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Au moment où j’écris ce compte-rendu, le monde entier suit à la télévision un match de football et un coup de tête infâme [juillet 2006]. Dans quelques semaines sans doute, les Canadiens voteront pour leur nouvelle Idole de la musique. Un tel scénario semble renforcer la perception que les médias, notamment la télévision, auraient remplacé les intermédiaires traditionnels (la religion, l’État, les syndicats par exemple) qui agissaient hier comme médiateurs entre l’individu et sa société d’appartenance. Séduite peut-être par les théories de la mondialisation et du transnationalisme, l’anthropologie a-t-elle prématurément mis de côté la « nation » et le « nationalisme » en tant que cadres légitimes pour réfléchir sur les politiques de l’identité dans les sociétés contemporaines?
C’est la question que se pose d’emblée Lila Abu-Lughod dans son ouvrage : Dramas of Nationhood. Elle y présente une ethnographie des téléséries égyptiennes et de leur rôle dans la promotion d’une identité nationale séculière anti-islamiste, auprès de certaines femmes de la région rurale et touristique de la Haute Égypte qui sont installées dans les grandes villes du pays pour y travailler comme domestiques. L’anthropologue nous propose, dans la première partie du livre, une analyse centrée sur les narratifs politiques et sociaux sous-jacents aux intrigues des téléséries les plus populaires qu’elle a suivies sur une période de 10 ans (dans les années 1990). Elle s’appuie sur un travail de terrain exhaustif ainsi que sur des témoignages extrêmement vivants (réels) et empathiques de la part de paysannes travaillant comme domestiques dans la ville. Elle puise, d’autre part, dans une vaste littérature postcoloniale portant sur la télévision et le rôle des médias dans la production de sujets nationaux.
L’originalité de l’ethnographie que nous présente Abu-Lughod réside dans la critique qu’elle fait d’un certain cosmopolitisme homogénéisant, associé à une élite d’intellectuels égyptiens et à une bourgeoisie professionnelle, notamment les metteurs en scène, producteurs, écrivains et comédiens des téléséries. Figures de grande influence et de visibilité dans un pays fier de son industrie culturelle, ils font la promotion d’une identité nationale égyptienne à travers des intrigues « pédagogiques » ciblant les populations rurales via la télévision d’État, souvent la seule à atteindre les paysans compte tenu de leur faible revenu et l’inaccessibilité de la télévision satellite. N’ayant pas accès aux privilèges de la classe bourgeoise, et ne pouvant pas répondre aux attentes de leur compatriotes scolarisés, ni à celles d’un État insensible et profondément handicapé par les nouvelles politiques néo-libérales, les paysans de la Haute Égypte se trouvent confrontés sans cesse à leur « arrièrisme » à travers les personnages projetés sur les écrans de leur télévision et emprisonnés dans une relation de dépendance et d’impuissance envers la bourgeoisie et l’État.
Dans le chapitre 5, situé emblématiquement au coeur de l’ouvrage, l’auteure risque une analyse « esthétique » des critères de jugement de valeur des téléséries analysées. Selon Abu-Lughod, le style et les intrigues mélodramatiques des séries contribuent à la (mélo) dramatisation de la conscience des paysans égyptiens dans une tentative de les transformer en sujets « modernes ». L’auteure établit notamment des liens, au plan global, avec les esthétiques de la télévision en Inde, notamment Bollywood, les soap operas américains et les talk shows à la Oprah Winfrey et, au plan local, avec les épopées de tradition orale telles qu’Abu-Zayd Al-Hilali. Cette analyse est extrêmement originale tout en étant moins approfondie et, par conséquent, moins convaincante, par peur, peut-être, de s’aventurer trop loin dans un champ habituellement réservé aux études en communication ou aux études cinématographiques, et d’être accusée, injustement, de dépolitisation. Par exemple, bien qu’elle y fasse allusion en évoquant les épopées, son analyse de « l’émotionnalité » des personnages dans les téléséries ne rend pas suffisamment compte de l’histoire du développement de la télévision et du cinéma dans le monde arabe qui sont des médiums d’expression visuelle non autochtones transposés dans une « culture » en grande partie arabo-musulmane où le verbe a toujours été privilégié et où l’émotion est extrêmement codifiée par l’usage des jeux de mots. De plus, la relation dichotomique qu’elle établit entre les téléséries étasuniennes, d’une part, et celles de l’Égypte, d’autre part, tend à sous-estimer le moralisme inhérent aux téléromans américains et le pédagogisme des talk show surtout dans des États-Unis où les mouvements évangélistes et néo-conservateurs possèdent beaucoup de pouvoir.
Dans la dernière partie de l’ouvrage, Abu-lughod centre sa réflexion sur les stratégies de subversion et de réappropriation des discours hégémoniques de l’État et de la bourgeoisie urbanisée productrice des téléséries. Ainsi, elle évoque l’émergence de l’islam comme la source principale d’un discours moral tenu auparavant par un État providence devenu néo-libéral. D’ailleurs, l’État s’est engagé dans une « lutte contre le terrorisme » médiatique en finançant des téléséries avec des intrigues anti-islamistes. Or, dans un pays ancré dans une tradition arabo-musulmane où religion et politique sont imbriquées, la stratégie a eu pour effet « pervers » l’émergence d’un « sujet modernisé » attaché à l’islam mais à un islam individualisé.
Pour résumer l’ouvrage en une phrase, l’interprétation urbanisée et bourgeoise de l’identité et du rôle de la femme et de la religion dans la société égyptienne donnent lieu à un progressisme et à un féminisme patronisant qui tendent à réduire l’Autre, le paysan égyptien et la femme en particulier, à n’être que des victimes manipulées ou inconscientes de leur situation. Un tel « progressisme », qui rappelle les discours interventionnistes des organismes humanitaires occidentaux et les agendas néo-conservateurs des nouvelles puissances, a besoin, nous le démontre Abu-Lughod sans jamais vraiment l’expliciter, de se dégager de sa posture hégémonique pour entrer dans la complexité des situations familiales et sociales des individus.