Résumés
Résumé
Cet article explore les formes contemporaines et émergentes de la nostalgie dans la ville de Moscou. Il examine ce thème à travers le prisme de trois espaces architecturaux qui nous parlent de la nostalgie en tant que condition culturelle et temporelle spécifique, postsocialiste : le Parc des sculptures de Moscou, la cathédrale du Christ-Sauveur reconstruite et le centre commercial de la place Manezh. J’avance que ce qui est à l’oeuvre, sur le plan politique, dans ces lieux est un certain type de dé-idéologisation qui est devenue le « nouveau style » de la Russie postsoviétique. La dé-idéologisation a tourné en norme historique, en mode affective, et j’avance que c’est précisément en raison de ce processus que « l’industrie de la nostalgie » est apparue. Cet article prend l’attachement à la nostalgie au sérieux, mais plutôt que de considérer la nostalgie comme un symptôme sur un plan analytique, mon intérêt se porte sur son examen en tant que condition historique, en tant que réponse temporelle qui apparaît à un moment particulier.
Mots‑clés:
- Rethmann,
- postsocialisme,
- nostalgie,
- Moscou
Abstract
This article explores the current formations of nostalgia as they have emerged in contemporary Moscow. It examines this theme through the prism of three architectural spaces that tell us something about nostalgia as a postsocialist and specific cultural and temporal condition : Moscow’s Park of Sculpture, the rebuilt Cathedral of Christ the Savior, and the shopping mall in Manezh Square. I argue that what is politically at work at these sites is a certain kind of de-ideologization that has become “the new style” in postSoviet Russia. De-ideologization has turned into a historical norm, an affective fashion, and I argue that it is precisely because of this process that a “nostalgia industry” has emerged. This article takes the attachments of nostalgia seriously, but rather than looking at nostalgia as an analytical symptom, I am interested in examining it as a historical condition, a temporal response that emerges in a particular moment in time.
Key Words:
- Rethmann,
- post-socialism,
- nostalgia,
- Moscow
Resumen
Este artículo explora las formas contemporáneas y emergentes de la nostalgia en la ciudad de Moscú. Examina dicho tema a través del prisma de tres espacios arquitectónicos que nos hablan de la nostalgia en tanto que condición cultural y temporal específica post-socialista: El Parque de las esculturas de Moscú, la catedral de Cristo-Salvador reconstruida y el centro comercial de la plaza Manezh. Propongo que la causa operante, sobre el plan político, en dichos sitios es un cierto tipo de desideologización que se ha convertido en el «nuevo estilo» de la Rusia post-soviética. La desideologización se ha convertido en norma histórica, en modo afectivo, y propongo que es precisamente debido a ese proceso que ha surgido «la industria de la nostalgia». Este artículo toma en serio el apego a la nostalgia, en lugar de considerarla como un síntoma en el plano analítico y la examina en tanto que condición histórica, en tanto que respuesta temporal que surge en un momento particular.
Palabras clave:
- Rethmann,
- post-socialismo,
- nostalgia,
- Moscú
Corps de l’article
Moscou est la ville des mélancoliques et des neurasthéniques, à ce qu’il semble. Cela remonte à loin. Le premier (et peut-être le plus célèbre) des mélancoliques de la Moscou révolutionnaire fut sans doute Walter Benjamin qui, en 1928, visita la ville en soupirant après l’expérimentation culturelle et un amour non partagé. Mais, bien sûr, il y en eut (et il y en a encore) d’autres. Ici, je ne me réfère pas seulement à ceux qui portent la marque des voyageurs cultivés – André Gide, Martha Gellhorn, André Malraux, Ernest Hemingway, H.G. Wells et Romain Rolland (pour n’en nommer que quelques-uns, tous intellectuels européens et nord-américains) – ce que Walter Benjamin n’était certainement pas – mais aussi à un bon nombre d’analystes contemporains de la culture qui portent le deuil d’une vision collectiviste et d’une alternative socialiste viable. En général, les commentateurs culturels considèrent la nostalgie comme une composante clé de la culture contemporaine (Jameson 1991), la nostalgie se voyant conférer en outre un surplus analytique de sens et de valeur dans les études culturelles postsoviétiques (voir, par exemple, Yurchak 2006 ; Boym 2003 ; Flatley 2001 ; et Buck-Morss 2000 ; ainsi que l’anthropologue Dominic Boyer 2006). Les explications qui se font jour concernant ce surplus signalent d’ordinaire l’insatisfaction générée par les conditions actuelles, le déclin des significations politiques formelles et des systèmes de valeurs économiques, ainsi que des visions sentimentalistes du passé. Bon nombre d’analyses culturelles ont également tendance à décrire la nostalgie comme le côté obscur, potentiellement conservateur et auto-destructeur, de la conscience politique et de l’agir, fréquemment marqué par des principes et des idéaux progressistes. La nostalgie, tout comme sa jumelle la mélancolie, soutient Wendy (2003), n’est pas une condition, mais plutôt un symptôme : le symptôme d’habitudes de pensée et de craintes dépassées, le signe d’une économie émotionnelle saturée de sentiments de perte. La perte qui déclenche la mélancolie est presque toujours inavouée, et déclasse donc tout désir de guérir de la réalité de la perte, de vivre dans le présent en en étant libéré, de ne plus en subir le fardeau. C’est cette économie émotionnelle qui fait de la nostalgie une condition permanente ; en réalité une structure de désir plutôt que de réponse transitoire à la perte et au deuil. Ainsi, dans l’économie du désir inassouvi, la nostalgie se rapproche de ce que Mikhaïl Bakhtine avait un jour appelé fort justement « l’inversion historique » – l’attachement à un idéal qui n’est pas vécu mais plutôt projeté dans le passé. Cet essai prend au sérieux les attachements de la nostalgie, mais au lieu de considérer ici la nostalgie comme un symptôme analytique, je m’intéresse à l’examiner en tant que condition historique, comme une réponse temporelle qui se fait jour à un moment particulier.
Aussi loin que l’anthropologie soit concernée, la trajectoire analytique de cet article peut paraître inhabituelle. Au lieu de m’attaquer aux formations culturelles postsocialistes plutôt instables d’un point de vue uniquement social ou économique, je m’aventure dans le paysage culturel postsoviétique à travers des formations spécifiques d’identifications et d’affects mélancoliques. C’est-à-dire qu’au lieu d’approcher le thème de la nostalgie et de la perte à partir de la notion assez dépourvue de problématique des conditions terre-à-terre (comme si la terre était toujours déjà là), j’examine ce thème à travers le prisme d’espaces architecturaux particuliers qui nous parlent de la nostalgie comme d’une condition culturelle relevant d’une temporalité particulière, postsocialiste. Ici, le Parc des sculptures de Moscou, la cathédrale du Christ-Sauveur reconstruite et le centre commercial de la place Manezh serviront ce propos. Bien qu’ils soient disparates en termes de fonctions et d’usages, ces espaces peuvent être considérés ensemble, à la fois par leur structure temporelle et émotive, et par leur aptitude à rendre la nostalgie manifeste aux yeux du public. J’avance que ce qui se trouve politiquement à l’oeuvre dans ces sites, c’est un certain type de dé-idéologisation qui est devenue le « nouveau style » de la Russie postsoviétique (Boym 2000 : 57). N’étant plus subversive – ce que l’on aurait pu par exemple dire des premières années de la Perestroïka – la dé-idéologisation s’est muée en norme historique, en mode affective, et j’avancerais que c’est précisément à cause de ce processus que la « nostalgie industrielle », ainsi que l’a surnommée Régine Robin (1997), a pu émerger. Les sites dont je discuterai ici conservent la viscosité d’une histoire non résolue, tandis que simultanément la sécheresse cassante du capitalisme consumériste les marque comme des formes vides.
Ayant la capacité de mettre à distance et de rapprocher simultanément, la nostalgie nous exile du présent en même temps qu’elle nous rapproche d’un passé imaginaire. Ce passé (simple, pur, facile, beau) est construit, puis expérimenté émotionnellement, en conjonction avec le présent – lequel, en retour, est construit comme compliqué, anarchique, difficile, répugnant et conflictuel. La distanciation nostalgique assainit en même temps qu’elle sélectionne, pour rendre le passé achevé, stable, cohérent, à l’abri de l’inattendu, du trouble, de l’accident ou de la trahison – en d’autres mots, pour le rendre tellement différent du présent. Le travail culturel de la nostalgie pourrait donc bien être moins une question de simple mémoire qu’une projection complexe : l’évocation d’une histoire partielle et idéalisée se mêle de l’insatisfaction générée par le présent. Le pouvoir de la nostalgie, donc, provient en partie de son association structurelle de deux temps différents : un présent inadéquat et un passé idéalisé. Qualifier quelque chose de nostalgique revient donc moins à décrire quelque chose (une entité) en soi qu’à attribuer une qualité de réponse. La nostalgie n’est pas quelque chose que l’on perçoit dans un objet : c’est ce que l’on ressent quand deux moments temporels différents s’assemblent et portent souvent un poids émotionnel considérable. Dans le cas de la nostalgie, c’est l’élément de réponse – de la participation active, autant intellectuelle qu’affective – qui lui confère son pouvoir.
La méthode utilisée ici s’inspire de la pratique d’investigation de Benjamin, de l’analyse centrée sur l’image et le montage, plutôt que de celle plus centrée sur les faits de l’historiographie plus traditionnelle. En tant qu’historien, Benjamin prisait l’exactitude, non pas pour atteindre une compréhension herméneutique du passé « tel qu’il était vraiment », mais plutôt pour le choc provoqué par des citations historiques arrachées à leur contexte d’origine, « d’une forte prise, apparemment brutale », et apportées dans le présent le plus immédiat. Cette méthode créait ce qu’il appelait « des images dialectiques » dans lesquelles le démodé ou l’indésirable paraissaient soudain avoir cours, et le nouveau, le désiré, paraissaient être la répétition du même. Pour découvrir la mélancolie présente – ou non – dans les lieux mémoriels de Moscou, je suis sa technique d’investigation telle qu’il la suggère dans le Livre des passages (Benjamin 1999b ; paru à l’origine sous le titre Passagenwerk) : au lieu d’examiner « les grands hommes » et les évènements célèbres de l’historiographie soviétique, j’examine certains lieux où se trouvent sous forme manifeste les « refusés » et les « détritus » de l’histoire, les traces variées de la vie collective quotidienne, à demi dissimulées. Mais cependant, ces lieux que j’examine ne peuvent pas être entièrement interprétés ; ils sont irréductibles à un langage anachronique, suggèrent des dimensions variées de l’expérience vécue et leur présence hante comme des fantômes. Au lieu de traiter de ces endroits comme de simples métaphores architecturales, je les regarde comme les écrans de la mémoire des habitants de la ville, des projections de souvenirs contestés.
C’est un chemin quelque peu inhabituel pour l’analyse des formations postsoviétiques. Tandis que, dans les débuts de l’anthropologie et des études culturelles postsoviétiques, la plupart des analyses se concentraient sur les mécanismes du nationalisme autant que sur le déplacement physique et la pauvreté, au cours de ce que l’on a appelé « la période de transition » (Berdahl 2000), qui va en gros de 1991 à 1998, est apparue une forte préoccupation pour les formations de la personnalité, de la mémoire et de l’identité (voir, par exemple, Pesmen 2000 ; Lemon 2000 ; Ries 1997 ; Rethmann 2001). La plus grande partie de ces écrits s’efforçait de contrer le récit triomphant du capitalisme, en se basant non seulement sur une narration à la temporalité linéaire dans laquelle le capitalisme, à la fin, gagnait la grande bataille contre le communisme, mais aussi sur l’idée que « la fin de l’histoire » était censée être clairement en vue. Dans une ironie involontaire, l’essentiel de l’attention des chercheurs commença à se porter sur la question de « ce qui pourrait être fait » (Rethmann 1997), y compris en analysant les droits de la propriété collective et individuelle et les représentations idéologiques (par exemple, Verdery 1996 ; Hann 1998). Cependant, en supposant que la période « de turbulences réelles » soit parvenue à son terme, de nouvelles formations analytiques sont arrivées au premier plan.
La ruine du socialisme
Bien que les ruines puissent constituer en elles-mêmes des formations naturelles (Simmel 1959) ou culturelles (Benjamin 1999b), le simple fait qu’elles existent signale une articulation culturelle et se lie à des conditions temporelles particulières. En fait, ce n’est qu’avec la désintégration et la perte irrémédiable de l’Union soviétique que la mélancolie est apparue en tant qu’émotion primaire. Plus le pays du rouble disparaissait sous les gravats, plus les analystes culturels de gauche paraissaient hantés. Pour eux, la ruine était autant métaphorique que matérielle. Elle était manifeste dans les préoccupations concernant la dilapidation du collectif de travail (mais pas en ce qui concernait les conditions de travail réellement existantes), les formes de solidarité telles que la célèbre « culture des réunions dans la cuisine » de la Russie (sans beaucoup de préoccupations pour le manque d’espace publics dans la Russie soviétique), ou pour « l’expérience prothésiste du pouvoir collectif » de l’écran soviétique. De peur que l’on ne prenne mes arguments pour une voix de plus dans le choeur contre un type particulier d’analyse culturelle, je tiens à préciser que ce qui me préoccupe ici est un certain type de dédain intellectuel pour l’expérience vécue et pour ce qui a été décrit plus haut comme les conditions terre-à-terre.
Dans l’analyse culturelle contemporaine, les objets et les sites dont s’occupe cet article peuvent être qualifiés de ruines, car ils représentent les ruines d’un rêve écroulé. L’analyste qui formule ceci le plus clairement est Susan Buck-Morss (2000), qui part de l’idée de Walter Benjamin voulant que le rêve ne soit pas uniquement la description poétique d’un état mental collectif, mais aussi un concept analytique central à sa théorie de la modernité en tant que mode historique particulier de réenchantement du monde. Benjamin en est venu à l’idée du rêve à partir de sa recherche sur des centres urbains tels que Naples, Paris et Moscou, bien qu’il l’ait située plus clairement en relation avec Paris et Moscou. La Moscou que décrit Benjamin (1986, 1999c) est un amas confus de foires de rues mouvementées et de commerce tumultueux, une ville intime de traîneaux dans la neige et de rêves fantasmagoriques d’endroits exotiques, de toutes sortes de plaisirs bon marché et d’utopies d’évasion. On découvre déjà une certaine mélancolie dans ses écrits, en particulier une mélancolie de la densité et de la beauté romantique de la ville – une beauté romantique qui, comme le savait Benjamin, était sur le point de changer. Il est bien connu des chercheurs en histoire et culture soviétique que, dans les années 1930, Moscou subissait ses transformations les plus radicales en passant de l’état de « ville de paysans » à celui de modèle communiste, ce qu’accentuait son image de capitale des Soviets. C’est cette période de la transformation de Moscou qui intéresse les analystes culturels, et les descriptions examinent Moscou sous l’angle du projet utopique et non sous celui de l’environnement vécu avec toutes les manières quotidiennes de l’habiter. Les espaces utopiques se changent en ruines romantiques irradiant une certaine mélancolie, reflétant une âme en morceaux et le regret de ce qui n’est plus. Les ruines plus contemporaines de Moscou – comme le Parc des sculptures, la place Manezh et une piscine détruite où se trouve la réplique de la cathédrale du Christ-Sauveur – n’ont pas de place ici. Ce sont des ruines qui nous rappellent aussi les horreurs et les tensions de l’histoire et de la guerre, et non un futur encore à venir, un moment où notre présent devient l’histoire.
Thomas Lahusen (2006) a avancé que la construction du socialisme était depuis le début dans un état de délabrement constant. La ruine qui est devenue la métaphore du « maintenant » était en germe dans les fondations mêmes du projet. Ce sont les ruines qui ont été, et sont encore, le foyer d’un grand nombre de gens. Ce sont les immeubles à l’air décrépit fait de pans de béton préfabriqués, depuis ceux de l’ère Khrouchtchev dans les années 1960 jusqu’aux squelettes inachevés de l’ère Gorbatchev. Ces immeubles se rapprochent de ce que Tim Edensor (2005) appelle « les détritus à valeur zéro ». Dans son ouvrage, Industrial Ruins : Space, Aesthetics, and Materiality, Edensor parle des ruines de la Grande-Bretagne postindustrielle et de l’effacement de ses « cultures populaires que l’on raillait autrefois, des objets qui émergent des cultures ouvrières et des espaces où elles se déploient » (Edensor 2005 : 132). Si une tendance à revendiquer ces ruines s’est manifestée, en les traitant d’ordinaire comme des espaces muséifiés, ou en rénovant les « quartiers historiques » dans le cadre des revitalisations urbaines, « les espaces de l’action politique de la classe ouvrière ont été […] éradiqués de la commémoration spatiale, les lieux de vie des pauvres sont largement oubliés et ceux des riches sont les plus souvent célébrés ». Cela vaut également pour les ruines possédant une valeur nostalgique.
La seule différence est qu’en Russie, dans l’ancien bloc de l’Est et peut-être aussi à Cuba et en Chine, ces espaces n’ont pas de valeur de gentrification ou d’exposition, et que les gens continuent de vivre dans ces ruines de béton du socialisme. Selon des sources récentes publiées dans la Rossiiskaia gazeta, les bâtiments de l’ère Khrouchtchev s’étendent sur un demi-milliard de mètres carrés, sur les 2,8 milliards de mètres carrés de l’intégralité des espaces de logements de la Russie. Le comité d’État Gosstroi pour le bâtiment a annoncé récemment que 100 millions de mètres carrés d’espaces de logements devraient être démolis dans un proche avenir, et que 300 millions de mètres carrés devraient être reconstruits. La reconstruction couvrira entre 60 000 et 80 000 immeubles abritant environ 30 millions de personnes. En d’autres termes, écrit la Rossiiskaia gazeta, ce sont entre 150 et 200 petites villes qui devront être intégralement reconstruites, soit l’équivalent de trois fois la taille de Moscou. Pour l’instant, la mise en oeuvre de ces plans conserve un caractère « expérimental », qui se limite essentiellement à Moscou, Saint-Petersbourg ou Kiev. Le reste de la « Russie à cinq étages » [piatietazhnaia Rossiia], l’Ukraine, ou d’autres lieux semblables, continueront à espérer en ce « rêve à un étage » malignement formulé un jour par les auteurs Ilya Ilf et Evgeny Petrov – à moins que ce rêve ne tourne au cauchemar. Les journaux russes – qui regorgent d’histoires de pauvreté et de corruption, y compris dans le marché de l’immobilier – sont remplis de tels cauchemars. Ce ne sont donc pas tous les lieux du socialisme qui peuvent rivaliser avec le nouveau marché des lieux de mémoire, pour employer l’expression de Pierre Nora (1989). Il en reste qui s’engagent dans des combats d’arrière-garde pour préserver « les véritables environnements de la mémoire » (le milieu de mémoire), c’est-à-dire la mémoire inscrite par les habitudes quotidiennes, les traditions et les interactions sociales dans ce que Svetlana Boym (1994) appelle les « lieux communs » – des endroits marqués par les traces quotidiennes des poshlost (objets usuels ou culture ordinaire) ou des lieux ordinaires tels que les kommunalkas (appartements collectifs), ou des espaces communs tels que les parcs ou certains objets. C’est ce type de nostalgie, qui permet un point de vue opposé, si l’on veut, qui m’intéresse ici.
Dans ces conditions de l’après-Union soviétique et de son « accumulation de capital postprimitive » (Lahusen 2006 : 739), pour autant que la « culture » (et l’esthétique) soit concernée, ces ruines n’ont rien à offrir si on les compare aux ruines fabuleuses que décrivent des historiens tels qu’Andreas Schönle (2006) ou Peter Fritzsche (2004). Comme le dit justement Edensor, la mise en marché de la mémoire ne comprend pas seulement la médiatisation et la non-contextualisation commerciale de lieux et d’objets du passé, mais aussi la participation « d’experts » dans les lectures du lieu. « L’expertise » historique joue un rôle important dans la manière dont un lieu est construit et dont on se remémore. Lorsque des techniques scientifiques rigoureuses et « universelles » s’appliquent à la classification d’objets et de lieux, d’archives et de vestiges archéologiques, ils tendent à supplanter les mémoires locales, voire à les effacer.
Le Parc des sculptures
J’ai visité plusieurs fois maintenant le Parc des sculptures, situé devant la Maison des Artistes, de l’autre côté de la rue qui longe le célèbre Parc Gorki. À l’origine, le 24 janvier 1992, le Parc des sculptures avait reçu pleine approbation du maire Luzhkov. La fin de l’Union soviétique avait culminé en un carnaval iconoclaste autour des monuments publics des héros soviétiques. Finalement, les statues renversées avaient été acheminées dans le parc à proximité de la Maison des artistes et y avaient été laissées, gisant dans l’herbe, abandonnées à la dégradation naturelle et au vandalisme occasionnel. Ces monuments gisant au sol finirent par se changer en ruines pittoresques.
Le Parc des sculptures commença son existence comme l’un des sites mémoriels spontanés de la Perestroïka, un jardin de monuments détrônés qui fut appelé populairement un « cimetière sans morts ». Les cimetières sont la quintessence des lieux de ruines et de délabrement. Les corps – et donc la matière – se décomposent, la substance naturelle perd ses fonctions primaires et le temps finit par imposer un moment spécifique de la dégradation, qu’elle soit catastrophique ou graduelle. Cependant, si la dégradation est une fonction organique provoquée par le temps, les cimetières sont en eux-mêmes des sites de production et d’intervention socioculturelle. Et bien qu’ils confèrent une densité palpable au passé, ils le font surtout en « détenant » les « refusés » et les « détritus » de l’histoire. Mais pourquoi de tels détritus font-ils si rarement l’objet de l’analyse contemporaine? Laissez-moi tenter d’y répondre ici.
Le Parc des sculptures est un lieu ambigu. Les statues qui s’y trouvent faisaient autrefois partie de la nomenklatura et de la machinerie bureaucratique officielle qui faisaient fonctionner l’Union soviétique. Aujourd’hui, ce parc est presque devenu un antidote émotionnel à la politique contemporaine – et, en tant que tel, il se pose aussi en site et en outil politique. Le fait que ces représentations des dirigeants du Parti, qui furent un temps laissées gisant dans l’herbe dans un parc de Moscou pour servir à se rappeler des mouvements démocratiques de 1991, soient à présent à nouveau debout, retouchés et nettoyés – présentant ce que Boym qualifie de « nouvelle vision pastorale du passé soviétique » (2000 : 64) – constitue en soi une réponse (ou un « mécanisme de défense », selon le point de vue que l’on soutient) – contre les rythmes accélérés du changement et la thérapie de choc économique. Tandis que le boom mémoriel généralisé de la Russie fait partie d’une restauration, le parc fait partie d’une contre-mémoire qui rappelle une téléologie politique qui procurait autrefois sens et but – une contre-mémoire aux désenchantements et au chaos qui entourent la vie postsoviétique, mais pas aux expérimentations radicales d’un monde soviétique utopique. Étant donné que l’Union soviétique s’est terminée dans ce carnaval iconoclaste autour des monuments publics des héros soviétiques, il semble aisé d’avancer que le parc fait partie de la contre-mémoire non critique qui existe partout à présent. Cependant, il faut apporter un éclaircissement à ces incompréhensions des accomplissements de l’ère soviétique que l’on raille à l’époque postsoviétique. Ici, l’argument est glissant, mais l’Union soviétique était aussi un pays, non pas seulement pour les masses, mais aussi des masses, de ces gens qui n’ont pas trouvé que leurs intérêts ont été pris en compte à l’ère de ce qu’on appelle le libre marché.
Si les monuments des dirigeants ont contribué à l’esthétique de l’idéologie, leurs ruines ont révélé son caractère périssable. Ne représentant plus le pouvoir, le monument ne reflète que sa propre matérialité fragile. À présent, on dénombre dans la collection du parc environ 700 sculptures à unique exemplaire, en pierre, bois, bronze et autres matériaux. Ainsi que l’indique fièrement un site Internet, « la collection comprend les oeuvres de sculpteurs soviétiques et modernes, ainsi que des oeuvres de jeunes sculpteurs talentueux ». La description est purement esthétique. La phrase disant que la collection inclut des oeuvres de « sculpteurs soviétiques » rend un son un peu étrange. L’expression « de valeur artistique et historique » aurait été plus idiomatique, mais les autorités en charge du parc sont visiblement attentives aux jugements de valeur qu’elles portent.
Il y a ici un bizarre enchevêtrement de niveaux historiques. Cette impression confuse que donne le parc ne provient pas seulement de la discontinuité historique, mais aussi de la relation antithétique entre ses monuments et leurs thèmes. Le camarade Dzerzhinsky se tient à nouveau debout, de toute sa hauteur, sur son piédestal ouvragé (nettoyé et délivré de tous les graffitis d’août 1991, des slogans hippies et des inscriptions obscènes), comme Brejnev et Lénine. Même Staline est présent, bien que n’étant pas debout, mais allongé, avec une botte abîmée devant lui. (Quiconque est familier de l’histoire de la propagande monumentale soviétique sait que les statues de Staline ont été démantelées quelque quarante ans plus tôt sous l’ordre de Khrouchtchev durant la période de coexistence pacifique. Alors comment se fait-il que tant d’entre elles aient été préservées, certaines d’entre elles pouvant se voir dans le parc? Où étaient-elles passées ces quarante dernières années?) Les politiciens soviétiques sont accompagnés par quelques-uns des plus célèbres poètes russes – Pouchkine, Lermontov, Essénine – autant que par des dignitaires étrangers, de Gandhi à Don Quichotte. Il y a des monuments aux victimes des persécutions de Staline, et un mémorial de l’Holocauste. Ce n’est pas le Jardin des sculptures totalitaires, mais quelque chose de plus ordinaire et plaisant. Il y a même une cafétéria qui vend du pirogi russe sous de joyeux parasols Coca-cola.
Quelques statues du parc, y compris celles de Staline, de Kalinine et de Dzerzhinsky portent des plaques explicatives. Cependant, bien qu’elles fournissent quelques courts éléments biographiques (par exemple, la plaque de Staline indique : Staline [Djougachvili] Joseph Vissarionovitch, 1879-1953 ; Sculpteur Merkulov S.D., 1881-1952, granit 1938), les signes eux-mêmes nous échappent comme des fantômes. Nous n’apprenons quasiment rien sur la statue que nous regardons en particulier, à l’exception de faits biographiques. Nous n’apprenons certainement pas quand, où et comment elle est allée sous terre et par qui, quand et où – et, plus important, pour quelle raison – elle en fut sortie. Ici, il faut lire entre les lignes, à la bonne vieille manière soviétique. Il n’y a rien ici pour dire, soit « le grand dirigeant du peuple », soit « le despote sanguinaire de la nation ». Les biographies des inscriptions du parc sont soigneusement rédigées et de bon goût. Après tout, serait-il possible à un certain point de prétendre qu’une statue de Staline n’est rien d’autre qu’une statue de Staline? À cette époque, des millions de citoyens soviétiques avaient commencé à disparaître au Goulag. Les monuments plus grands que nature projettent des ombres de secret sur les territoires de la terreur et les opérations du pouvoir. Le monument est à la fois un gardien officiel de la mémoire et un messager du monde souterrain des oubliés.
Le passé ne peut pas être tout bonnement inscrit dans la pierre, signalé par une plaque commémorative et qualifié de « patrimoine ». Le passé est insaisissable et déroutant. Marques et signaux aplatissent l’histoire et réduisent le passé à une façade, à des mentions de personnalités historiques. Le travail de mémoire réside ailleurs. Les personnages représentés sont devenus des fantômes. Les statues russes ne se tiennent pas toujours au même endroit comme leurs homologues occidentales plus stables, mais se déplacent la nuit dans les rues sombres de la ville et partent à l’occasion en exil temporaire. En 1937, les statues pré-révolutionnaires d’Alexandre Pouchkine et de Nicolas Gogol connurent de fantastiques voyages nocturnes dans la Moscou stalinienne. Elles rappelaient continuellement à la population un esprit d’acuité intellectuelle, de critique et de liberté, et non le pouvoir de masse autoritaire d’alors. Personne n’a jamais entendu dire que Staline se soit promené dans les rues de Moscou en ce temps-là. Ici, il n’existe aucun sentiment de perte.
La plus grande piscine du monde et la plus grande église du monde
En 1989, je me rendais fréquemment à la piscine « Moskva ». C’était la plus grande piscine en plein air chauffée de l’Union soviétique, et du monde disait-on, construite en 1957 sur les fondations d’une ancienne cathédrale. À ce moment, l’endroit avait beaucoup perdu de la popularité qu’il avait connue dans les années 1960 et 1970, quand il était le lieu de prédilection des rendez-vous d’amoureux et des loisirs familiaux, popularité surpassée uniquement par le parc Gorki. Malheureusement, en été, lorsque la chaleur peut devenir intolérable à Moscou, la piscine était fréquemment fermée pour cause d’entretien ou de réparation, conformément à la logique soviétique des loisirs. Aujourd’hui, la piscine a été remplacée par une reproduction architecturale de la cathédrale du Christ-Sauveur, qui avait été détruite du temps de Staline. Cependant, la mémoire investie dans l’église elle-même révèle des niveaux de mémoires contestées, de rêves utopiques jamais réalisés et des séries de destructions qui continuent de hanter. En fait, à l’origine de la cathédrale, il y a le rêve non concrétisé d’une utopie des Lumières et d’une nostalgie pour un temps où l’utopie soviétique avait peu de fondements.
Ainsi que le veut l’histoire, le jour de Noël 1812, le tsar Alexandre Ier avait ordonné la construction d’une cathédrale destinée à commémorer la victoire russe sur Napoléon Ier. Alexandre Viberg, Suédois de naissance et architecte et franc-maçon par vocation, s’en vit confier la conception. Il envisageait une glorieuse cathédrale, plus grande que Saint-Pierre de Rome, dédiée « à l’esprit de toute la chrétienté ». Cependant, le projet de cathédrale oecuménique de Viberg ne se réalisa jamais, et l’architecte lui-même finit en exil, accusé d’avoir détourné l’argent du trésor de l’État (ces rumeurs ne furent jamais confirmées). Ensuite, en 1839, Nicolas Ier choisit Constantin Ton, lui aussi d’origine suédoise, comme architecte de la cathédrale du Christ-Sauveur. Ton promit de redécouvrir le style russe, en remontant aux anciens modèles byzantins. Vingt des architectes les plus en vue furent sollicités pour créer un intérieur somptueux, et le tsar lui-même choisit un site spectaculaire pour cette nouvelle cathédrale – sur les collines dominant la rivière de Moscou, à proximité du Kremlin. Il y avait cependant un petit problème : ce site était déjà occupé, par le gracieux petit couvent Alexeev, rare exemple architectural de la Vieille Russie, avec une église à deux coupoles. Sur l’ordre du tsar, le monastère fut détruit et, quarante-quatre ans plus tard, la plus grande cathédrale de Russie était érigée à sa place.
En dépit de véhémentes critiques initiales (le style de l’église était considéré comme « parvenu », « nouveau riche » ou trop « occidental », comme une « broche vulgaire mais chère sur la façade de la ville »), au cours des années suivantes, la cathédrale devint un important centre religieux et un espace urbain familier qu’aimaient de nombreux Moscovites. Les critiques de l’architecture de la cathédrale, ainsi que les dénonciations de la suppression du monastère Alexeev furent oubliées, et le bâtiment entra dans la mémoire collective de la génération suivante, dans de vieilles cartes postales colorées avec des gouvernantes qui riaient et de la neige teintée de rose. Peu importait que même un peintre d’avant-garde comme Alexandre Rodtchenko ait rendu la cathédrale en photographie (peut-être précisément à cause de ses nuances utopiques), un autre acte majeur de nostalgie et de destruction était sur le point de se produire. En 1931, sur ordre personnel de Staline, on fit exploser la cathédrale. Qualifiée de pilier de « l’ancien régime », de « forteresse idéologique de la propagande du patriotisme militaire et du chauvinisme » au cours de la véhémente campagne antireligieuse des années 1920 et 1930, la simple présence architecturale de la cathédrale était devenue intolérable. De plus, ce site urbain prééminent avait attiré l’attention de Staline lui-même, comme il avait autrefois attiré les tsars. Le dirigeant soviétique choisit cet endroit pour le plus grand monument qui serait construit de son vivant – le Palais des Soviets. En 1931, la plupart des ouvrages d’art de l’église furent enlevés. Après que l’église eut été détruite en la faisant exploser, il était de notoriété publique pour les contemporains qu’un brouillard rouge sang avait hanté Moscou pendant des jours. Les gravats de briques rouges signalaient une blessure ouverte au centre de la ville.
Selon le plan de Staline, ce qui succéderait à la cathédrale devait être le sanctuaire de l’athéisme victorieux. Ce colossal bâtiment d’une nouvelle ère – 315 mètres de haut, avec des terrasses et des colonnades, orné de sculptures de l’architecte Iofan – devait être la réponse soviétique à la statue de la Liberté et à l’Empire State Building. L’architecte déclara fièrement que le Palais des Soviets ferait huit mètres de plus en hauteur et qu’il serait couronné par une statue de cent mètres de haut, représentant Lénine montrant à l’humanité le chemin de la lumière de sa main étendue. Le Palais des Soviets était conçu pour être aux antipodes de la cathédrale du Christ-Sauveur. Le militantisme athéiste de l’idéologie soviétique se basant aussi sur le nombre, ce projet faisait écho à un ultime projet d’avant-garde, le projet de la tour de Tatline, le Monument à la Troisième Internationale. Cependant, là où le monument de Tatline devait prendre la forme d’une spirale ascendante pour suggérer l’ouverture, le Palais des Soviets rendait cette spirale statique et plaçait la statue de Lénine là où la sculpture de Tatline devait symboliser l’ouverture et le refus de la représentation. La vision utopique de Tatline se changea elle-même en ruine en même temps que le rêve du Palais des Soviets (aucun des deux monuments ne fut jamais construit).
Le site de la cathédrale détruite s’avéra résistant. Les ouvriers ne parvinrent pas à couler les fondations du Palais des Soviets, et plus tard, la guerre mit fin à l’intention de Staline de construire le Palais au cours du plan quinquennal suivant. Au lieu de la cathédrale et du Palais des Soviets, pendant deux décennies il resta un trou dans le sol, les fondations des utopies futures. La piscine avec laquelle commence cette histoire ne fut donc qu’un substitut, tenant lieu de quelque chose d’autre. De fait, c’était la cathédrale rasée (comme le Palais des Soviets jamais construit) qui continuait de hanter l’endroit. Au cours de la période de « coexistence pacifique » de l’époque Krouchtchev, la cathédrale disparue en vint à symboliser les victimes du stalinisme. Puis, alors que les histoires sur la réhabilitation de la cathédrale pour raisons esthétiques, de même que les rumeurs de conspiration « judéo-maçonnique » contre le peuple russe, qui avait mené à la destruction de la cathédrale, se répandaient de plus en plus, à la fin des années 1980 et au début des années 1990, la piscine fut fermée pour cause d’entretien.
Tandis qu’à la fin des années 1980 et au cours des années 1990 le débat faisait rage au sujet du type de bâtiment qui devrait être construit sur le site frappé d’infamie de la berge de la rivière de Moscou (on proposa même la projection d’une image holographique sur le site vide, qui aurait créé un espace alternatif pour la mémoire, pour servir d’avertissement aux destructions passées et futures par l’intermédiaire des exemples de la cathédrale et du Palais des Soviets), en 1994, Luzhkov, maire de Moscou, le patriarche de toutes les Russies Alexis II et des représentants du gouvernement Eltsine prirent en secret la décision de reconstruire la cathédrale d’origine. Au départ, la commission architecturale de la ville avait refusé d’approuver le projet de reconstruction, qui ne trouvait quasiment pas d’approbation populaire par ailleurs ; cependant, le maire donna le feu vert. Cela devint le plus grand chantier de la fin du XXe siècle pour une construction religieuse – une réplique exacte de la cathédrale du Christ-Sauveur en béton armé. On déclara que la cathédrale serait construite en un temps record, surpassant tous les exploits du stakhanovisme. Les ouvriers travailleraient jour et nuit, par roulements, en étant approvisionnés sans compter en kvas, une boisson russe légèrement alcoolisée, et en vodka à l’occasion pour les héros du travail dans leurs rangs. La construction devait être achevée à l’occasion du 850e anniversaire de la ville de Moscou. (Une blague circulait à l’époque : « De quoi la Russie a-t-elle besoin? D’une cathédrale ou d’un sauveur? »). En 1998, la cathédrale fut officiellement ouverte au public, et en l’an 2000, au moment où l’intérieur et l’extérieur de la cathédrale étaient achevés, le vif débat qui avait entouré la reconstruction de la cathédrale était retombé dans le silence. Comme beaucoup d’autres discussions sur les politiques de la mémoire qui avaient pris place puis avaient brutalement disparu dans la marche accélérée des temps postsoviétiques, celle-ci aussi devint de l’histoire ancienne. Aujourd’hui, les Moscovites sont habitués à la cathédrale : elle fait à présent partie du nouveau panorama de Moscou, de pair avec le gigantesque monument de Pierre le Grand (que je n’ai pas encore exploré) et le non moins gigantesque centre commercial Manezh, qui sera évoqué plus bas. Bien qu’elle soit faite de béton armé (pour la première fois dans l’histoire de la Russie), la cathédrale s’est déjà teintée de l’aura du passé plus-que-parfait.
On ne trouve pas de ruines à l’endroit de cette nouvelle construction, alors que tant de niveaux archéologiques de l’histoire russe et soviétique y sont enterrés. L’oblitération de la mémoire se trouve au fondement de chaque projet (il suffit de penser à la destruction de la cathédrale d’origine, au Palais des Soviets qui ne s’est jamais concrétisé et à la piscine qui a été fermée et comblée). La création de chaque nouveau symbole renforce une amnésie collective au sujet des destructions passées, celles qui se produisent sous forme de rituel étrange tous les cinquante ans. Ce qui est oublié ici, c’est l’oubli lui-même. La mélancolie-nostalgie est remplacée par le signe que rien n’est perdu, en multipliant les présences – un concentré de présences.
La place Manezh
Au milieu des années 1990, les artistes russo-américains et anciens dissidents soviétiques Vitaly Komar et Alexander Melamid, qui avaient vécu aux États-Unis plusieurs années, élaborèrent un scrutin sociologique des goûts artistiques à travers le monde entier pour que chaque pays élise son tableau « le plus » et « le moins » apprécié. Le tableau préféré des russes était un paysage bleu avec des ours et Jésus-Christ au premier plan, surnommé « L’apparition de Jésus aux ours ». (Pour mémoire, le « tableau le moins apprécié » était une oeuvre d’El Lissitzky, qui semblait autrefois être de style abstrait, utopique et moderniste). Cependant, même Komar et Melamid n’auraient pu prédire que les architectes moscovites auraient si rapidement projeté leur art dans la vie. Dans le plus grand centre commercial souterrain d’Europe – l’un des grands projets du maire Luzhkov – le visiteur est accueilli par saint Georges et l’Ours russe, entourés des eaux bleues coulant d’un canal artificiel avec la coupole dorée de la cathédrale du Christ-Sauveur à l’arrière-plan. Le centre commercial est coiffé d’une coupole souterraine ; celle-ci est décorée avec une scène ambiguë de saint Georges tuant le dragon, au sommet de la carte du monde dont le coeur est Moscou. Bien que ce ne soit pas exactement « le choix du peuple », mais plutôt celui du maire, les gens l’aiment quand même. Si la cathédrale du Christ-Sauveur est le symbole d’une nouvelle cosmologie, le centre commercial Manezh affirme l’esprit de consommation le plus évident. Il est assez ironique de déambuler sur la place Manezh qui était le lieu des parades militaires et des défilés de gens et de tanks.
Les Moscovites viennent ici pour leurs sorties romantiques, même si la plupart d’entre eux ne peuvent même pas rêver d’acheter quoi que ce soit dans les boutiques étrangères souterraines hors de prix. Néanmoins, ici, ils se déplacent dans un conte de fée. Car ici, on déambule sur des berges de marbre, on marche sur des ponts voûtés au-dessus d’eaux bleues, comme si on se trouvait dans une lointaine villégiature de la mer Noire qui serait un vague souvenir d’enfance (avant que de tels endroits ne soient devenus le champ de bataille des guerres civiles postsoviétiques). On peut y admirer des fontaines illuminées, autant que des visions à la Walt Disney d’Ours russes, d’Ivan le Terrible, de la Princesse grenouille et du vieil homme au poisson d’or. La place Manezh offre une fantasmagorie de rêves magiques et enchantés, hors de ce temps.
Mais peu importe le rêve : c’est un programme politique qui est à l’oeuvre ici. Le maire Luzhkov est réputé pour le soutien qu’il apporte aux projets grandioses. Le centre commercial du centre de Moscou n’est pas seulement la halle fantasmagorique de nouvelles marchandises ; c’est aussi le rêve nostalgique d’un empire perdu. Comme dans le cas de la cathédrale, toute continuité historique avec l’Union soviétique est effacée. En fait, les représentations colorées du rêve et du conte de fée deviennent un contrepoint et un antidote à l’idéologie soviétique. Et cependant, en même temps, elles orientent vers une imagination historique dans laquelle la nostalgie d’un passé non soviétique va de pair avec des ambitions impériales. Ici, il n’y a pas de place pour le radicalisme artistique soviétique. Il n’y a de place que pour un monde dans lequel les choses, par magie, tournent bien.
Lors de la construction du centre commercial Manezh, on fit une découverte archéologique inattendue. À la surprise des constructeurs, un fragment d’un pont du XVIe siècle y fut retrouvé, mais seulement pour rester sous terre dans la façade d’un musée archéologique. Ignorant l’ancien lit de la rivière, on préféra creuser un canal artificiel ; dans l’architecture du centre commercial, les trésors naturels et archéologiques du site ne sont évoqués que par des signes et des simulations, la nouvelle reconstruction de Moscou ne pouvant tolérer que l’original ne rivalise avec elle.
Postcommunisme et nostalgie
En août 2006, je me rendis à Moscou avec un étudiant au doctorat dont je supervisais la recherche, celle-ci portant sur certains vestiges mémoriels et culturels de l’architecture soviétique. La recherche se passa bien (elle sera publiée ultérieurement), mais elle apporta des résultats inattendus. Nous fîmes une rencontre des plus étranges avec Marx, Lénine et Staline (non, ce n’est pas une parodie de Bulgakov), près de la place Manezh. Il s’avéra que Marx, Lénine et Staline étaient des hommes entre deux âges, tranquilles et réservés, qui avaient trouvé un emploi lucratif à l’Agence des sosies, en étant à plein temps les incarnations vivantes de ceux qui étaient autrefois les guides idéologiques et les arbitres des Soviets. Oscillant entre la fascination et l’incrédulité, mon associé et moi avons observé l’ancienne sainte trinité politique s’installer dans son rôle contemporain. Bien qu’ils ne fussent plus politiquement en fonction, les gens faisaient la queue pour se faire prendre en photo avec les trois. Il y avait pas mal d’étrangers sur la place, mais ceux qui faisaient la file étaient des Russes. Ils n’avaient aucun problème à utiliser les images de Lénine et de Staline dans des représentations d’eux-mêmes. « Tout cela, c’est notre histoire », dit l’un d’entre eux. « Nous pouvons en être fiers maintenant. Bien sûr, il y a eu des problèmes. Mais qui n’en a pas? »
Au cours des premiers jours de la Glasnost, il y eut de virulentes critiques contre l’oubli du passé totalitaire et contre ce qui était appelé la mankurtisation des êtres humains. Le mot mankurt vient d’une ancienne légende kazhak qu’évoque le roman de Tchinghiz Aïtmatov, Une journée plus longue qu’un siècle (1981), dans lequel les mankurts – les esclaves heureux, des gens sans mémoire qui ont été torturés jusqu’à ce qu’ils oublient tout – tiennent une place de premier plan. À l’époque de la Perestroïka et de la Glasnost, le mankurt devint la métaphore de l’homo sovieticus. Mais il semble qu’en ce moment, le combat contre la mankurtisation étant devenu de l’histoire, les mankurts – les gens sans mémoire – soient retombés à nouveau dans l’oubli. Avec un recul de dix ans après l’effondrement de l’Union soviétique, il devient évident que, malgré une grande transformation sociale et la publication de documents révélateurs et d’attaques formulées par des mémoires personnels, la mémoire se teinte soit d’amertume, soit de nostalgie. Les traumas collectifs du passé ont été rarement reconnus ; et lorsqu’ils l’ont été, tout le monde y était perçu soit comme une victime innocente, soit comme un rouage du système qui ne faisait qu’obéir aux ordres. Ceux qui faisaient campagne pour que l’on recouvre la mémoire ont cédé la place à ceux qui soupirent après un passé a-historique imaginaire, après l’âge de la stabilité et de la normalité. Ce type de nostalgie ressemble à une crise de la quarantaine subie par l’ensemble de la nation : de nombreux Russes regrettent le temps de leur enfance et de leur jeunesse (Yurchak 2006), projetant des souvenirs affectifs personnels dans le tableau historique général, et participant collectivement à un oubli sélectif.
Tandis que la culture populaire soviétique des années 1970 et 1980 était imprégnée de rêves d’évasion, l’analyse culturelle contemporaine se situe à présent avec autant d’intensité dans une histoire de « retour ». Cela n’est pas seulement vrai de la culture populaire russe dans laquelle une rencontre entre la Russie et l’Occident culmine souvent dans le « retour de l’enfant prodigue », qu’il s’agisse d’un émigré vieillissant ou d’une prostituée internationale qui revient vers la mère patrie après de nombreuses mésaventures à l’étranger (voir, par exemple, le film Interdevochka [Intergirl]). La figure de l’étranger, dans la littérature et au cinéma, est souvent utilisée pour défamiliariser la culture locale, pour lui donner une perspective alternative. Aujourd’hui, l’image de l’émigré est utilisée pour permettre aux natifs de Russie de retomber amoureux de leur patrie, pour redécouvrir le plaisir du familier. Tout comme la discussion sur la littérature d’émigrés du XXe siècle récemment publiée portrait souvent sur la nostalgie qu’éprouvaient les émigrés pour la Russie, l’analyse contemporaine démontre la même chose.
Dans les chansons rock populaires en Russie au début des années 1990, le pays de la nostalgie n’était plus l’Union soviétique, mais l’Amérique : « Au revoir Amérique, où je n’irais jamais ». C’était un adieu émotionnel à l’Amérique de l’imagination soviétique non officielle. Ce rêve américain particulier était fini ; l’Amérique était la patrie perdue qui n’avait jamais existé et que le chanteur ne visiterait jamais, excepté en chanson. C’était la version russe de « Back in the USSR », un adieu au rêve contre culturel de la Guerre froide. Aujourd’hui, on peut écouter cette chanson vieille de dix ans avec nostalgie ; elle conserve encore des traces nostalgiques de la populaire histoire d’amour avec l’Amérique qui se mit à décliner rapidement dès que la culture populaire américaine commença à envahir la Russie.
De manière similaire au changement paradoxal qui s’est produit dans le passage de la Perestroïka à la Restauration à la fin des années 1990 en Russie, une transformation s’est produite aussi dans les opinions des gens en ce qui concerne l’ancienne Union soviétique. La Perestroïka s’était accompagnée d’un boom mémoriel, d’une nostalgie ironique et réfléchie dans la culture publique et d’un vif débat dans la presse au sujet du passé – ce dernier s’accompagnant fréquemment d’une nostalgie populaire, soit pour la gloire passée de la nation, soit du moins pour la stabilité et la normalité qui avaient précédé l’époque des grands changements. Pendant la Perestroïka, les batailles de la mémoire étaient plus internes, parfois radicales, et se dirigeaient contre la structure des mythes soviétiques, tel que celui de la révolution d’Octobre. L’Occident était encore considéré comme une construction mythique des rêves alternatifs de la fin du communisme et, dans les débats publics, on mettait davantage l’accent sur la démocratisation que sur l’économie. Ne serait-il pas possible alors que les analystes, eux aussi, aient été les victimes de la mythologisation répandue chez de nombreux admirateurs occidentaux de ce qui était autrefois l’avant-garde soviétique? Si la mélancolie indique réellement une forme de perte, alors de quelle perte s’agit-il ici? Ne serait-ce pas – en une ironique relation inversée – que la mélancolie contribue à obscurcir une autre révolution – par exemple, celle qui a mis un terme à l’Union soviétique à travers la résistance populaire et le coup d’État de 1991? J’ai bien l’intention de me lancer dans un autre récit héroïque ici, mais je pose la question – de manière plutôt critique (et marxiste, ironiquement) : qui la nostalgie sert-elle ici?
Laissez-moi terminer cet article par un détour quelque peu piquant, l’un de ceux qui se juxtapose aux arguments que j’ai exposés jusqu’ici des multiples ramifications de la nostalgie. En contradiction avec cette sorte de perte mélancolique dont il est question, la nostalgie pour l’ancien régime soviétique subit un sérieux revers en août 2000 lorsque se produisit le tragique accident du sous-marin nucléaire Koursk. Dans la semaine du 12 au 20 août, et plus tard, la plupart des Russes suivirent le sort des marins dans un rare moment de solidarité nationale et d’impuissance partagée pour ceux qui étaient sous la mer et ceux, sur le rivage, incapables d’aller les secourir. Je me trouvais en Chukotka à ce moment, et je me souviens des gens qui ne se connaissaient pas, discutant dans les rues de chaque nouvelle, des rumeurs à propos des marins pris au piège, de leurs chances de survie, de l’aide étrangère refusée, de l’inaction de Poutine et des généraux indifférents. En rejouant involontairement le « sentiment » éprouvé sous le régime soviétique, le pays partageait le même sentiment de claustrophobie et d’intimité devant le désastre. « Nous vivons tous dans un sous-marin soviétique », tel était le refrain commun.
La couverture médiatique de l’évènement – en-dehors de la chaîne d’État – abondait d’entrevues avec les parents et les amis de ceux qui se trouvaient à bord du Koursk : celles-ci, s’ajoutant aux conversations directes avec les spectateurs et les auditeurs amplifièrent le sentiment d’impuissance et de colère. Tout en questionnant l’inaction des autorités, les journalistes s’efforcèrent de ne pas traiter l’accident du Koursk comme un évènement politique. Mais il s’avéra que l’histoire humaine finit par toucher la fibre politique davantage que toute révélation politique explicite. De fait, les gens ressentirent fortement l’indifférence envers les vies individuelles dont faisaient preuve les autorités militaires, ainsi que l’inaptitude du président à exprimer quelque émotion que ce soit – dévoilant ainsi le visage d’un ancien fonctionnaire de la sécurité soviétique – ce qui mobilisa une réponse populaire concrète. L’habitude soviétique d’étouffer les affaires ne constituait plus la matière de séries d’espionnage nostalgiques, et elle n’était pas reléguée non plus au seul passé, pré-requis de la nostalgie. La nostalgie se fonde sur une distance spatiale et temporelle : l’accident du Koursk permit de faire l’expérience d’une dérangeante simultanéité entre le passé soviétique et le présent postsoviétique, dans une terrifiante proximité avec la mort. De la part des autorités russes, chercher un bouc émissaire avait pour but d’éviter l’autocritique et la remise en question. L’ennemi devait venir de l’extérieur. Les autorités militaires insistaient sur le fait que le Koursk était entré en collision avec un sous-marin étranger, malgré la preuve du contraire, et accusèrent les médias de manquer de patriotisme, en faisant des journalistes russes des ennemis internes, des étrangers de l’intérieur.
Aussi, il ne semble pas moins ironique que l’accident en mer ait été suivi d’un incendie dans l’immeuble de la principale chaîne de télévision russe, Ostankino, qui était autrefois le symbole de la modernité soviétique, de l’accomplissement technologique et de la nouvelle culture des loisirs incarnée par le restaurant « Septième ciel ». C’était comme si les éléments eux-mêmes – l’eau et le feu – se rebellaient contre la naturalisation de la nostalgie soviétique. D’une certaine manière, au cours de l’année 2000, tous les évènements du mois d’août de la décennie précédente, depuis le coup d’État manqué de 1991 à la crise monétaire de 1998, depuis l’explosion de la bombe de 1998 aux accidents de l’an 2000, furent vécus en même temps. Exemple de blague postsoviétique : « Pourquoi la tour Ostankino a-t-elle brûlé? » « Parce qu’elle est entrée en collision avec la tour de télévision étrangère ». C’est de l’humour acide, ici, mais pas de la nostalgie.
Article inédit en anglais, traduit par Anne-Hélène Kerbiriou.
Parties annexes
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