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A priori ces deux ouvrages signés par des américanistes expérimentés ont tout pour s’opposer.
Fruit d’une longue thèse, le premier offre une étude longitudinale et très détaillée d’une région encore méconnue du Mexique, la Sierra Norte de Puebla. Peuplée par plusieurs groupes amérindiens, parmi lesquels figurent des Totonaques, des Otomis et des Nahuas, cette région serait restée assez traditionaliste et tout à fait fascinante pour l’observateur qui souhaite mieux comprendre les syncrétismes amérindiens. En bon ethnohistorien qui combine les méthodes historiques aux méthodes anthropologiques, Stresser-Péan livre ici une véritable somme, très riche d’un point de vue ethnographique. Au terme de quatre siècles d’évangélisation, affirme l’auteur, les survivances indigènes sont fortes et elles s’expriment surtout au niveau des conceptions du temps, de l’espace et de la mort. Mais cette relecture méticuleuse de l’évangélisation et de ses ratés n’est qu’une partie de la recherche de Stresser-Péan qui entre dans la complexité des variantes locales et régionales des pratiques et des représentations amérindiennes. Tous les contextes rituels et toutes les fêtes y passent avec des extraits remarquables sur la danse, la résurgence des anciennes divinités, la symbolique des objets rituels ou même la problématique des emprunts locaux. Avec talent, le lecteur entreprend un parcours dans l’univers symbolique des Totonaques et des Nahuas. Il entre pleinement dans le dédale des sources historiques et des observations contemporaines. Guy Stresser-Péan avoue qu’il avait commencé son travail en espérant se limiter à l’étude du calendrier totonaque de Tepetzintla – un morceau de choix dans son livre – mais au fur et à mesure de son étude et face à la richesse des matériaux, il dut se résoudre à traiter de la christianisation pour mieux saisir l’existence de ce syncrétisme pagano-chrétien dans toute la Sierra Puebla.
Son ouvrage se structure autour d’un plan malheureusement un peu bancal, divisé en vingt-et-un chapitres très inégaux. Les deux premiers chapitres offrent une introduction générale au phénomène de la conversion au Mexique, de la Conquête à la période coloniale. L’auteur reste proche des sources et il reprend bien la discussion là où l’a laissée Ricard. L’absence d’une référence au travail de Duverger paraît curieuse alors qu’on entre ensuite dans la théorie de « la fatigue culturelle » élaborée par Kroeber à Hawaï. Le chapitre 3 présente la zone indigène à l’étude, zone trilingue et dite « traditionaliste » de la Sierra de Puebla. Le chapitre 4 traite de l’introduction du christianisme dans la région. Le chapitre 5 est consacré aux crises religieuses locales du XVIe au XVIIIe siècle et le chapitre 6 à la sédition des Otomis de Tutotepec au milieu du XVIIIe siècle. La première section de ce long chapitre expose les événements, la seconde avance différentes explications. Dans ces six premiers chapitres, la perspective historique prédomine, mais les chapitres suivants font entrer le lecteur dans une ethnographie détaillée des cultes, danses, fêtes et autres cérémonies de la région à la période contemporaine.
Le chapitre 7 aborde les traditions actuelles, le culte des montagnes et des maisons sacrées de la Sierra Nord de Puebla. Le chapitre 8 traite avec beaucoup de détails et de nombreuses illustrations des tambours sacrés et des idoles amérindiennes. Dans le chapitre 9, l’auteur examine les fêtes locales, les offrandes et la place de certaines cérémonies plus anciennes dans la mémoire amérindienne. Le texte se clôt par plusieurs photos intéressantes, prises par R. Ramirez. Le chapitre 10 fait découvrir au lecteur les éléments et accessoires utilisés lors des cérémonies traditionnelles : des offrandes mais aussi des figurines miniatures, des hochets, des cierges et des fleurs. On sait gré à l’auteur de fournir autant que possible la terminologie locale en faisant à chaque fois le lien entre ces données actuelles et les sources historiques. Le chapitre 11 aborde les fêtes chrétiennes dans les villages de la région en suivant le cycle annuel. Il traite bien sûr des fêtes des saints chrétiens, des fêtes patronales et des idoles. Plusieurs pages sont finalement consacrées aux danses. Une fois de plus, Guy Stresser-Péan offre de nombreux détails et illustrations très pertinentes sur ces pratiques cérémonielles. Le chapitre 12 replonge le lecteur dans les danses et l’univers préhispanique. L’auteur y traite en particulier de deux danses fondamentales et très spectaculaires : la danse du volador et la danse des Aras de feu. Le chapitre 13 décrit plusieurs danses d’origine coloniale, comme les danses indigènes qui s’inspirent des combats entre Maures et Chrétiens, ces spectacles introduits par les colons espagnols pour célébrer la Reconquista. Les performances sont multiples : danse des Santiagueros, des Tocotines, etc. Le chapitre 14 traite des détenteurs du savoir indigène, des mémoires actuelles et des phénomènes de rejet de certaines anciennes traditions. Guérisseurs, musiciens, devins, accoucheuses sont présentés, mais de manière un peu rapide et trop en surface. Le chapitre 15 examine les survivances du calendrier mésoaméricain dans la région à l’étude, une opération que l’auteur effectue en confrontant données d’archives et données tirées de l’ethnographie coloniale et contemporaine. Dans le chapitre 16, de facture assez semblable, l’auteur examine les croyances sur l’origine et la fin du monde en faisant entrer son lecteur dans l’épaisseur des corpus mythologiques. Les chapitres 17 et 18 portent sur la cosmologie et les conceptions amérindiennes de l’univers, la notion de personne et les conceptions de l’âme. Le chapitre 19 traite des non-humains et autres êtres dits « surnaturels », y compris de notions chrétiennes comme le Saint-Esprit, la Vierge Marie, Jésus, les anges, etc. Dans ces derniers chapitres, le lecteur regrette de ne pas trouver davantage de récits indigènes sous la forme de verbatims, l’auteur ayant tendance à résumer trop souvent les points de vue indigènes. Les chapitres 20 et 21 sont à lire dos à dos, le premier abordant la religion peu syncrétique des Nahuas, le second, le syncrétisme dynamique et omniprésent, n’en déplaise à Ricard, des Amérindiens de la région de la Sierra.
En définitive, l’ouvrage de Guy Stresser-Péan offre une mine de détails sur les traditions religieuses des Amérindiens de la Sierra de Puebla, une région que l’auteur fréquente depuis une cinquantaine d’années. La notion de survivance que l’auteur utilise abondamment ne me semble pas toujours convaincante car, comme l’a bien montré J.-C. Schmitt dans un autre contexte, rien ne survit vraiment dans une culture, mais fait sens ou non avec les autres éléments du système.
Comme celui de Stresser-Péan, l’ouvrage de Jacques Galinier et d’Antoinette Molinié est promis à devenir un classique dans l’étude des traditions religieuses amérindiennes. Ici, cependant, point de monographie mais une étude générale des manifestations collectives et des représentations qui touchent surtout les régions urbaines des Amériques. Les deux auteurs, l’un spécialiste des Otomis, l’autre des rites et cérémonies andines ont justement choisi d’aborder le sujet à partir de leurs terrains respectifs, mais on regrette d’entrée qu’ils ne se soient pas associés à un nord-américaniste pour couvrir les trois continents. L’idéologie qu’ils abordent se trouve en effet depuis longtemps à l’oeuvre dans ces régions plus nordiques (voir le cas de Grey Owl, voir l’ouvrage classique de D. Francis, The Imaginary Indian, 1992). En changeant d’échelle, cette nouvelle religion ne l’est donc pas tant que ça. La notion de « néo » qui est utilisée ici pour marquer la spécificité de cette mouvance idéologique et rituelle et la distinguer à la fois de l’indianisme et de l’indigénisme me semble également discutable, relativement peu intéressante, et risque de nous perdre un jour dans les nouveautés et les conjectures du type post, néo ou hyper. Après tout, les auteurs relèvent de fortes continuités.
Cela étant dit, l’ouvrage de Jacques Galinier et d’Antoinette Molinié doit être salué pour les questions qu’il pose. Les deux américanistes sont d’abord frappés par l’ampleur de certaines manifestations collectives, lesquelles n’ont plus rien à voir avec les observations qu’ils ont pu faire il y a quelques décennies. Ces manifestations, poursuivent-ils, portent les marques de la culture télévisuelle hollywoodienne et se développent sur un fond d’idéologie New Age. La figure du néo-indien serait proche de celle de Disneyland. Son idéologie porterait à la fois des spécificités (l’exacerbation du local, de l’authentique, de l’autochtonie) en même temps qu’elle fabriquerait de nouveaux universaux (promotion de la Terre Mère, d’une harmonie du monde, etc.), mélangeant habilement folklore, écologie et nationalisme. Dans la vie quotidienne, renchérissent les deux ethnologues, les néo-indiens ne portent plus de plumes, mais du polyester quand ils s’habillent en princes aztèques ou incas les jours de fêtes ; ils ne dansent plus pour la pluie mais pour les touristes et militent dans les mouvements indianistes. Sur un plan collectif, les rites des néo-indiens n’apparaissent guère plus sérieux, dans la mesure où au Mexique comme dans les Andes, ce sont partout des spectacles grandioses accompagnés de musiques dites « ethniques » qui l’emportent avec à chaque fois des milliers de touristes et autres consommateurs d’Indiens plastiques.
Dans leur ouvrage, les deux américanistes examinent donc de plus près ces traditions en train de se faire, s’efforçant autant que possible d’établir des liens avec le passé préhispanique et colonial.
Le texte est divisé en six parties assez bien équilibrées. Les premiers chapitres retracent la naissance de l’Internationale néo-indienne à l’occasion de la célébration du Cinquième Centenaire de la rencontre des deux mondes puis présentent des rituels réinventés à Mexico, Teotihuacan, Cuzco et Sacsahuaman, lesquels sont tous construits sur le traumatisme de la Conquête. Dans tous les cas, des symboles préhispaniques sont récupérés, réinterprétés puis associés à des revendications. Selon les deux auteurs, la néo-indianité s’exprime avant tout par cette créativité rituelle, un point qui ressort particulièrement bien de l’analyse des performances théâtrales et rituelles de Cuzco. Les auteurs montrent avec talent comment les traditions indigènes font d’abord l’objet d’une « captation », puis d’une « incaïsation », avant de réapparaître avec une dimension mystique. Le chapitre 3 revient sur les représentations de l’Indien pour montrer comment, à partir d’un même fonds colonial, les histoires des néo-indiens ne se construisent pas de la même manière au Mexique et au Pérou. Commence alors une fascinante plongée dans les histoires locales de ces deux pays, histoire aztèque d’un côté, autochtonies et indigénisme péruvien de l’autre. Les chamboulements sont multiples dans les deux régions. Le sacrifice aztèque est revisité, la notion Terre Mère reformulée, ce dispositif permettant du coup de nouvelles connexions avec les groupes autochtones d’Amérique du Nord. Les auteurs notent que de nouveaux concepts, comme celui « d’énergie cosmique », font leur apparition et que la logique à l’oeuvre est évidente : particulariser et puiser dans les traditions locales pour universaliser ensuite. Du côté péruvien, les auteurs montrent que c’est sans doute dans l’image de l’Inca puis dans les figures nationales andines qu’il faut rechercher les origines du mouvement néo-indien. Exclus et spoliés par les élites créoles, la masse indienne se montre assez rapidement ouverte à un retour de l’empire et à une reconnaissance de la noblesse incaïque. Dans les années 1920, les penseurs indigénistes de Cuzco sauront construire sur ces attentes et alimenter cette nostalgie de l’Inca. De Garcilaso à Mariategui, le mythe de l’indianité s’élabore et les auteurs concluent avec raison qu’il existe donc un continuum entre ladite cosmovision inca perpétuellement réinventée au cours de l’histoire et les pratiques néo-indiennes d’aujourd’hui. Le chapitre 4 offre d’autres lignes divergentes entre la voie néo-indienne mexicaine où la question du territoire fantasmé reste lancinante et la voie péruvienne où c’est au contraire l’imaginaire national qui reste à définir. L’examen de ces deux variantes conduit les auteurs à explorer images et stéréotypes de l’Indien dans ces régions de même que les mythes et les discours politiques, les contradictions idéologiques ainsi que les modalités d’intégration et le phénomène de l’indianité urbaine. Le chapitre 5 revient sur la nature paradoxale de la néo-indianité, à savoir sa capacité à puiser dans les traditions indigènes locales pour gagner en efficacité sur un plan horizontal et global, qui a pour toile de fond le New Age et la mondialisation. Les discours et les pratiques de médecins et de guérisseurs andins fournissent ici un matériel empirique adéquat pour le cas péruvien. Le dernier chapitre revient sur les communautés traditionnelles amérindiennes pour présenter une théorie indigène du New Age. C’est en effet à partir du mythe classique du Pishtaku, l’étranger préleveur de graisse, que s’élabore dans certaines régions des Andes une nouvelle théorie du pillage.
Il est difficile de conclure cette analyse pour le moins originale et ethnographiquement riche, mais le ton un tantinet sarcastique adopté par les deux auteurs tout au long du livre laisse apparaître leur désapprobation face au néo-indianisme et une once de nostalgie pour l’indianité classique. Dans leur épilogue, la notion de religion disparaît au profit de celle d’idéologie néo-indienne à la carte. Les deux auteurs font alors émerger la résistance de vrais Indiens, garants de la cohésion sociale qui auraient la capacité de phagocyter cette idéologie. Soit, mais d’où sortent ces Amérindiens et comment s’établit donc la ligne de fracture? Quel rôle joue en définitive la variable spatiale du rural et de l’urbain? Pour quelles raisons certains groupes adhèrent-ils mieux que d’autres au néo-indianisme? Enfin, n’aurait-on pas affaire à une mode plus qu’à un mouvement religieux? Ces questions restent en partie sans réponse dans le livre et il est dommage que les deux auteurs ne montrent pas davantage comment la religion et le politique restructurent les communautés amérindiennes sur de nouvelles bases et ce, bien au-delà du succès des idéologies du Nouvel Âge et de leurs mascarades. Ce livre vaut cependant la peine d’être lu, il est bien écrit et fait réfléchir.
Enfin, si les auteurs sont conscients de la force des continuités culturelles et ancrent cette renaissance néo-indienne dans les histoires régionales, ils pourraient rappeler que le rituel a aussi toujours besoin du spectaculaire, du jeu et de l’artifice pour être efficace.
Parties annexes
Référence
- Francis D., 1992, The Imaginary Indian. Vancouver, Arsenal Pulp Press.