce est réputée s’adapter au mieux à certains terrains caractéristiques des plantations de palmiers à huile. Pour mieux comprendre leurs logiques de déplacements, des cages ont été disposées en divers endroits, le long de la rivière, en bordure de plantations. Ces cages forment ainsi un parcours (qui est presque devenu un territoire, à la fois pour les varans et pour les scientifiques chargés d’armer et de relever les pièges). On fait le tour de ces cages deux fois par jour et on espère avoir à libérer (après les avoir dûment marqués et enregistrés), le plus de varans possible. Il faut dire que les cages sont situées à une demi-heure en bateau du centre de recherche et installées le long d’un parcours de plus de 4 kilomètres, qui sont des kilomètres de jungle, à l’intérieur de laquelle il faut se frayer un chemin, le plus souvent à la machette (parang), en prenant soin d’éviter les hordes des sangsues qui collent avidement à la peau. Ce trajet, François et Ana le parcourent deux fois par jour, en transportant, le matin, des appâts – des entrailles de poulet dont l’odeur puissante tend à faire fuir n’importe quel humain, mais à attirer n’importe quel varan. Une boîte à outils permet la capture, la mesure et le prélèvement. Dans le cas présent, les conditions de l’expérience sont éminemment physiques, et les décrire comme telles aide à mieux saisir cette attention particulière portée au travail des sens[20]. C’est une chose que de lire dans un article scientifique la vie intime et reproductive des varans. C’en est une autre (dissociable, mais pas distinguable complètement) de les poursuivre, sous 40 degrés humides et sur des kilomètres, pour en apprendre un peu plus sur cette vie, intime.

Mieux comprendre dans quelles conditions géo- et biophysiques travaillent ces chercheurs, c’est prendre la peine de reconnaître un des leviers centraux de l’expérience ; c’est ramener l’épistémologie à une phénoménologie des mondes partagés. C’est, au passage, inviter l’anthropologie à une méthode non seulement ethnographique (bien que l’ethnos soit cette catégorie de plus en plus problématique), mais aussi biographique (où le bios figure ici le biotope, c’est-à-dire la matière vivante, la biomasse, et les formes de vie qui le composent, mais aussi les différents régimes d’irritations, c’est-à-dire les mouvements et les moments de mise en forme et d’animation de ce biotope)[21].

Lors de notre ethnographie, François et Ana se sont dits extrêmement perplexes vis-à-vis du fait qu’ils retrouvaient fréquemment les mêmes animaux dans les mêmes cages, suggérant ainsi que ces derniers pouvait avoir « compris »[22] qu’il y avait dans ces cages une promesse quotidienne de nourriture associée à celle d’une libération assurée et au luxe de sécurité, tous offerts par ces barreaux qui, en pleine jungle, tiennent les prédateurs potentiels à distance. Ainsi donc, le travail des chercheurs (celui de François et d’Ana, mais aussi le mien) suppose la compréhension d’un monde perceptif autre (celui du varan pour François et Ana, celui de François et Ana pour moi). Jeux humanimaux inscrits à l’endroit de ces mondes perceptifs et qui s’avèrent partagés par le varan, la cage, la boîte à outils, les entrailles de poulet, les sangsues, la machette, l’appareil photo, la mémoire, les trois évaluateurs de ce texte. Écumes du monde, écume de mondes dans le sillage desquelles le varan no12 aura su, à l’intérieur même de ce milieu complexe qu’on appelle jungle[23], retrouver à plusieurs occasions cages, entrailles de poulets et chercheurs assidus.

Encore une fois, ce qui intéresse mon travail, ce n’est pas une phénoménologie de l’animal ou encore animale, mais bien le partage d’une réalité phénoménologisable et les modalités de production de rapports différentiels (notamment épistémiques) entre organismes vivants que cette réalité partagée implique.

Figure 5

Varan pris au piège, Danau Girang Field Center, Malaisie

Varan pris au piège, Danau Girang Field Center, Malaisie
Crédit photo Laura Shine®

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Autre point important à penser ici : déployer une méthodologie scientifique pour mieux comprendre les modes opératoires de telle ou telle espèce face à des changements écologiques puissants ne saurait se faire sans conséquence. Autrement dit, il ne s’agira jamais de simplement observer le(s) changement(s) – en pistant tel ou tel animal que l’on marquerait ensuite, pour mieux le suivre, en espérant à chaque fois troubler le moins possible son monde –, mais bien plutôt de créer de nouvelles conditions de possibilité pour la vie partagée. Car, s’il est indéniable que de puissants changements secouent aujourd’hui la vie de ces organismes vivants, humains compris, il est tout aussi indéniable que la recherche scientifique attachée à mieux comprendre les conséquences de tels changements se nourrit elle aussi desdits changements.

Figure 6

Rencontre humanimale, Danau Girang Field Center, Malaisie

Rencontre humanimale, Danau Girang Field Center, Malaisie
Crédit photo Laura Shine®

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Umwelten

En suggérant l’existence de « mondes propres » (Umwelten), à l’intérieur desquels et depuis lesquels les organismes vivants existent, agissent et se constituent en tant qu’in-dividus, les travaux du biologiste allemand Jakob von Uexküll ouvraient une Terra Incognita phénoménologique immense (Sebeok 1987). Au coeur de ce territoire signifiant encore mal cartographié se manifeste un principe d’interactivité universel reposant sur une double logique, à la fois relationnelle et processuelle. Ces mondes propres, à la fois singuliers et partagés, figurent ainsi, pour la phénoménologie, une sorte d’équivalent conceptuel à ce que la biodiversité serait pour la biologie. À savoir : une composition plurielle de réalités existentielles – non seulement partagées, mais co-constituées. Faisant de chaque organisme un lecteur de signification[24] – significations portées par le monde alors divisible en plusieurs mondes (que mes mauvais jeux d’écriture suggèrent aussi être des modes) de significations – Von Uexküll offrait à la réflexion épistémique une avenue des plus productives. Si donc chaque organisme vivant dispose d’une tendance vitale au dialogue environnemental, il devenait important de qualifier une telle tendance et d’en détailler les modalités relationnelles, tout en en précisant les leviers ontologiques.

Figure 7

Bucerotidae ou Hornbill, Rivière Kinabatangan, Malaisie

Bucerotidae ou Hornbill, Rivière Kinabatangan, Malaisie
Crédit photo Laura Shine®

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C’est notamment du côté de la cybernétique, en particulier à l’aide de son concept-maître de boucle de rétroaction (ou feedback loop), que l’idée d’un monde à la fois propre et partagé allait paver son important chemin académique. De la biosémiotique (Kull 2001) à la biopolitique (Chrulew 2012), en passant par l’ethno-éthologie (Lestel et al. 2006), le concept d’Umwelt aura ainsi nourri d’importantes réflexions (Buchanan 2008) et engagé plusieurs d’entre nous à reconsidérer la vie animale comme étant non seulement porteuse de signification, mais intrinsèquement innovante (Colonna 2013 ; Massumi 2014).

Il faut alors concevoir la vie (sa matière, ses formes et ses mouvements) autrement que depuis le simple prisme naturaliste, qui considère bien souvent le vivant comme le simple résultat, à la fois déterminé et déterminant, d’une adaptation continuelle et plus ou moins graduelle à l’environnement. C’est pourquoi la question n’est plus seulement de savoir à quoi ressemblent exactement les mondes animaux ou comment se dessinent les vies animales qui les habitent, mais bien en quoi le partage[25] de ces vies animales implique une expérience profonde de la différence, c’est-à-dire une relationalité individuante couplée à une logique de production de la connaissance à la fois unique et universelle (Servais 2007).

Si donc la matière est partagée (carbone ou silicium), mais que les formes changent (orang-outan, crocodile, humain ou balise GPS), le mouvement qui donne vie à la forme et forme à la vie s’avère continuellement (et dynamiquement) partagé entre un élan commun et une impulsion singularisée.

In vivo

Appartenir à des espèces ou à des règnes différents est en grande partie le résultat d’une classification (d’abord naturaliste, puis taxonomique, aujourd’hui génétique) que nous sommes nombreux à continuer de problématiser. En ce sens très précis où l’appartenance des êtres et des étants ne saurait se réduire à une série de traits (phénotypiques ou génotypiques) partagés, mais devrait aussi inclure d’autres logiques, non plus seulement généalogiques, diachroniques, descendantes et filiatives, mais bien aussi générationnelles, synchroniques, ascendantes et génératives[26].

Coda

Il y a, dans cet article, deux moments importants à l’argument : d’abord, celui de la multiplicité des perceptions, liées non seulement à l’appareillage (spécifique) des organismes vivants, au varan no 12 de la rivière Kinabatangan, à François, à Ana, mais aussi à l’activité même, à la fois affective, transductive et structurante, de ces organismes de facto composés. Ensuite, une insistance renouvelée à l’endroit de cette co-composition des activités. Propulsé dans des régimes sémiotiques d’interaction différenciés, c’est-à-dire croisés et non limités à l’appartenance des êtres, chaque organisme vivant dispose d’un certain degré de contagion (d’irritabilité) constamment renouvelable à l’endroit où précisément viennent s’entrelacer les existences (le moment, qui est aussi mouvement et qui fait évènement, de la rencontre). Ainsi, il n’y a donc plus simplement une série d’êtres en devenir, mais un étant des devenirs. De naturaliste, essentialiste et rationnelle, l’ontologie se fait ici relationnelle, processuelle et affective – c’est-à-dire, en ce qui concerne l’anthropologie du vivant, non seulement transpécifiée (Kohn 2007), mais transpécificatrice (Jaclin 2012).

Figure 8

Appareil de capture 1 ‒ caméra de vidéosurveillance chargée d’enregistrer les circulations de la jungle[27]

Appareil de capture 1 ‒ caméra de vidéosurveillance chargée d’enregistrer les circulations de la jungle27
Crédit photo Laura Shine®

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Dans une telle perspective, il s’agit moins de revenir sur la figure que sur le mode expérientiel d’un éminent savant comme A.R. Wallace, et ce, en montrant non plus seulement ce que furent ses contributions à la science et comment son travail de naturaliste aura finalement profité aux découvertes géologiques, botaniques et zoologiques de ce qui allait devenir nos sciences biologiques actuelles, mais au contraire d’insister sur le rapport que ce fournisseur officiel de collections naturalistes entretenait, manifestement, à l’époque de ses voyages sur l’île de Bornéo et des grands réseaux d’échanges d’animaux morts et vifs, avec ce règne et ces espèces animales dont il s’évertua à classer sans relâche les appartenances.

Figure 9

Appareil de capture 2 – cage placée sur une ancienne route forestière Sabah, Malaisie

Appareil de capture 2 – cage placée sur une ancienne route forestière Sabah, Malaisie
Crédit photo Laura Shine®

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Il s’agissait alors de réfléchir à cet Umwelt qui fut sien et qui, à bien des égards, aura déterminé, dans son partage collectif et idéologique, une bonne partie de notre science contemporaine (Bernard 1865). Car, si les collections envoyées par Wallace aux plus grands muséums d’histoire naturelle constituent encore une source importante de connaissance, elles furent aussi le résultat d’un trafic animalier significatif (inconcevable aujourd’hui où, précisément, d’importants efforts sont déployés pour protéger nombres d’espèces en danger de la contrebande et de l’exportation clandestine).[28]

Puis, après être revenu sur l’étrange cas de Wallace, contributeur incontournable, central et problématique de nos sciences modernes, en même temps qu’homme de son temps, colon-chasseur-tueur ayant sacrifié sur l’autel de cette dite science, non seulement des dizaines de milliers d’organismes vivants, mais aussi une conception anatomico-mortifiée de la vie ; après avoir partagé une partie du quotidien, des activités, des pratiques et des croyances d’un centre de recherche ; après avoir (trop) rapidement esquissé le panoramique d’une science en devenir, passée de l’anatomico-létale à l’etho-vitale, je souhaitais offrir une série de vignettes productives aux réflexions phénoménologiques actuelles, celles attachées à mieux comprendre les ressorts de l’expérience vivante, humaine et non humaine.

Figure 10

Orang-outan, Danau Girang Field Center, Malaisie

Orang-outan, Danau Girang Field Center, Malaisie

J’ai, après cela, pu abattre deux adultes femelles et deux juvéniles d’âges différents, que tous, j’ai pu préserver.

Wallace 2014 : 87
Crédit photo Laura Shine®

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Figure 11

Autre(s) rencontre(s) humanimale(s), Zoo de Singapour

Autre(s) rencontre(s) humanimale(s), Zoo de Singapour
Crédit photo Laura Shine®

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Ressorts dont l’ethnographie n’a eu de cesse de se nourrir, dont l’anthropologie semble aujourd’hui comprendre l’importance (sur fond d’anthropocène ?) et dont j’ai montré l’intégration vitale à plusieurs niveaux – de l’infiniment grand à l’infiniment petit, du stellaire écologique au moléculaire génétique. Dans l’espace, mais aussi dans le temps, se manifestent et s’actualisent ainsi quantité de processus informationnels et communicationnels dont il est devenu plus urgent : 1) de reconnaître l’existence ; 2) de cartographier les mouvements ; 3) de détailler, autant que faire se peut, les différents rapports successifs, pour, le cas échéant, mieux appréhender les vitesses transformationnelles d’une époque troublée.

En s’intéressant de la sorte à ce(ux) qui, au-delà de certaines préconceptions étho-ethnologiques, se joue(nt) dans ces espaces brisés, c’est la double question du local et du global, de l’intégration à un système mondialisé de mondes partagés qui se pose (Jost 2012). Sur fond de profonds bouleversements écologiques, j’ai tâché de problématiser les logiques affectives à l’oeuvre dans les mouvements des mondes. Mouvements dont il nous faut ainsi scruter attentivement l’écume, dans l’espoir de mieux comprendre ce(ux) qu’ils charrient dans leur sillage. Ainsi, en filigrane de deux registres heuristiques, l’un historique et l’autre ethnographique, à la rencontre de ces deux pans emblématiques de nos savoirs humanimaux contemporains (qui sont à la fois des pratiques et des rapports épistémiques), s’ébauche progressivement l’évolution d’une sensibilité, celle d’une idéologie muée en véritable puissance de reconfiguration et qui ne cesse d’entraîner dans son sillage de nouvelles manières de vivre ensemble. Pour le meilleur et pour le pire.

Dans ces conditions, il est devenu crucial de réfléchir à la double question (indissociable, bien que distinguable) des mondes propres, en rappelant que les logiques affectives et vitales du triptyque sensation/perception/cognition fonctionnent de manière intégrée, mais à des degrés différents, exprimés à l’extérieur des espèces, comme à l’intérieur de ces dernières. Il est tout aussi crucial de se doter d’un cadre théorique qui puisse rendre compte adéquatement de toutes ces interactions complexes, mais qui sache en même temps intégrer un mode propre de fonctionnement tout comme sa propre projection. Car, si l’écume des mondes reste bien ce résidu fascinant d’une activité lointaine et mystérieuse, son étude n’en demeure pas moins le meilleur moyen d’apprendre à lier terre et mer et de comprendre ainsi ce qui, dans l’entre-deux, constitue les fondements de toute relation.[29]