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Le 1er août 2006, le journal officiel de la République démocratique du Congo (RDC) publiait la loi du 20 juillet 2006 visant « à prévenir et à réprimer sévèrement les infractions se rapportant aux violences sexuelles » (RDC 2006). La Loi de 2006 a ainsi introduit dans le droit pénal congolais de nouvelles infractions jusqu’alors inconnues du droit national et a actualisé la définition du viol conformément aux normes internationales applicables en la matière. Contrairement au processus habituel, la Loi de 2006 n’est pas d’initiative gouvernementale. Elle est en fait le résultat de l’action d’une coalition d’organisations non gouvernementales (ONG) congolaises et d’avocats soutenues par l’organisation américaine Global Rights (Breton-Le Goff 2009 : 335-345).

Confrontées depuis de nombreuses années à la prévalence des violences sexuelles dues aux guerres et à leurs conséquences, les organisations non gouvernementales se sont saisies du droit comme d’un instrument de lutte contre les violences faites aux femmes[2]. Ce faisant, elles ont transposé dans le droit interne toute une série de concepts novateurs développés au fil des années par les diplomates, les juristes et les juges internationaux. L’adoption de la Loi de 2006 par le parlement congolais fut donc considérée comme un progrès important et suscita l’espoir parmi des militantes des droits des femmes que la loi favoriserait une meilleure répression des violences commises à l’égard des femmes. Or, six ans après la promulgation de la loi, les espoirs sont déçus. Non seulement le taux de plaintes et de condamnations est faible par rapport à l’ampleur des crimes commis, mais de plus, la loi est souvent partiellement ou mal appliquée. Dès lors, la question se pose de savoir quelles sont les causes de ces résistances ? Au-delà de l’identification de leurs causes immédiates (manque de formation des magistrats et des policiers, sous-financement de la police et de la justice, corruption et ingérence politique, peur des représailles, honte et manque d’information des populations) (Breton-Le Goff 2012), ne faudrait-il pas aussi s’intéresser au substrat sociologique, culturel et juridique de la société congolaise ?

Pour ce faire, le recours à la sociologie et à l’anthropologie s’impose comme schéma de compréhension afin d’établir des stratégies améliorant la réceptivité de la norme. Or, le terrain africaniste, et notamment congolais, s’avère être particulièrement propice au recours à la socio-anthropologie[3]. Si l’on considère que le droit est un produit social qui traduit les valeurs de la société, lesquelles proviennent des individus qui se sont alliés par intérêt, alors le juriste doit se tourner vers la sociologie et l’anthropologie pour identifier le rapport des individus au monde et à la cosmologie ainsi que la structure et l’organisation sociales qui produisent des rapports de hiérarchie et ont un impact sur le contenu du droit[4].

Pour le juriste formé à l’école du positivisme volontariste, cette aventure en terra incognita pose de nombreux défis, à la fois conceptuels et méthodologiques[5]. Il conviendra donc en premier lieu de traiter de ces défis particuliers, et en second lieu de mettre en lumière les tentatives d’acculturation normative et d’imposition des valeurs définies internationalement et portées par les ONG dans la genèse de la Loi de 2006. La résistance à la pleine application de la Loi de 2006 s’explique en partie par le décalage existant entre le réel (le social), le culturel (le perçu et le reçu), et l’imposé (l’écrit), et par la confrontation entre les valeurs du droit international pénal et du droit international de la personne, celles du droit écrit congolais et la coutume[6].

Les défis conceptuels et méthodologiques rencontrés par le juriste de droit positif dans l’emprunt à la socio-anthropologie

Tenter de comprendre les processus de production normative requiert du juriste de droit positif qu’il accepte un certain nombre de prémices et sorte de sa zone de confort intellectuel[7]. Il doit tout d’abord accepter que le droit, en tant que « corps de règles ordonnant la vie en société » (Larroumet 1984 : 8) et dont la sanction relève exclusivement de l’État, puisse être produit en dehors de ce dernier. Une fois cela accepté, il en arrivera tout naturellement à s’intéresser au processus de formation des règles ; d’ailleurs, la reconnaissance de l’existence des coutumes en droit national comme en droit international comme sources du droit favorise la perception du droit comme produit et processus. Toutefois, la réalité du positivisme volontariste rattrape rapidement le juriste pour lui rappeler que le droit ne peut exister que dans le cadre de l’État et par l’action de l’État. Dès lors, quand bien même le droit serait généré par d’autres que lui, ce droit n’aurait d’autorité que dans la mesure où l’État lui en attribue.

Par conséquent, pour analyser l’échec de la Loi de 2006, le juriste doit accepter de faire sortir la production normative des mains de l’État et de concevoir le droit comme un processus influencé par les valeurs.

Sortir la production normative des mains de l’État

Au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, les écoles de pensée en droit ont été dominées par la doctrine volontariste. Selon cette école de pensée, seule la volonté de l’État crée le droit[8]. Le droit international a peut-être davantage été dominé que les autres par cette idéologie, à un point tel que l’on enseignait que le droit international était le droit créé par les États pour les États. Dès lors étaient exclus de la production normative les acteurs de la société tels que les syndicats, les citoyens, les mouvements sociaux, les ONG et les entreprises. Élément clé de validation de la production normative, l’État devenait le seul sujet de droit apte à créer du droit, reconnu à la fois par l’ordre juridique interne et l’ordre juridique international[9]. Ainsi, l’État est devenu le sujet primaire du droit international, reléguant par le fait même d’autres entités intervenant sur la scène internationale au rang de sujet secondaire, dérivé, dont l’existence, les droits et les obligations ne valent que grâce à la volonté de l’État. De même, en matière des droits de la personne, les individus qui se présentent devant les juridictions internationales ou régionales ne le peuvent que parce que l’État l’a permis par la ratification d’un traité. Il n’existe donc pas de droit naturel (au sens d’immanent) à se prévaloir d’un recours international.

Mais voilà qu’au début des années 1970, quelques juristes, certes peu nombreux, se sont intéressés aux ordres juridiques parallèles. Ils se sont orientés dans deux directions, la première étant celle du droit comparé en matière de droit privé avec une attention plus particulière à la coutume et aux droits qui en sont issus en Afrique[10], et la seconde étant celle du droit des « marchands »[11]. En effet, avec l’expansion des relations économiques et le poids grandissant des multinationales dans le commerce international, les « marchands » ont peu à peu élaboré leurs propres règles et modes de règlement des conflits. Confrontés à cette réalité, universitaires et législateurs ont été obligés de prendre acte de cette nouvelle réalité, les uns discutant à l’infini de l’existence de la Lex mercatoria, les autres, plus pragmatiques, endossant au nom de l’État ces règles produites par des entités privées. À l’issue de quoi, certaines conventions et traités internationaux ont été négociés et conclus entre États en matière de transport de marchandises, de transactions financières et de règlements des différends.

Pour les privatistes, ce fut au contraire la prise de conscience de la persistance de la coutume, encouragée dans certains domaines par l’administration coloniale[12], qui attira l’attention, sans toutefois remettre en cause fondamentalement le dogme du droit écrit, considéré comme rationnel. Les juristes dominés par la conception binaire du droit faisant prévaloir le droit écrit sur le droit oral en sont arrivés « à opposer le droit rationnel à celui qui ne l’est pas, puis le Droit (celui de la loi) au prédroit (la coutume) » (Le Roy 1990 : 8), sous-estimant ainsi systématiquement la coutume, y compris au sein même des systèmes juridiques occidentaux[13]. Du fait de leur formation, « les juristes francophones étaient ainsi amenés soit à dénier le caractère de Droit aux systèmes normatifs étrangers à leur rationalité, soit à les traduire dans leurs catégories et dans leurs systèmes de pensée, donc de les trahir » (ibid.).

Le pluralisme juridique[14] s’exprima de manière particulièrement forte en Afrique, et notamment en RDC. Non seulement la RDC est une nation peuplée de quelques 250 groupes ethniques différents, porteurs de presque autant de pratiques coutumières ou de leurs dérivés[15], mais elle a également connu l’imposition par le colonisateur du droit écrit, en l’occurrence du code Napoléon (Kangulumba Mbambi 2005 : 324)[16]. Dans certaines matières, et notamment en droit de la famille, la coutume concurrence et prédomine le droit écrit, en dépit du principe selon lequel le droit écrit prime sur elle. Ce retour vers la coutume est d’autant plus prégnant qu’il a été renforcé à compter de 1965 par l’idéologie du « retour à l’authenticité » prônée par l’ex-président Mobutu (Pauwels 1998 : 222). Dès lors, dans l’esprit des législateurs congolais il convenait de remettre à l’honneur les valeurs africaines, et de sélectionner dans les coutumes ancestrales « celles qui s’adaptent le mieux à la vie moderne, qui favorisent le progrès, qui créent une manière de vivre et de pensée dynamique et entièrement nôtre » (ibid.). Ainsi transformé, le droit de la famille congolais est devenu un mélange de coutume et de droit hérité de la colonisation. Le droit mixte ainsi produit traduit un certain nombre de valeurs considérées comme propres à la société congolaise. Il convient donc de comprendre comment le droit devient un processus axiologique.

Comprendre le droit comme un produit et un processus axiologique[17] et historique

Comprendre le droit comme un produit n’est pas un défi majeur pour les juristes car par essence la matière sur laquelle ils travaillent est le résultat d’un processus de transformation des prescriptions sociales et des besoins de la société en règles juridiques. Pour ce faire, il convient donc de passer par un processus d’identification des besoins ou des prescriptions, d’abstraction pour identifier l’essence de la prescription, de généralisation pour lui donner une portée générale, et d’attribution d’une conséquence afin de sanctionner le comportement fautif. Ce procédé de transformation du fait en droit a été décrit par Michel Virally (1960 : 11-36).

Toutefois, ce processus est teinté ou imprégné des valeurs de la société dans laquelle il se déroule ainsi que de la structure sociale qui la domine. C’est la raison pour laquelle Lévy-Bruhl affirme que si « les lois, les coutumes sont nombreuses et variées, elles ne sont pas produites par le caprice d’un ou de plusieurs hommes. Elles sont l’expression d’une volonté collective qui est soumise au déterminisme et qui par conséquent ne saurait être autre qu’elle n’est » (Lévy-Bruhl 1955 : 36-37). Ainsi, selon Le Roy :

Chaque société pense sa régulation selon les principes qui, par leur originalité, fondent son identité. Cette régulation obéit à une vision du monde, exprime des valeurs et des représentations qui sont considérées comme étant le fondement des sociétés et à ce titre explicitement ou implicitement religieuses.

Le Roy 1998 : 3

Dès lors, pour pouvoir comprendre le droit de l’autre et établir un dialogue entre les deux, il convient de rentrer dans l’intimité du corps social, de comprendre son histoire et son évolution, ainsi que ses valeurs et son organisation[18]. Et comme l’affirme Le Roy, le défi fondamental du Droit comparé est de « se situer simultanément dans plusieurs topoi ayant chacun sa propre logique et exprimer ce qu’ils ont en commun dans une langue de communication (anglais, français, espagnol) ayant sa propre logique mais sans détruire la logique de chaque Droit en particulier » (Le Roy 1990 : 11). Mais avant de tenter d’établir des ponts entre ces deux topoi, il convient de comprendre le rapport au monde de l’autre, « sa façon de concevoir l’organisation du monde et d’expliquer la création de la société, le rôle du créateur, la place de l’homme dans la société, etc. » (Le Roy 1990 : 10). Ainsi, il convient de se rappeler qu’« en Afrique centrale, trois idées maîtresses forment le support de la structure sociale et de la pensée en général : l’existence d’une force vitale qui unit les générations, la hiérarchie au sein de la famille et la primauté de la communauté » (Ntampaka 2004 : 3).

Dans la société traditionnelle congolaise, Dieu est au sommet de la hiérarchie, il donne la force vitale aux ancêtres, lesquels l’entretiennent de génération en génération. Le père est chargé d’entretenir cette force vitale et est le seul à pouvoir traduire dans ses paroles et ses actions la volonté des ancêtres. Le père ou le patriarche concentre donc les pouvoirs judiciaire, administratif et religieux au sein de la famille[19]. Par ailleurs, l’exclusivité de la relation entre le père et les ancêtres empêche de fait toute contestation de son autorité, tout en écartant du schème de pensée un possible pouvoir des femmes[20] en dehors des sphères restreintes qui leur sont communément reconnues : le travail domestique et l’éducation des enfants (Malu Muswamba 2006 : 23).

D’autre part, dans la hiérarchie sociale en RDC, non seulement l’individu n’a de droit qu’en fonction de son poste ou de sa responsabilité au sein du groupe[21], mais qui plus est, « les postes à responsabilité ne sont occupés que par ceux que la nature a placé au rang de chef » (Ntampaka 2004 : 22). Dès lors, la structure sociale en RDC pérennise des structures inégalitaires entre chefs de villages et villageois, entre hommes et femmes, entre parents et enfants, entre aînés et benjamins, entre frères et soeurs, entre chefs de famille et autres membres de famille.

Élevée dans cette vision d’un patriarcat dominateur, la femme en arrive à accepter le mode de vie que celui-ci impose comme une donnée naturelle et logique en dehors de laquelle tout autre comportement serait considéré comme une déviance par les membres de la communauté ou de la famille.

Madungu Tumwaka 2005 : 3

Enfin, le groupe prime sur l’individu. En zone rurale, davantage imprégnée par la coutume qu’en ville, le maintien de la cohésion familiale et de l’harmonie sociale est la base de la relation du groupe familial avec la communauté. Contrairement aux objectifs de notre droit pénal qui repose principalement sur la dissuasion et accessoirement sur la réintégration, les règles coutumières insistent sur le fait que la punition doit permettre au fautif de s’amender et de réintégrer le groupe, faisant en sorte qu’il ne puisse y avoir de gagnant et de perdant (Ntampaka 2004 : 33-34). Dès lors, tout processus de confrontation tel qu’incarné par le processus judiciaire est mal perçu. En permettant à chacun de faire valoir son droit contre son groupe social, sa famille ou son État, l’action en justice permet de pérenniser le conflit en déclarant un perdant et un gagnant et en fixant les limites de la réparation (Ntampaka 2004 : 10). Il est dès lors aisé de comprendre que la logique qui domine le droit issu de la colonisation, ainsi que celle qui imprègne le droit international, lui-même fortement inspiré des droits occidentaux, rencontre des résistances car ces derniers font prévaloir l’individu sur la communauté, la justice individuelle sur la paix communautaire. C’est donc dans ce contexte que les prescriptions du droit international tentent de s’imposer à la société congolaise, heurtant ainsi de plein fouet ses valeurs et certaines règles coutumières.

Acculturation normative et imposition des valeurs définies internationalement

La Loi de 2006 élaborée par les ONG et des consultants internationaux introduit dans le droit congolais diverses dispositions conventionnelles internationales qui bien qu’entérinées par le gouvernement congolais n’avaient jamais été intégrées dans le droit interne[22]. Dès lors, la Loi de 2006 est apparue comme une promesse de remise en cause des mécanismes structurels et culturels de discrimination sexuelle et de violence à l’égard des femmes. Pourtant, force est de constater que cette tentative d’imposer les normes internationales et les valeurs qu’elles incarnent n’a, jusqu’à présent tout au moins, pas atteint son objectif. Pour tenter de comprendre cet échec, il convient donc de mettre en évidence les facteurs juridiques et sociologiques qui constituent des freins à l’application des nouvelles dispositions de 2006.

Le droit congolais en matière familiale et privée : un exemple de pluralisme juridique qui renforce les valeurs des sociétés traditionnelles

La RDC est l’exemple même du pluralisme juridique. En effet, il subsiste dans le droit écrit congolais des dispositions qui entérinent les principes portés par les règles coutumières quand elles ne renvoient pas directement à ces derniers. Le code congolais de la famille a été promulgué en 1987 et a tenté d’unifier les règles coutumières et le droit écrit, lequel s’inspirait parfois largement du droit de la puissance coloniale (Ntampaka 2004 : 137)[23]. Or, déjà en 1940 le droit colonial avait, dans certaines limites toutefois, donné préséance à la coutume en matière privée et familiale. Le code de la famille de 1987 ne devait pas déroger à cette règle[24]. Toutefois, en choisissant de prioriser le droit coutumier sur le droit écrit en matière familiale et privée (Sacco 2009 : 348), le droit congolais de la famille et son droit pénal ont permis de maintenir les structures profondément inégalitaires dans les rapports familiaux et le mariage, subordonnant systématiquement les femmes à l’autorité des hommes et priorisant la négociation comme système de résolution des conflits[25]. C’est ce que démontre l’analyse des dispositions du code de la famille congolais et du code pénal d’avant 2006.

Les dispositions qui renvoient directement à la coutume sont nombreuses. Il en est ainsi par exemple des fiançailles (articles 338 et 340)[26], de la célébration du mariage qui peut être civil ou coutumier (art. 368), de la détermination de la dot (art. 362) et de son versement comme condition essentielle du mariage (art. 361 et 426).

D’autres dispositions s’inspirent plus directement des principes ou valeurs portés par la coutume et parfois confortés par le droit la puissance coloniale. Tel est le cas du devoir d’obéissance de la femme envers son mari (art. 444), de l’administration des biens de la famille par le père (art. 445), du choix du domicile du couple qui est imposé par le mari (art. 454) et de l’incapacité des femmes mariées à contracter ou ester en justice en matière civile sans l’autorisation de leur époux (art. 448 et 450) ou du Conseil de famille lorsque ce dernier est incapable de consentir (art. 449). Enfin, le code de la famille oblige les époux à la communauté de vie et à la consommation du mariage (art. 453). À cet effet il convient de rappeler que de la fécondité de la famille dépend la force vitale du groupe (Ntampaka 2004 : 21). La consommation du mariage est si fondamentale que la grossesse empêche les parties d’en demander la nullité pour défaut de capacité (art. 406). Enfin, sont sous l’autorité du chef de famille les enfants mineurs ainsi que les enfants non mariés, y compris les majeurs qui demeurent encore sous le toit du chef de famille (art. 443). La loi récente portant sur la protection de l’enfant rappelle d’ailleurs à ce dernier qu’il a le devoir de : « obéir à ses parents, respecter ses supérieurs, les personnes âgées et celles de son âge en toute circonstance »[27]. Les choix opérés par le législateur congolais illustrent donc l’attachement de la société aux règles coutumières et à leurs valeurs.

Ces valeurs se reflètent également dans le traitement qui était accordé aux crimes de violence sexuelle en droit congolais. Jusqu’en 2006, le code pénal congolais ne comportait que trois infractions sexuelles : l’attentat à la pudeur, le viol et l’attentat aux moeurs, au rang desquels figure le proxénétisme[28]. L’ensemble de ces infractions était, et est toujours, classé sous le chapitre des « infractions contre l’ordre des familles » et non sous celui des infractions à l’égard des personnes. Non défini dans le texte, le viol a fait l’objet d’une définition jurisprudentielle qui le concevait comme :

La conjonction sexuelle que l’homme peut imposer à la femme par la violence. Autrement dit, l’acte par lequel une personne du sexe masculin a des relations sexuelles avec une personne de sexe féminin contre le gré de celle-ci, soit que le défaut de consentement résulte de la violence physique ou morale, soit qu’il résulte de tout autre moyen de contrainte ou de surprise.

Bolongo 1985 : 328

Dans l’esprit des juges congolais, le viol ne concernait que les femmes et impliquait une pénétration vaginale qui avait été imposée par la violence ou la ruse[29]. Tout autre crime de violence sexuelle relevait alors de l’attentat à la pudeur, qu’ils consistent en des attouchements, de l’exhibitionnisme ou du harcèlement sexuel. En matière d’inceste, le droit congolais envisageait cette infraction sous l’angle de l’interdit coutumier, qui empêche le mariage incestueux, plutôt que sous l’angle des crimes contre les personnes[30] (Akele Adau et al. 2003-2004 : 125). Dès lors, dans les faits, les poursuites des crimes de violence sexuelle étaient relativement limitées en nombre et à un type de crime, le viol (ibid. : 194-199). De plus, des plaintes étaient rarement déposées en cette matière, les familles préférant trouver un arrangement à l’amiable et sauvegarder l’honneur familial et la paix sociale (Bady-Kabuya 2008). Les amendes transactionnelles étaient courantes. La famille du délinquant était alors invitée à proposer un dédommagement à la famille de la victime, qui pouvait prendre la forme de biens ou de promesse de mariage. La Loi de 2006 avec sa vision particulière qui tend à mettre l’individu au centre des préoccupations remet en cause un certain nombre de dispositions législatives et de pratiques coutumières et provoque un choc normatif et social important.

Les apports de la loi de 2006 et le choc des normes sociales : De la difficulté de poursuivre le viol

L’adoption de la Loi de 2006 constitue une innovation à plus d’un titre. En premier lieu, elle ajoute au code pénal de nouvelles infractions pénales telles que le mariage forcé, la prostitution forcée, la grossesse forcée, l’esclavage sexuel, la stérilisation forcée et le harcèlement sexuel[31]. En second lieu, elle élargit la définition du viol de façon à inclure le viol des hommes, les actes de pénétration non vaginaux ainsi que les pénétrations avec objets. La violence et la ruse ne sont plus déterminantes pour établir le viol puisque la notion de consentement est dépendante des circonstances coercitives physiques et psychologiques[32]. Enfin, la Loi de 2006 a relevé l’âge de protection des mineurs, désormais fixé à 18 ans au lieu de 14 ans, et a interdit les amendes transactionnelles qui permettaient un règlement amiable. Par conséquent, avec la Loi de 2006, les procureurs et les juges disposent désormais des outils nécessaires à la répression des crimes de violence sexuelle.

Pourtant, dans la pratique, le nombre de poursuites pour ce type d’infractions est très en-dessous de ce qu’il devrait être. Non seulement seules les infractions de viol sont poursuivies, mais surtout ces dernières concernent dans leur très grande majorité des victimes mineures. De plus, les condamnations sont très souvent inférieures à la peine minimale prévue par la loi (IRIN 2011)[33]. Il semble donc que l’application des dispositions de la Loi de 2006 rencontre un certain nombre de résistances à la fois au sein de la population en général, mais également auprès de certains magistrats qui la trouvent mal adaptée à la réalité sociologique et culturelle.

La conciliation plutôt que la justice : sauvegarder l’harmonie communautaire

En tout premier lieu, comme le mentionnait Ntampaka, les familles préfèrent résoudre à l’amiable les litiges qui opposent leurs membres ou qui les opposent à ceux de leur communauté. Le recours à la justice marque l’échec des négociations. La recherche du maintien de la paix sociale est si importante que les familles préfèrent retirer leur plainte et obtenir « un arrangement en famille » (Bady-Kabuya 2008 : par. 8). En second lieu, lorsqu’il y a plainte, c’est bien souvent une décision du conseil de famille. Or, la Loi de 2006 ainsi que les ONG de défense des droits des femmes encouragent des jeunes-filles et les jeunes-femmes à porter plainte de manière individuelle, ce qui constitue sans nul doute une violation de la règle de la primauté du groupe sur l’individu et de l’obéissance au père, particulièrement pour les enfants demeurant encore sous le toit familial. Aussi, pour inciter les victimes à porter plainte, les militantes des droits de l’homme effectuent-elles régulièrement des campagnes d’informations dans les villages de l’Est de la RDC de manière à convaincre les Mwami[34] et les patriarches de l’importance du crime et du recours à la justice.

Filles violées : filles abimées ; femmes violées : femmes salies

La prévalence des poursuites de viols de mineures[35] s’explique par la différence de statut entre la jeune fille et la femme mariée, ainsi que par l’importance de la virginité[36].

La virginité est un élément important dans les sociétés qui fondent le mariage sur la reproduction. Ainsi en RDC, « La virginité de la jeune fille est source d’honneur pour ses parents. Elle est synonyme d’un bon encadrement de la jeune fille par ceux-ci » (Bady-Kabuya 2008 : par. 15). Aussi, celle-ci se monnaye lors de la négociation de la valeur de la dot, pratique coutumière qui est par ailleurs avalisée et réglementée par le droit écrit. La jeune fille célibataire a donc une valeur d’échange concrétisée par la dot (Malu Muswamba 2006 : 28) et sa virginité ajoutera à sa valeur, permettant ainsi de réclamer au futur époux un supplément (Bady-Kabuya 2008 : par. 15). Dans ce contexte, il est aisé de comprendre que les rapports sexuels en dehors du consentement des parents constituent à la fois un déshonneur pour les parents, mais également une perte potentielle de revenu. On dit alors que la fille est « abimée » (ibid.). Par conséquent, les familles ont tendance à rechercher des arrangements amiables avec la famille du violeur afin de réparer l’honneur de la famille, de récupérer le montant de la dot et d’assurer un statut social à la jeune fille en lui permettant d’épouser son violeur ou un membre de sa famille[37].

D’autre part, il convient de se rappeler que selon la coutume la femme mariée est célébrée pour son rôle de mère. Le corps de la femme, de par sa fonction reproductive, est sacralisé[38].

Tandis que la femme affirme son pouvoir (pro)créateur à travers le corps qui enfante et les mains qui travaillent la terre, l’homme affirme son pouvoir d’organiser et de transformer la matière. Ainsi, la femme est-elle source de vie. Son corps est le lieu où les âmes appelées à s’incarner prennent chair et viennent au monde. La femme est d’abord et avant tout perçue comme la mère dont la première fonction est de nourrir les siens[39].

Malu Muswamba 2006 : 25

Aussi, le viol de la femme mariée dont la destinée est l’enfantement pour la perpétuation du lignage[40] constitue une salissure indélébile qui provoque répudiation et bannissement de la communauté[41]. De plus, dans la famille africaine, les rôles sont clairement délimités et il revient à l’homme de protéger son épouse. Dès lors, tout manquement à cette obligation est vécu par l’époux et perçu par la communauté comme un échec.

Le viol conjugal ? Quelle incongruité !

Enfin, porter plainte pour viol conjugal semble totalement incongru. Même si la Loi de 2006 ouvre à cette possibilité, il semblerait que les plaintes soient inexistantes. Cela ne saurait surprendre car non seulement le code de la famille exige-t-il la consommation du mariage, mais encore les jeunes filles sont-elles éduquées dès leur enfance à servir leur époux, à lui apporter plaisir et descendance et à accomplir les tâches domestiques qui leur reviennent (International Alert 2010 : 37)[42]. Interrogée sur l’idée que les femmes de Kaniola existaient avant tout pour satisfaire, une personne de Walungu déclare la chose suivante :

En ce qui concerne la situation des femmes, ça commence quand elles sont petites filles ; elle grandit dans ce contexte, elle se marie et elle sait qu’elle doit aller vers son mari pour faire des enfants, et aussi elle doit être totalement soumise, elle ne peut jamais dire « non » à ce que son mari lui dit ; c’est la situation dans laquelle se trouvent les femmes ici chez nous.

International Alert 2010 : 37

Il apparaît donc que l’idée maîtresse de la hiérarchie et de la toute-puissance patriarcale, associée à celle de la fonction reproductrice du mariage, qui par ailleurs sont toutes deux confortées par le code de la famille et la coutume, empêchent les femmes de concevoir la possibilité que les relations sexuelles imposées dans le cadre du mariage soient illégales.

Comment comprendre que le statut social du « mariage » cache des crimes de mariage forcé

Le mariage est l’institution clé de la société congolaise. Hommes et femmes se définissent et trouvent leur identité sociale à travers le mariage et la descendance. Le pluralisme juridique a donc joué une part extrêmement importante dans ce domaine en tendant à faire coexister coutume et droit écrit, avec des résultats qui s’avèrent en contradiction avec le droit international. La tentation est de plus en plus grande de criminaliser le mariage forcé et de poursuivre les parents ou tuteurs qui ont contraint au mariage.

Dans le langage courant, il est usuel de regrouper plusieurs types de situations allant du mariage non consenti au mariage arrangé et au mariage précoce sous le concept général de « mariage forcé ». Toutefois, les juristes distinguent entre ces différentes sortes de mariage tout en étant conscients de leur chevauchement dans la pratique. Aussi, pour le législateur interne comme pour le juriste international, le mariage forcé est d’abord et avant tout un mariage qui est conclu sans le consentement libre et éclairé de l’un des époux[43]. Il peut prendre la forme d’un mariage précoce dans la mesure où la capacité des enfants et des adolescentes à pleinement et librement consentir est a priori insuffisante. Enfin, le mariage arrangé par les parents, en tant qu’accord conclu entre deux familles peut, lorsque le consentement des époux est obtenu par la menace, la contrainte, la violence, ou à la faveur d’un environnement économique, social ou psychologique coercitif, se transformer en mariage forcé (Dostrovsky et al. 2007). La Loi de 2006 ainsi que la Loi sur la protection de l’enfance ont toutes deux intégré les dispositions du droit international. La première en criminalisant le mariage forcé (non consenti) des mineurs comme des adultes[44] ; la seconde en interdisant les fiançailles et les mariages d’enfants (soit les moins de 18 ans)[45].

Or, l’analyse des coutumes congolaises en matière de mariage démontre que certaines d’entre elles favorisent sans nul doute la célébration de mariages forcés[46]. En RDC, le mariage est une alliance entre deux familles[47]. Il n’est donc nullement surprenant que de nombreux mariages soient arrangés par les parents[48]. Par ailleurs, le lien qui rattache les époux à leur communauté matrimoniale ne s’éteint pas avec le décès de l’un des époux. « En effet, le mari ou la femme reste membre à part entière de sa famille matrimoniale après la disparition de son conjoint » (Kuyu 2005 : 89). C’est donc dans ce contexte que les pratiques de lévirat ou de sororat prennent place[49]. Elles permettent de sauvegarder l’alliance entre les deux familles. Le code de la famille congolais consacre d’ailleurs ces pratiques coutumières en spécifiant que le mariage en ligne collatérale est interdit « entre alliés ou d’autres parents collatéraux pour autant qu’il soit formellement interdit par la coutume »[50]. Cela revient à affirmer que la coutume a préséance et que dès lors que le lévirat ou le sororat sont autorisés par la coutume, il ne sont pas illégaux.

D’autre part, le code de la famille maintient dans son dispositif des articles qui permettent les fiançailles et le mariage des garçons de plus de 18 ans et des filles de plus de 15 ans, avec possibilité de dérogation à 14 ans[51]. Cette disposition est clairement contraire à la loi sur la protection de l’enfance et devrait être abrogée. Mais quand bien même cette disposition serait abrogée, les mariages précoces et forcés pourraient persister. En effet, dans la mesure où le code de la famille permet de choisir entre le mariage civil et le mariage coutumier[52], il permet la conclusion de mariages dont les conditions de validité (consentement, âge, versement partiel de la dot) ne sont pas évaluées par un officier d’état civil, mais par la famille et les invités[53]. Cela signifie qu’à défaut d’enregistrement, un mariage coutumier conclu en deçà de l’âge légal ou sans vérification de la qualité du consentement pourra perdurer et exister, et ce, sans que sa validité puisse véritablement être remise en question[54]. Et il en est ainsi parce que le droit écrit empêche de prononcer la nullité du mariage lorsque la jeune fille est enceinte ou a atteint l’âge du mariage[55]. Par conséquent, le mariage forcé ou le mariage précoce qui normalement auraient été frappés de nullité sont validés a posteriori par un état de fait qui peut résulter d’un rapport sexuel, lui aussi non consenti. Ces messages portés par la coutume et le droit écrit placent en fait la sexualité et l’enfantement au centre du lien marital au point de mettre les individus et les familles devant le fait accompli. C’est d’ailleurs ce qui se produisait lors des mariages par rapt, ancienne coutume condamnée par l’administration coloniale qui semble avoir persisté[56].

Conclusion

Le but de cet article est de mettre en évidence les points d’achoppement entre le droit coutumier, le droit écrit et le droit international. Ce faisant, il expose les raisons sociales, culturelles et juridiques de la résistance à la pleine application de la Loi de 2006. Il démontre ainsi à quel point l’ensemble des normes sociales, coutumières et culturelles pèsent encore sur les réflexes des victimes, des familles et des communautés qui se tournent vers les modes traditionnels de règlement des litiges. Elles pèsent également sur la capacité à accepter et à comprendre des règles juridiques qui remettent en cause de manière assez fondamentale les structures sociales et les principes d’organisation qui les sous-tendent. Par ailleurs le maintien de ces schèmes de pensée est conforté par le fait que la coutume et le droit écrit renforcent certains des principes fondateurs de la société, à la base même de la discrimination et de la violence à l’égard des femmes.

Certains peuvent prétendre que les ONG ont pêché par orgueil en plaquant une législation internationale guidée par des valeurs différentes sans en mesurer toute la portée et sans engager le gouvernement à abroger les dispositions juridiques contradictoires. D’autres, au contraire, et notamment les activistes de droits de femmes à l’origine de la loi, s’attachent à l’application intégrale de cette Loi de 2006, luttant pour l’égalité et de respect des femmes dans la société. Bien que le but initial de cette loi fût de lutter contre les violences sexuelles commises dans le cadre des conflits se déroulant à l’Est de la RDC, la Loi de 2006 contient un potentiel important de transformation sociale qui va bien au-delà de la simple lutte contre l’impunité.

Toutefois, ce potentiel de transformation ne peut se produire par la seule pensée magique juridique. Il doit être soutenu par un mouvement de fond plus vaste qui questionne les choix sociaux et les valeurs portées par la coutume et le droit écrit. Le gouvernement, les ONG, la société civile, les chefs de villages ainsi que les chefs de famille ont tous un rôle à jouer en ce sens. Seul le passage du temps et les études de terrain nous permettront d’identifier la réceptivité de la norme, le changement des mentalités, voire même les arbitrages opérés par les communautés rurales, villageoises et citadines.