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La revue Tiers monde se consacre aux questions de développement économique et social en suscitant des débats théoriques transdisciplinaires et une mise en perspective des acteurs qui ne manquent ni de critiquer la vision des « développeurs » et de leurs échecs successifs, ni de donner une place aux visions des « développés », qui peuvent être plus caricaturés que réellement entendus. L’usage abusif du culturalisme pour expliquer les « freins » au développement est là pour nous rappeler la vigilance critique qui incombe aux anthropologues. C’est dans cet esprit que s’organise ce numéro thématique sur la santé mentale dans le rapport Nord-Sud en réunissant trois articles et deux témoignages. Contrairement à bien des collectifs mettant surtout en avant un bilan de l’état de la santé mentale des populations du tiers monde à partir de statistiques épidémiologiques, l’accent est ici porté sur l’histoire et la pertinence de pratiques thérapeutiques imposées ou exportées.
Dans sa présentation, la coordonnatrice, sociologue, relate ainsi les grands tournants de l’histoire de la psychiatrie en s’appuyant principalement sur Robert Castel et Marcel Gauchet. Elle fait également écho aux soucis répétés de bien des professionnels d’humaniser leur pratique et de protéger leur clinique (ou fonction thérapeutique) de la fonction sociale de la psychiatrie (gérer une forme de déviance) ou, plus récemment, d’une médicalisation totale de la folie (l’abus de médicaments). Ce souci est d’autant plus impérieux lorsque la psychiatrie est appliquée en situation coloniale ou aujourd’hui encore, en situation postcoloniale et humanitaire.
C’est d’ailleurs dans ce contexte que le psychiatre italien Luciano Carrino livre l’expérience de son engagement au sein d’un programme de l’ONU (Prodere) visant à substituer aux effets pervers du développement strictement économique – facteur de guerre, pauvreté et exclusion – un « développement humain » répondant aux souffrances psychiques et aux besoins matériels des populations. Du point de vue de la sociologie des professions, sa réflexion est intéressante, car elle porte sur le mandat zprofessionnel et social du psychiatre, sa posture critique à l’égard de l’establishment bureaucratique et l’histoire de la désinstitutionnalisation italienne à laquelle l’auteur a autrefois contribué.
Pour sa part, René Collignon, directeur de la revue psychopathologie africaine, retrace l’histoire de la naissance de l’ethnopsychiatrie dont Franz Fanon (École de Fann, Sénégal) fut le principal artisan en réaction contre la psychiatrie coloniale et raciste d’Antoine Porot (École d’Alger, Algérie). Mais de cette genèse, il reste encore de nombreux points à éclaircir et, indiquant le décalage existant entre les travaux anglophones et francophones sur le sujet, ouvre une piste stimulante d’histoire croisée de l’anthropologie et de la psychiatrie en Afrique.
Lorsqu’elle est présente localement, la psychiatrie n’est pas pour autant un recours évident. Dans le contexte brésilien, l’anthropologue Marion Aubrée décrit ainsi le recours préférentiel aux thérapies spirituelles (afro-brésilienne, kardéiste, néo-pentecôtiste) pour appréhender les « maladies nerveuses » plutôt que la psychiatrie. Le rapport opacité (irrationalité)-efficacité (rationalité) se trouve alors inversé, un observateur extérieur attribuant spontanément l’opacité aux thérapies spirituelles et l’efficacité à la psychiatrie. Toujours dans le même contexte, mais au Nordeste, l’ethnopsychiatre Antonio Mourão Calvacante relate l’histoire d’un cas dans l’esprit de Georges Devereux et de Tobie Nathan. Le sens du mal est également présent dans l’entretien d’une femme congolaise que la coordonnatrice retranscrit et commente. Ce témoignage montre bien l’inscription collective, et non individuelle, du désordre en rejoignant les études d’anthropologie de la maladie de Marc Augé. Le dernier mot, synthétique, est laissé au psychiatre Bernard Doray qui plaide, en définitive, pour un humanisme moderne dans les pratiques de santé mentale.
Au-delà de cette dialectique d’humanisation que l’on peut voir se dessiner, comme en filigrane, dans l’histoire de la psychiatrie et qui satisfait en particulier le goût du progrès ou de progressisme de la profession psychiatrique, il est cependant dommage que le dossier n’interroge pas en retour l’économie morale au principe de l’omniprésence contemporaine du discours humaniste à l’évidence supposée. À cet égard, une anthropologie politique et morale de la psychiatrie humanitaire (par exemple), de la souffrance et du « traumatisme psychique » pourrait nous en apprendre un peu plus sur ce qui fait le ressort et l’essor de cet impératif moral bouleversant les frontières de l’intolérable. Et plus largement, comment se rejoignent pratique psychiatrique, discours moral et stratégies politiques des organismes internationaux onusiens. Dans cette perspective, l’appel psychiatrique à l’humanité et à la dignité peut avantageusement servir d’analyseur pour suivre les transformations sociales et les enjeux contemporains de la santé mentale.