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Le propos du livre s’appuie sur le constat suivant : le futur est aussi dense et riche que le passé. Notre sens du futur est conditionné par une nostalgie de futurs que nous avons déjà perdus. Cette nostalgie est devenue si prégnante aujourd’hui qu’elle apparaît comme un outil privilégié dans les usages commerciaux et publicitaires. Cela nous rappelle aussi que le futur n’est pas – et n’a jamais été – une catégorie vide, alors même que les acquis des Lumières nous amènent à nous méfier des discours futurologiques, prophétiques et autres prédictions. Nos vies se sont organisées en fonction de la connaissance du futur. Notre monde est saturé par une conscience du futur aussi investie et présente que celle du passé. C’est dans ce paradoxe que les deux directeurs de l’ouvrage, Daniel Rosenberg et Susan Harding, situent leur projet : « the future is a placeholder, a placebo, a no place, but it is also a commonplace that we need to investigate in all its cultural and historical density » (p. 9). Et Histories of the Future entend fournir un répertoire d’outils de réflexion pour comprendre les formes et les fonctions que prend le futur.
Les textes rassemblés – dont certains ont déjà été publiés dans un numéro de la revue Cabinet en 2004 – résultent d’un atelier de réflexion qui a réuni des historiens et des anthropologues à l’Université de Californie à Irvine en 1997. Il semble par ailleurs qu’Irvine se soit offert comme un observatoire éclairé des phénomènes futuristes : « Irvine appeared to us a remarkable example of American corporate futurism in all complexities and self-contradiction, and our collective experience of the place served as a jumping-off point for many of our reflection » (p. 10). Rapide dilatation cependant, c’est la Californie du Sud qui deviendra « a spatial metonym for the post-Enlightenment future » (p. 13). L’équipe y trouve des sites où le futur est déjà présent. De Las Vegas à la fameuse zone 51, la région se révèle, sous les investigations de ces chercheurs, un véritable laboratoire où étudier les microdynamiques sentimentales et culturelles d’un futur en train de se faire, portant leurs attentions non seulement sur ses formes explicites, mais aussi sur les pratiques sociales qu’il génère.
Une partie des textes fait référence à ces itinéraires traçant une carte à la fois étonnante et inquiétante de la Californie du Sud. Le texte de Joseph Masco qui ouvre le livre étudie le « desert modernism » à travers une série de sites, du Nevada Test Site, lieu emblématique des expérimentations nucléaires de la Guerre Froide, au Musée Liberace à Las Vegas, où sont exposés les costumes, pianos et voitures de Mr Showmanship. Ce parcours dans l’excès américain se retrouve dans le texte de Susan Lepselter qui s’attache aux rumeurs entourant Rachel, cette ville du Nevada qui dispute à Roswell le titre de point de rendez-vous de la faune interstellaire et dont le voisinage avec la zone 51, ce complexe militaire où seraient étudiés des restes d’engins extra-terrestres, génère les théories du complot les plus insolites. Plus inattendue, la référence à la Californie du Sud est aussi présente dans l’étude de Pamela Jackson sur Philip K. Dick et son roman Ubik.
Si les textes respectent entre eux une logique intertextuelle, la couverture géographique dépasse de loin l’Ouest américain. Elle s’élargit à l’Indonésie, aux Philippines, à l’Espagne, au Japon, à l’Italie ou à la France. L’ensemble considère les désirs de futur, du millénarisme à l’utopie, du technologique au spirituel, avec une même intention d’en mesurer les attentes et les résultantes. Les textes traitant de l’imaginaire du futur dans la littérature et les mouvements artistiques sont évidemment présents. Le développement du mouvement futuriste à Tokyo est étudié par Miryam Sas (ce qui donne l’opportunité de publier une traduction inédite du manifeste futuriste japonais de Hirato Renkichi), et les banquets futuristes et l’esthétique de la cuisine qui leur sont associés permettent à James Hunt une relecture de la technophilie affichée du mouvement. Le risque, la paranoïa ou le fatalisme au quotidien sont aussi des thèmes développés, notamment à travers le travail de Susan Harding sur la secte Heaven’s Gate au destin dramatique. Le livre couvre ainsi un ensemble de sujets variés, parfois inattendus et étonnants, pouvant intéresser les historiens de la Guerre Froide comme les adeptes de la science-fiction.
Histories of the Future aurait pu s’arrêter, avec facilité, à faire la chronique d’un fétichisme utopique et futuriste, mais il ne s’arrête pas à ces sujets convenus. Les auteurs privilégient l’intérêt pour les attitudes quotidiennes, les histoires oubliées et les modes de vie. Certes, les spéculateurs, les utopistes, les prophètes et autres visionnaires ont leur place comme c’est le cas avec Dan Rosenberg qui retrace le parcours de Theodor Holm Nelson, l’inventeur (entre autres choses) de l’hypertexte. Les mécanismes caractéristiques du futurisme (prophéties, prédictions) sont au premier plan, mais traités en relation aux lieux, aux pratiques ou aux objets par lesquels ils sont médiatisés. Ainsi, le texte de Vicente Rafael aborde « the fantasy of direct communication » aux Philippines, au moment des protestations qui ont abouti au renversement du président Joseph Estrada en janvier 2001. Il aborde particulièrement le rôle décisif joué par le téléphone portable.
Des « interludes » sont intercalés entre les principales parties de l’ouvrage. Ils s’écartent du ton universitaire et donnent un versant ludique au livre. On y trouve un jeu, une fiction de Jonathan Lethem ou encore une frise chronologique. Le jeu « Global Futures : the game » peut être envisagé comme une synthèse du propos du livre. Il ne cherche pas à sélectionner un gagnant ou un perdant. Il s’offre plutôt comme un forum où les joueurs peuvent tester leur connaissance du monde et élargir leur imagination, tout en proposant comment remodeler les événements choisis dans des futurs « alternatifs ». Et ce jeu souhaiterait aussi ouvrir à des discussions sur l’histoire mondiale ou les mouvements sociaux, la mondialisation ou l’alter-mondialisation, parce qu’il y a des futurs que nous n’avons pas encore imaginés.