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Introduction

L’année 1948 voit la création de l’État d’Israël et l’exode vers le Liban de plus de 100 000 Palestiniens. À ce moment-là, le Liban est indépendant depuis cinq ans et la venue d’autant de Palestiniens perturbe l’équilibre confessionnel et politique de ce jeune pays. Devant l’ampleur du drame, des camps de réfugiés sont créés. Au départ, ces espaces n’étaient que des refuges temporaires, mais après des années d’exil, les tentes ont laissé place à des constructions qui s’entassent maintenant les unes sur les autres. Aujourd’hui, le conflit israélo-palestinien perdure, l’exil palestinien aussi, et les camps sont désormais bien ancrés dans le paysage architectural et social libanais.

Selon les récentes données de l’UNRWA (2013), 455 000 réfugiés palestiniens vivraient sur le sol libanais. D’autres sources avancent le chiffre de 200 000 réfugiés, justifiant cette dévaluation par le fait que de nombreux réfugiés auraient quitté le pays en quête « d’un avenir meilleur » (Ugland 2003). Toutefois, il ne faut pas négliger qu’environ 35 000 réfugiés palestiniens ne sont pas enregistrés par l’agence onusienne et que près de 3 000 autres sont sans documents d’identité (El Sayed 2006). Ces variations de statistiques résultent de plusieurs facteurs : l’absence de recensement au Liban depuis 1932, la confusion démographique liée à la guerre civile libanaise, l’interpénétration des populations libanaise et palestinienne et l’absence de documents officiels sur les mouvements de populations (Kodmani-Darwish 1997).

Le camp de Bourj El Barajneh est l’un des douze camps palestiniens « officiels »[1] au Liban. Créé en 1948 par la Croix-Rouge, il consiste aujourd’hui en une parcelle de terre d’environ 1 km2 située dans la banlieue sud de Beyrouth[2]. La superficie allouée au camp n’a pratiquement pas changé depuis sa création et ce, bien que le nombre de réfugiés enregistrés dans les camps officiels ait quadruplé (Amnistie internationale 2008). Avec un peu plus de 16 000 réfugiés palestiniens, le camp de Bourj El Barajneh est le plus peuplé de la capitale libanaise.

La présente note de recherche, basée sur les résultats d’une étude dans une perspective féministe postcoloniale (Mohanty 1988 ; Spivak 1988), porte sur l’expérience d’exil de femmes réfugiées palestiniennes vivant dans le camp de Bourj El Barajneh et propose une réflexion sur le sens que donnent les Palestiniennes à leur vie en camp de réfugiés. Le cadre féministe postcolonial permet ici d’analyser les récits des femmes selon un prisme qui articule les concepts de race, de sexe, de relations de classes et de vécu colonial afin de montrer « les vues du monde des subalternes », sur les rapports de pouvoir et, de façon plus large, sur les différentes réalités qui sont les leurs. Une approche qualitative – récit de vie et observation participante – a été privilégiée. Une telle méthode permet d’explorer le point de vue des femmes et de saisir le sens qu’elles donnent à leurs expériences de même que la complexité des situations et des contextes dans lesquels elles se trouvent (Davis et Srinivasan 1994). Au total, 42 Palestiniennes âgées de 21 à 82 ans ont participé à la recherche. Ces femmes ont été recrutées avec l’aide d’ONG, de personnes-ressources dans le camp de Bourj El Barajneh, de même que par des participantes[3]. Nous avons mené des entretiens en arabe, et la contribution d’une interprète a été nécessaire pour la traduction de l’arabe à l’anglais[4].

Ce texte est composé de quatre sections. La première aborde quelques éléments historiques et juridiques relatifs à la situation des réfugiés palestiniens au Liban. Ensuite est présenté le camp de Bourj El Barajneh à travers sa dimension réelle. La troisième section s’intéresse quant à elle à la dimension symbolique du camp. Dans la quatrième partie, il est question du rapport complexe qu’entretiennent les femmes avec le camp. Enfin, la conclusion aborde les rôles qu’occupent les femmes palestiniennes au quotidien, dans les difficiles conditions de l’exil, de même qu’à plus long terme, dans la perspective de la préservation de la Palestine et de la survie du peuple palestinien.

Historique

Pour comprendre la complexité de la relation entre les Palestiniens et le Liban, Kodmani-Darwish (1997) articule un cadre historique en trois temps. Une première période se caractérise par le développement, dans les années 1950, des camps de réfugiés, période au cours de laquelle les sentiments de la population d’accueil varient entre sympathie, indifférence et hostilité latente. Puis, l’arrivée en sol libanais de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) à la fin des années 1960 souligne le début de la deuxième période. Si la présence de la centrale palestinienne marque l’amélioration des conditions des réfugiés palestiniens, l’émergence de la résistance palestinienne comme centre de pouvoir autonome à l’intérieur du système politique libanais compromet ces avancées (ibid.). Dans les années 1980, un sentiment anti-palestinien envahit la population libanaise et trouve un écho auprès de la classe politique. Pour nombre de Libanais, les Palestiniens sont « responsables » de la guerre qui déchira le pays pendant 15 ans. Une troisième période se dessine dans les années 1990 alors que la mise au ban des Palestiniens se renforce à travers différentes formes sociales (comme les débats sans fin sur les risques d’implantation) et juridiques (comme les lois et décrets limitant les droits des étrangers visant implicitement les Palestiniens ; voir Meier 2008). Graduellement, les réfugiés palestiniens passeront du statut d’hôtes embarrassants à celui de réfugiés des camps puis à celui d’ennemis de l’intérieur (Sfeir 2008). Dans un tel contexte, le statut des réfugiés palestiniens au Liban n’a cessé de susciter l’ambiguïté au plan légal et de faire l’objet de critiques (Al Natour 1997). Ainsi, et comme l’ont démontré de nombreuses études, un appareillage de dispositions et de lois contraignantes à l’égard des étrangers a entravé les droits des Palestiniens et, conséquemment, a limité leur intégration au pays des cèdres (Doraï 2006). Ces législations ont affecté différents domaines de leur vie dont l’emploi, l’accès à la propriété, l’habitat et les déplacements (voir tableau 1).

Afin de mettre en contexte les récits des femmes réfugiées, il importe de préciser quelques données sur la diaspora palestinienne au Liban. Dans l’exil, les Palestiniens d’origine rurale – ou urbaine pauvre – ont rapidement formé une communauté marginale au sein de la société libanaise et sur sa scène politique (Sayigh 2002). La création des camps de réfugiés, entre 1948 et 1956, a contribué à départager les Palestiniens issus des couches sociales moins favorisées de ceux provenant de familles bourgeoises qui se sont, quant à elles, intégrées à la communauté libanaise sans trop de difficulté (ibid.). Graduellement, les camps palestiniens deviennent des lieux de résistance à la fois à la misère des réfugiés, à la société d’accueil et à l’oppression exercée par les autorités libanaises (Latif 2008). Dans les premières années suivant la création des camps,

[On a assisté] à la reproduction exacte de la société palestinienne au sein des camps qui se sont progressivement construits par agrégation de fragments de village où les réseaux de solidarité traditionnels se sont maintenus pendant un certain temps.

Djebbi 2006 : 18

Malgré les nombreuses souffrances, le camp de Bourj El Barajneh a résisté aux épreuves du temps et des guerres. Il a toujours constitué un lieu que les réfugiés palestiniens ont marqué par leur présence collective. Cet espace qui a tranquillement pris forme a changé avec les années. D’abord, une vie s’est organisée dans le camp : habitations, écoles, ONGs, etc. Une vie politique s’est graduellement développée avec la création de l’OLP en 1964 puis, l’émergence de différentes factions politiques. La mobilisation politique des années 1960 a amené un lot de fedayîn originaires d’autres régions de la Palestine, modifiant ainsi la société relativement homogène des premières années. Enfin, les changements ont créé des divisions au sein de la population du camp et ont contribué à l’apparition d’une hiérarchisation sociale.

Tableau 1

Principales mesures discriminantes édictées à l’égard des réfugiés palestiniens, par époque et par domaine[5]

Principales mesures discriminantes édictées à l’égard des réfugiés palestiniens, par époque et par domaine5

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La guerre civile libanaise a eu des impacts considérables sur l’ensemble des communautés vivant au Liban. Elle a provoqué des milliers de déplacements et de départs de familles palestiniennes ainsi que des modifications au sein de la population des camps. Les habitations libérées ont été relouées à des Palestiniens puis à des groupes de nouveaux migrants, principalement des demandeurs d’asile ou des travailleurs sans papiers (Doraï 2008 ; Latif 2008). Cette nouvelle présence immigrante dans les camps va d’ailleurs s’accentuer dans les années 1990 alors que les camps palestiniens constituent des « refuges » les mettant à l’abri des contrôles policiers[6]. Outre les changements provoqués par la guerre civile, l’inflation que connaît le Liban en plus des difficultés économiques et sociales a contribué à faire des camps des espaces populaires.

La survie dans le camp de Bourj El Barajneh

Vivre dans le camp de Bourj El Barajneh, c’est faire face à des conditions sanitaires problématiques : déficience du système d’évacuation des eaux usées, insalubrité de l’environnement, eau saumâtre, etc. Malgré ces conditions de vie difficiles, les femmes tentent de rendre leur environnement « vivables » (photo 1).

Photo 1

Ruelle typique du camp de Bourj El Barajneh : sombre, humide et jonchée de détritus

Ruelle typique du camp de Bourj El Barajneh : sombre, humide et jonchée de détritus
photo R. Caron, 2010

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De nombreuses habitations sont improvisées ou délabrées. Pour celles situées dans des secteurs névralgiques du camp, dès qu’il pleut en abondance, elles se voient inondées, ce qui provoque de nombreux dégâts matériels et sanitaires. Conséquemment, plusieurs occupants du camp souffrent de troubles respiratoires. De plus, l’alimentation en électricité n’est pas assurée de façon continue dans le camp ; le courant n’est disponible que quelques heures par jour. Quant aux espaces verts, ils sont pratiquement inexistants.

L’improvisation et le bricolage sont les principales caractéristiques du développement du camp (voir photo 2). Malgré l’interdiction de construction[7], puis les guerres et les destructions, celui-ci s’est développé d’abord à l’horizontale, puis à la verticale, ce qui a créé une multitude de ruelles étroites qui serpentent entre les nombreuses habitations. Aujourd’hui, la proximité des habitations prive celles-ci d’ensoleillement, voire d’air, comme le précise Noura, 50 ans : « On étouffe dans le camp ! Crois-moi ! Tu viens tôt le matin, spécialement en été et tu sentiras que le niveau d’oxygène est à la baisse »[8].

Plusieurs générations de Palestiniens ont grandi dans le camp et s’entassent désormais les unes sur les autres comme dans une « boîte de sardines », dit une femme. Avec la démographie galopante, l’espace se fait de plus en plus rare. Si on constate rapidement la promiscuité dans le camp, on remarque aussi les conséquences de telles conditions, soit un sentiment d’envahissement :

Il n’y a aucune possibilité d’avoir de l’intimité ici. Il n’y a pas d’espaces privés dans le camp parce que les habitations sont littéralement superposées les unes sur les autres. Si vous dites « Ah ! », votre voisin vous entend ; alors, dis-moi, où est l’intimité ? On a le sentiment d’être envahis ici… puis on finit par se demander : « mais où suis-je exactement ? »

Noura, 50 ans

Outre ces conditions matérielles, plusieurs Palestiniennes doivent composer avec un travail journalier prenant, et des revenus instables. Certaines peinent à répondre aux besoins essentiels de leur famille. Tel est le cas de Souheïla, 27 ans, mère de trois enfants :

Nous vivons dans des conditions difficiles et dans la pauvreté. Le problème est que nous sommes sans travail… et sans travail, on est incapable de manger… puis le salaire quotidien est à peine suffisant pour combler nos besoins… donc notre vie est normale mais elle est dure… Des fois, je ne possède même pas les 250 livres libanaises [l’équivalent de 0,25 $US] nécessaires pour me procurer de l’eau potable…

Souheïla, 27 ans

Photo 2

Habitations érigées les unes sur les autres. Les constructions sont souvent inachevées

Habitations érigées les unes sur les autres. Les constructions sont souvent inachevées
photo R. Caron, 2010

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Il y a aussi tout un univers d’images et de métaphores que les femmes utilisent pour décrire la vie dans le camp. Ainsi, le terme zift, qui désigne une sorte de goudron noir et crasseux, est assez fréquent dans les récits :

La vie dans le camp ressemble au zift… tu sais la matière graisseuse qui sert à fabriquer le pavé ? La vie ici ressemble à ça… Je crois qu’une personne « pauvre », pas une personne financièrement pauvre mais bien une personne réservée, qui s’exprime peu, qui ne hausse jamais le ton, ce type de personnes ne peut pas vivre dans le camp. Crois-moi habibti ! Pour vivre ici, tu dois être forte, tu dois t’endurcir… vivre ici c’est comme vivre dans la jungle, seuls les plus forts survivent.

Sanaa, 62 ans

Un autre terme revient dans les récits : sijn, qui signifie « prison ». Le camp de Bourj El Barajneh n’est peut-être pas une prison dans le sens où il n’est pas emmuré, mais cela n’empêche pas, comme le mentionne Mariam, de s’y sentir confiné :

Bourj El Barajneh est une grande prison ! Nous sommes en quelque sorte enfermés dans le camp parce que, souvent, on peut rester 2 ou 3 mois sans sortir d’ici et quand enfin on sort, on sent quelque chose d’étrange… on observe que les choses ont changé « dehors », c’est comme si nous avions été « dans » le camp pendant plus de 2 ans ! Tu vois, notre vie se passe continuellement « dans » le camp… lorsqu’on travaille, c’est « dans » le camp, quand on fait une activité, cela se fait « dans » le camp. Donc peux-tu trouver un autre mot que « prison » pour qualifier le camp ? En prison, on t’apprend à développer de nouvelles habiletés, ici aussi… En prison, on t’explique que seul « cet espace est pour toi », ici aussi nous savons que notre espace est restreint. Nous n’avons pas de liberté, ni d’intimité et cela, à nouveau, comme en prison. C’est peut-être une prison « décorée » mais c’est tout de même une prison…

Mariam, 42 ans

L’image de la « prison » utilisée par Mariam nous amène à identifier certains éléments qui ne sont peu soulevés par les femmes dans leur description du camp « réel » et qui méritent, à notre sens, qu’on y porte une attention particulière. Dans certains discours, des participantes évoquent des dangers spécifiques aux femmes. Salma, 23 ans, souligne cet aspect :

À l’intérieur[9] du camp, j’ai peur. J’ai peur parce que j’ai entendu que des jeunes femmes se faisaient violer… Je ne me sens pas en sécurité « dans » le camp, je préfère ce secteur… c’est ici que je me sens en sécurité. Je ne me rends « dans » le camp que pour faire mes emplettes… ou pour rendre visite à mes soeurs qui y habitent. Le jour, je n’ai pas peur, mais le soir…

Salma, 23 ans

On a déjà mentionné que le camp a graduellement changé depuis la guerre civile : les thèmes de l’augmentation des actes de violence et de la présence non palestinienne sont souvent abordés par les femmes qui veulent signaler la dangerosité du camp. Que ces dangers soient réels ou non, la mobilité des femmes s’en voit affectée : leur sécurité étant jugée compromise, l’autorité masculine – père, conjoint, frère – resserre l’étau sur leurs déplacements. À travers le témoignage d’Amal, 22 ans, on note que c’est le discours sur l’honneur et la sécurité qui est mis de l’avant pour justifier les restrictions imposées aux jeunes femmes :

Mes parents et grands-parents s’inquiètent pour les femmes. Tu sais pourquoi ? Parce qu’il y a de mauvais hommes dans le monde extérieur, des hommes qui peuvent te blesser d’une façon ou d’une autre… donc les hommes préfèrent que les jeunes filles et les femmes restent « dans » le camp. […] Si une jeune femme sort à l’extérieur du camp, de « mauvaises personnes » peuvent lui faire du mal. […], c’est une question d’honneur mais aussi de sécurité pour les filles. La femme a besoin d’être protégée si elle veut garder son honneur…

Amal, 22 ans

Comme Stéphanie Latte Abdallah (2004) le constate auprès de réfugiés palestiniens des camps en Jordanie, le repli communautaire qui a succédé à la mobilisation massive pour la Palestine a renforcé les valeurs traditionnelles et conservatrices familiales dans le camp, notamment par le biais d’un discours renouvelé sur l’honneur et la vertu. Elle ajoute :

[L]’honneur, qui est une affaire de réputation (som’ah), est plus aisément mis en danger dans des milieux où tout se sait et où une famille ne peut négocier seule sa notion de l’honneur alors que l’honneur ne vaut que par sa détermination publique et visible.

Latte Abdallah 2004 : 83

Or, dans le cas du camp de Bourj El Barajneh, il est question d’un espace marqué par une promiscuité étouffante, d’un espace qui perd progressivement l’homogénéité, ce qui semble donner plus de poids au discours sur l’honneur et à la contrainte de la mobilité des femmes.

Pour saisir l’importance du rôle de l’honneur et pour évaluer son impact sur les femmes, il faut préciser que, dans la culture arabo-musulmane, l’honneur, aussi bien en tant que concept qu’en tant que valeur, englobe deux aspects interreliés : l’honneur social (sharaf) et l’honneur sexuel (‘ard) (Latte Abdalah 2006b).

Si nous ne pouvons observer une forte contestation des contraintes qui leurs sont imposées, certaines femmes manifestent tout de même leur désaccord quant à certaines valeurs véhiculées[10]. D’ailleurs, il n’est pas facile de contester la famille – la seule institution pérenne dans l’exil. Conséquence : le renforcement du pouvoir familial et patriarcal, avec des effets spécifiques sur les femmes. D’après les explications de Stéphanie Latte Abdallah (2006b), on comprend que l’honneur social a largement été ébranlé par l’exil.

Nous avons pu observer que le discours et le comportement de plusieurs mères étaient parfois contradictoires. Celles-ci tiennent un discours traditionnel sur la protection et la vertu des jeunes femmes mais adoptent des comportements permissifs avec leur fille. Autre observation : les sorties des jeunes femmes à l’extérieur du camp se font tellement rares que l’Autre est méconnu. Cela rejoint les propos de Mariam, une participante qui affirme ne plus reconnaître l’extérieur tellement elle sort peu souvent. Et, chaque fois qu’elle a l’occasion de le faire, cela constitue une véritable découverte pour elle :

Les gens qui vivent à l’extérieur du camp semblent plus confortables à la fois dans leurs habitudes de vie et dans leur façon de se vêtir… J’ai voulu savoir ce qui se passait « dehors », comment était la vie à l’extérieur du camp. J’ai donc pris l’habitude de sortir du camp sans le dire à mes parents […] Auparavant, je n’en sortais pas beaucoup puisque tous mes amis étaient des Palestiniens d’ici… mais quand je me suis inscrite à l’Université libanaise, la situation a été totalement différente ; tous les étudiants étaient Libanais. Ils n’avaient pas les mêmes habitudes de vie, ni le même accent donc j’ai dû faire face à plusieurs difficultés alors que je tentais de m’habituer à tant de nouveautés… Même si avant mon inscription à l’université il m’arrivait de sortir du camp, cela n’était pas suffisant pour comprendre « vraiment » la vie à l’extérieur…

Mariam, 42 ans

Au cours de ce processus d’analyse des contraintes imposées aux femmes, nous nous sommes longuement questionnées sur la valeur de la liberté : est-ce que ce n’est pas moi – femme occidentale – qui amplifie la valeur accordée aux libertés individuelles ? Mais de tous ces récits de femmes, on ne peut que conclure que la liberté est bel et bien une notion importante pour ces femmes jeunes et moins jeunes… mais une notion contrainte par la vie en camp.

Si on prête attention aux propos des femmes, ne peut-on pas déduire que le camp est le milieu qui peut les protéger, que c’est entre ces murs qu’on peut assurer leur sécurité ? Mais elles sont quelques-unes à dénoncer le caractère oppressant, étouffant du camp, et à chercher à s’en libérer ; à réclamer une certaine liberté. Or, le camp reste significatif puisque au-delà du camp réel se construit le camp symbolique

Le camp de Bourj El Barajneh : un camp symbolique

Au-delà des conditions matérielles qui caractérisent la vie dans le camp, les femmes décrivent un univers symbolique auquel est associé le camp, univers qui prend une importance particulière dans un contexte de survie. Au fil des années, le camp est devenu un lieu qui affirme l’existence du peuple palestinien et la pérennité de sa culture. En dépit de la dépossession de la terre des ancêtres et de l’exil, la mémoire de la Palestine y est gardée vivante. Chaque génération adopte le rôle du passeur en veillant à transmettre à la génération suivante tous les détails de ce qui a été perdu. La mémoire de la Palestine est préservée au sein des familles et revivifiée à travers elles. Elle est certes remodelée dans l’imaginaire collectif, mais elle persiste. Nombreuses sont les femmes qui ne connaissent la Palestine que par des souvenirs et des anecdotes qui leur ont été racontés. Elles ont été bercées par ces récits de mariages, de célébrations, de quotidienneté…

À vrai dire, je n’ai jamais vécu en Palestine mais j’en sais beaucoup parce que c’était le sujet principal des « histoires pour nous endormir ». Les aînés [ceux qui ont connu la Palestine avant 1948] se souviennent des moments difficiles mais aussi de ceux plus joyeux comme les mariages, les célébrations ou les événements spéciaux […] Et tu sais, ils re-vivaient « tout » lorsqu’ils nous racontaient ces histoires, ces souvenirs…

Noura, 50 ans

La Palestine est présente dans les récits oraux mais elle apparaît aussi sous d’autres formes : on la garde vivante à travers les traditions qu’on perpétue et se transmet comme l’artisanat et le folklore. La terre originelle est dans des fresques murales mais aussi dans des photos, des décorations, etc. Certains objets « précieux » sont gardés et transmis de génération en génération comme témoins de l’histoire, par exemple une clé de la maison « abandonnée » en Palestine.

Les femmes qui ont connu leur village d’origine – même celles qui ne l’ont pas connu évoquent des propos similaires – décrivent souvent une Palestine d’avant 1948 « idyllique », tel un havre perdu. On dépeint avec force détails les lieux lointains, les traditions en Palestine, la vie sociale de l’époque. La Palestine d’alors est associée à une terre agricole généreuse, à des relations de voisinage respectueuses. Plusieurs femmes insistant pour dire qu’il y avait entraide et collaboration dans le travail de la terre entre les familles juives et musulmanes ; on énumère les fruits et légumes cultivés, on décrit les parfums ambiants et les paysages. Un lien « sacré » s’est créé avec cette terre d’origine…

Les entretiens avec les femmes sont révélateurs de la place qu’a prise – et que prend toujours – la Palestine dans l’univers du rêve des réfugiées palestiniennes. Avec l’exil qui dure, il y a intériorisation du désir du retour. Sarah, 46 ans, n’a jamais vécu en Palestine mais y aspire, ne serait-ce que pour un court moment :

Mon souhait c’est de me rendre en Palestine ne serait-ce que pour une nuit, d’y dormir et, au petit matin, mourir… En 2000, je suis allée à la frontière palestino-libanaise et, une fois sur place, j’ai fait un voeu […] soit que la barrière me séparant de mon pays se retire devant mes yeux. Si cela s’était réalisé, j’aurais traversé sans un regard derrière moi… Mon mari, ma famille, mes enfants, je m’en moquais, tout ce que je désirais c’était de traverser.

Sarah, 46 ans

De nombreux témoignages marquent le lien émotif puissant des femmes avec la Palestine. On l’observe à travers les images et les représentations qu’elles utilisent : la Palestine est comme leur « âme », leurs « racines », leur « père », leur « mère ». La Palestine est le symbole de toute une nation : « la nation arabe ». La Palestine est estimée aussi précieuse que « [son] enfant », qu’« une partie de [son] corps » ; elle est aussi vitale que « le sang qui coule dans [ses] veines », que « [son] coeur qui bat », que « [son] existence », que « [sa] propre vie ». La Palestine est un « prolongement du corps, de l’être ». L’utilisation de telles images témoigne de l’éternelle présence de la Palestine malgré l’éloignement, malgré l’exil prolongé. Elle fait partie de l’identité, de la famille, voire de la nation arabe. La Palestine apparaît comme un symbole qui va au-delà de la cause palestinienne ; elle procède d’un combat qui va plus loin que sa propre vie, que la vie humaine.

Nombreuses sont les femmes qui croient que l’attente sera longue, mais qui maintiennent malgré tout la Palestine vivante ; si elles n’y retournent pas, leurs enfants ou leurs petits-enfants réaliseront le retour. Dans tout cet univers du rêve de la Palestine, le camp représente un lieu de vie provisoire.

Le moment où j’ai compris la situation, j’ai pensé « voilà, j’ai une terre et le camp n’est qu’un espace de vie temporaire » […] Dans le passé, mon père avait un grand terrain ici dans le camp et les gens venaient pour lui demander s’ils pouvaient construire dessus. Mon père leur répondait : « Prenez ce que vous voulez, nous retournerons, nous ne resterons pas ici, ce n’est pas notre terre, nous avons la nôtre en Palestine ». Donc voilà pourquoi je garde cette façon de penser j’ai tellement entendu mon père, encore et encore, s’exprimer ainsi…

Hanîne, 55 ans

Le camp est ainsi porteur d’ancrages. Il y a un attachement au camp, non pas avec ce qu’il a de « réel », mais bien avec ce qu’il représente en termes de rêves, de traditions, de relations sociales, etc. Le camp constitue un univers richement significatif ; plusieurs femmes témoignent de leur appartenance en identifiant parfois les mêmes images qu’elles utilisent pour parler de la Palestine. De ce fait, il n’est pas rare de voir le camp décrit comme une partie de son corps ou de sa maison, ou comme étant toute sa vie :

Comme le dit ce proverbe : « un poisson ne peut vivre sans eau », je pense que si je quitte le camp, je mourrai… J’aime vivre dans le camp, mais la situation ici est tellement difficile… donc si j’ai l’opportunité d’améliorer ma situation, je le ferai. Mais tout de même, je préfère la vie du camp… le camp, c’est comme ma vie.

Souheïla, 27 ans

Toutefois, si le rêve « ultime » de plusieurs femmes reste le retour en Palestine, d’autres projets animent les femmes et témoignent d’un ardent désir de mieux vivre, d’une volonté d’améliorer son quotidien et, ultimement, d’une aspiration à retrouver une vie « normale ». Ainsi, certaines espèrent avoir la possibilité de poursuivre leurs études, d’autres aspirent à une vie de couple et à fonder une famille, d’autres rêvent de quitter le camp pour l’« ailleurs » et certaines rêvent de réaliser le pèlerinage à la Mecque. Il existe également des projets « tout simples », comme celui d’avoir un jardin près de chez soi ou d’acheter les dernières baskets à la mode. Ce qui importe, c’est que, au-delà du rêve suprême – et incertain dans un avenir proche –, le présent s’impose : il est immuable.

Entre camp réel et camp symbolique : survivre dans la tension

Tu sais comment la vie est difficile dans le camp. Ici, tu sens que tu ne vis pas vraiment. Il y a des problèmes avec les autorités, avec l’électricité… avec l’eau aussi puisque l’homme qui nous approvisionne en eau potable ne vient que tous les 2 ou 3 jours et parfois, ce n’est pas suffisant. Donc, si j’ai la possibilité de quitter le camp, je le ferai… et même celle de quitter le pays, je le ferai aussi parce que ce n’est pas une vie… ce n’est pas une vie qu’on mène ici dans le camp…

Le camp signifie tant pour nous parce que nous y sommes nés et y avons grandi. Ici, chaque ruelle raconte une histoire…

Moukaram, 32 ans

Nous nous sommes inspirées de la terminologie de Lacan (2005), soit ses concepts du réel et du symbolique[11] afin de créer un outil d’analyse à travers ce que nous avons appelé le « camp réel » et le « camp symbolique » ; outil avec lequel on tente de comprendre le rapport qu’entretiennent les femmes avec le camp de Bourj El Barajneh. Si à travers l’analyse des récits des femmes, on voit émerger un camp réel et un camp symbolique, il existe une forme de tension entre ceux-ci ; le résultat de cette mise en tension montre que, pour les femmes, la survie se passe davantage dans la dimension symbolique du camp.

Comme le démontre l’anthropologue Michel Agier (2002), les camps de réfugiés sont bien plus que des terres prêtées par un État ; ils sont « synonymes de frontières, de déserts, parfois de prisons, [voire] d’espaces autres » (Agier 2002 : 267). Les camps sont des lieux « hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables » (ibid.). Si Agier insiste souvent sur le caractère « invivable » du camp, l’analyse des récits des femmes montre qu’il existe un caractère symbolique qui permet de « tolérer l’invivable ».

Comme nous l’avons vu, les femmes et leurs familles vivent dans un « camp réel », mais, pour le supporter, les femmes s’accrochent à un autre camp, cette fois-ci « symbolique ». Ce camp représente pour certaines femmes un point d’ancrage fort : plusieurs d’entre elles ont leurs racines dans le camp, elles y ont fait en quelque sorte leur vie, y ont grandi, s’y sont mariées, y ont eu leurs enfants. À travers ces événements, des liens se sont tissés avec des gens, avec les lieux aussi : il y a des souvenirs rattachés au camp. Le camp représente donc le refuge qui permet le lien entre le passé et le présent, avec des gens (voisins, membres de la famille, étrangers, etc.) et avec les lieux (la Palestine, son village, sa maison, sa terre). Mais parce que ces liens-ci peuvent dans la réalité s’effriter ou se transformer, ils sont recréés dans « l’imaginaire ». Le camp symbolique devient alors une condition nécessaire à la survie puisque pour qu’il y ait survie biologique, il doit y avoir survie sociale et psychologique.

Voilà qu’une tension se manifeste alors entre les deux camps. Le camp n’est pas seulement un espace physique et matériel, il est aussi porteur d’espoirs, de projets, de souvenirs. C’est en ce sens que le camp symbolique est représentatif puisqu’il vient en quelque sorte pallier les lacunes et la précarité du camp réel.

Le camp apparaît aussi comme une zone d’attente. Concrètement, les réfugiés palestiniens du camp de Bourj El Barajneh vivent sur une terre qui peut leur être arrachée à tout moment… du moins c’est ce que plusieurs femmes craignent. Ils vivent dans un pays dit « d’accueil » mais qui, à bien des égards, ne leur paraît pas accueillant. L’imaginaire, les liens avec le camp et la communauté constituent ce qui permet de tolérer le quotidien et de tenir bon dans cette zone de flottement.

Par ailleurs, le camp de Bourj El Barajneh a subi d’importants changements : l’espace homogène essentiellement palestinien des premières années n’est plus qu’un vague souvenir. Au fil des années, les guerres, les mouvements de population, et les modifications dans les pratiques des habitants ont contribué avec d’autres facteurs à transformer le camp en espace hétérogène qui témoigne d’un nouveau contexte de socialisation, de relations et d’identification.

La littérature sur les femmes réfugiées palestiniennes montre que celles-ci ont la responsabilité d’assurer la reproduction (sociale, culturelle, etc.) du peuple palestinien (Peteet 1991 ; Sayigh 1994, 2004, 2007 ; Latte Abdallah 2006a ; Caron 2012). Elles ont un rôle majeur à jouer afin de préserver les liens et d’assurer la survie quotidienne dans les conditions ardues de l’exil. Les femmes palestiniennes y sont souvent décrites comme des « gardiennes » : gardiennes de la mémoire, des valeurs, de la culture, de la famille et de la communauté. Or, les changements que le camp a subis à travers le temps ont mis – et mettent toujours – en danger ces structures dont elles sont « gardiennes ». L’image de la Palestine telle que recréée dans le camp s’effrite, et les rôles traditionnels des femmes sont de plus en plus difficiles à tenir. En effet, les conditions de vie dans le camp rendent ardus les rôles attribués traditionnellement aux femmes, en particulier ceux qui concernent la reproduction et la prise en charge du bien-être de la famille. Certaines femmes ont d’ailleurs le sentiment d’échouer. Compte tenu du fait qu’elles ne réussissent pas, ou alors péniblement, dans la reproduction physique, alimentaire, etc., plusieurs femmes s’investissent dans la reproduction des valeurs et de la culture « authentiques », soit dans le maintien de la Palestine, la « mère nation ».

À ce propos, un message revient systématiquement dans la majorité des récits : « El somoud », soit la capacité de tenir et de résister jusqu’à ce que le retour se réalise. Maintenir le rêve de la Palestine fait partie du devoir commun, c’est comme une « empreinte matricielle » au sens d’Edgard Morin (2000), un impératif, une norme, un ordre (politique, communautaire) dont il est difficile de se dégager. D’ailleurs, il est permis de se questionner : Est-il possible de ne pas rêver de la Palestine, de ne pas avoir ce rêve du « grand retour » ? Ou serait-ce renoncer à une lutte, trahir l’héritage de ceux et celles qui ont gardé et maintenu la mémoire ? Or, ces gardiennes de la mémoire, de la culture et des valeurs, ont une dette envers ceux et celles qui les ont précédées, d’où le devoir de poursuivre la lutte. Si elles décident de ne plus porter l’héritage, elles trahiront alors les leurs et la Palestine risquera de ne devenir qu’un mythe. Les femmes ont donc le devoir de perpétuer ce rêve. Une répondante a toutefois une position atypique… ou l’est-elle vraiment ?

Sanaa a ceci de particulier qu’elle n’a que très peu de liens dans le camp de Bourj El Barajneh, camp qu’elle a quitté pendant 30 ans pour la Libye. C’est la Lybie qui représente ses attaches et ses souvenirs. En outre, l’expérience libyenne de Sanaa apparaît comme une preuve qui montre qu’il y a une alternative tangible, un autre réel. Sanaa a toutefois été contrainte de quitter la Lybie à la suite d’une mesure de l’État libyen ordonnant l’expulsion de tous les travailleurs palestiniens du pays. Elle est à nouveau dans le camp de Bourj El Barajneh depuis 1995. Le retour de Sanaa ne s’est pas fait sans heurts, du fait que son fils y a brutalement été tué :

D’abord, quand nous sommes revenues de la Lybie, nous avions de bons rapports avec les gens du camp… puis on a tué mon fils devant moi […]. Après cet événement je suis devenue complètement « sauvage » ! J’ai attaqué l’homme [responsable de la mort de mon fils] avec un couteau mais je n’ai pas pu le toucher. Si j’avais pu l’atteindre, je te dis, je l’aurais tué comme il a tué mon fils !

Sanaa, 62 ans

Quand Sanaa parle maintenant de ses rêves, son « rêve ultime » se trouve ailleurs que dans le retour en Palestine. C’est donc dire que le rêve de la Palestine n’est pas partagé par toutes les femmes… À vrai dire, Sanaa ne rejette pas totalement la Palestine, ce qu’elle rejette, ce sont les illusions qui l’accompagnent. Elle veut quelque chose de palpable, un projet qu’elle peut réaliser. Le désir de Sanaa – comme celui de plusieurs autres femmes – est de quitter le camp, mais ce n’est pas pour la Palestine.

Tout ce parcours à travers les récits des femmes sur la vie dans le camp de Bourj El Barajneh montre que le lien qu’entretiennent ces femmes avec leur milieu est complexe. Il n’est guère question d’une dichotomie où certaines femmes parleraient de leur vie dans le camp comme d’une expérience exclusivement misérable alors que d’autres décriraient un camp chargé de souvenirs, de rêves et de relations significatives. Pour tenter de comprendre le véritable sens de la vie en camp de réfugiés, il est nécessaire de concevoir la présence de ces deux pôles (pôles représentés ici par le camp réel et le camp symbolique). Cette réflexion nous amène au questionnement épistémologique sur le réel. Si on définit le réel comme « ce qui existe effectivement, l’ensemble des choses qui sont » (Akoun et Ansart 1999 : 441), dès qu’on fait l’expérience du réel, on observe que celui-ci est difficile à saisir, qu’il nous échappe. De ce fait, en tentant de comprendre la « réalité » du camp de Bourj El Barajneh, on constate qu’elle dépasse de loin « l’ensemble des choses qui sont », c’est-à-dire qu’elle dépasse le niveau matériel et concret qu’on peut observer avec les habitations érigées les unes sur les autres, avec les conditions matérielles… bref, elle a aussi une dimension affective. La réalité du camp a besoin de cette composante pour faire sens et c’est justement dans le camp symbolique que celle-ci apparaît, c’est-à-dire lorsque les femmes parlent de leurs espérances, de leurs croyances, de leurs rêves et projets, de leurs liens avec les proches mais aussi quand elles évoquent l’Histoire, la mémoire et la patrie. Le camp symbolique a une réalité plus profonde que le camp réel ; les femmes se « nourrissent » en quelque sorte du camp symbolique, ce qui leur permet ensuite de survivre au camp réel. C’est précisément parce qu’il y a un camp symbolique que le camp acquiert son sens, que la vie dans le camp peut être tolérée.

Conclusion

La présente note de recherche cherchait à comprendre comment les femmes donnent un sens au camp de Bourj El Barajneh, à ce milieu qui est le leur depuis maintenant trois générations d’exilés au Liban. Les récits de vie des femmes ont permis de reconstruire les significations que l’exil prolongé et les guerres ont mises en péril et parfois détruites. Le texte montre comment cette reconstruction se fait : à travers les rapports sociaux maintenus par les femmes, et qui à leur tour permettent de conserver vivante la mémoire de la Palestine. En exil, les souvenirs, les liens recréés mais aussi les rêves sont des réalités qui permettent aux femmes de surmonter les conditions pénibles du camp. Ainsi, malgré les difficultés vécues dans le camp, pour nombre de Palestiniennes, le camp demeure hautement significatif. La Palestine originelle a certes disparu, mais elle a été maintenue vivante dans l’imaginaire collectif ; les femmes en sont d’ailleurs « les gardiennes ». À travers cette réflexion sur la survie des femmes dans le camp, on observe que celles-ci remplissent leurs fonctions traditionnelles de mères et d’épouses de même qu’elles assurent leurs devoirs, soit ceux de transmettre les valeurs de la société et d’assurer le bon déroulement du quotidien. Il y a toutefois des femmes qui, pour survivre, veulent prendre une autre voie que celle qui leur est traditionnellement réservée… mais ce faisant, elles se heurtent à des contraintes. Elles sont plusieurs à revendiquer des projets qui sortent des conventions érigées, projets qui pourraient signifier l’amélioration de leurs conditions matérielles, de leur condition de femmes, de réfugiées, etc. Or, ces femmes se heurtent à un camp réel qui limite l’affirmation des trajectoires individuelles. Le camp symbolique permet la survie, certes, mais cela n’empêche pas les femmes de réagir à l’oppression qu’exerce le camp réel sur elles.

Dans un article à venir, nous tenterons d’explorer l’articulation du camp symbolique par les femmes. Nous verrons comment, dans leur recherche d’un mieux-vivre dans le camp réel, les femmes s’y prennent pour se sortir de leur situation de pauvreté, d’oppression, etc., alors qu’elles se révèlent être des « actrices par la transmission ». Ainsi, nos nouvelles recherches tentent de voir comment les femmes investissent les différentes sphères de leur vie pour vivre, et non plus survivre, dans le camp de réfugiés.