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Dans cet ouvrage sur le sida en Pays lobi, Burkina Faso, Michèle Cros nous convie à l’examen d’une expérience locale du sida que seul un destin entaché par la maladie peut révéler. Michèle Cros nous livre le vécu de ce « quotidien contaminé » en adoptant une approche originale qui combine méthodes ethnographiques « classiques » et techniques projectives inspirées de la psychologie. L’appréhension du sida par le biais de récits et dessins de jeunes, élément clé de la démarche de l’auteure, s’avère ici riche en possibilités. Elle permet de recueillir les dires des intéressés en faisant fi de la récitation de la leçon préventive, de percevoir le jeu d’affects et de fantasmes qui se déploient dans l’imaginaire de la maladie et de semer la parole préventive, aspect non moins essentiel d’une recherche sur le sida qui se veut engagée.
Dans la première partie de l’ouvrage, Michèle Cros se penche sur une étrange homonymie qui servira de fil conducteur à l’analyse. En lobiri, sida signifie araignée. Héroïne de nombreux contes lobi, Araignée est une gloutonne insatiable qui, pour arriver à ses fins, utilise ruses et astuces. Si la démesure et l’inconduite sociale dont elle fait preuve mènent parfois à sa perte, son audace et son courage sont néanmoins considérés comme exemplaires. À cette homonymie fortuite s’ajoute une homologie clinique entre les manifestations dermatologiques du VIH et les plaies causées par la « morsure-piqûre » d’une araignée bien connue des Lobi. Araignée kiéfoun, originaire de Côte-d’Ivoire, inflige en effet à ses victimes de redoutables boutons ainsi qu’une morsure qui, en l’absence d’antidote, peut s’avérer mortelle.
Cette homonymie, doublée de l’homologie clinique, contribua à ce que l’arrivée du sida en Pays lobi se fasse d’abord sous le signe de la confusion. Cependant, comme le fait valoir Michèle Cros dans la seconde et la troisième partie de l’ouvrage, l’irruption de la maladie dans le quotidien collectif lobi ne tarda pas à engendrer des réponses, et l’homonymie, à devenir sursignifiante. Sida-maladie, comme Araignée des contes, fait en effet preuve d’un grand appétit en dévorant ses victimes de l’intérieur ; en atteste leur maigreur qui constitue, avec l’apparition de boutons sur le corps, les signes pathognomoniques de la maladie en Pays lobi. Maladie sida, comme Araignée, se joue également des personnes sur lesquelles elle jette son dévolu : semblant s’en être allée un jour, elle revient, toujours plus virulente. Sida-maladie et Araignée kiéfoun, enfin, possèdent une même origine, la Côte-d’Ivoire, lieu d’émigration par excellence pour les jeunes à la recherche de numéraire et, aujourd’hui, point nodal du « circuit mortifère ». Aussi, face à la maladie sida, faut-il se comporter à la façon d’Araignée. D’une part, en évitant la peur, émotion à l’origine du « mécanisme pathogène » (p. 122). Pour le virus introduit en Pays lobi, la contamination se ferait en effet par le double de la personne qui, apeuré face à des situations périlleuses, tomberait dans un « engrenage sidéen » (p. 121) et contaminerait l’enveloppe charnelle. D’autre part, en rusant avec la maladie par la mise en place de mesures préventives audacieuses : en refusant, notamment, d’aviser la victime du funeste diagnostic, évitant ainsi que, à des fins de transfert thérapeutique, elle ne tente de « recoller » la maladie ; en innovant en matière d’inhumation et de procédures de congédiement des défunts, évitant ainsi que le cadavre du sidéen ou son spectre ne perpétuent la chaîne de transmission dans le monde des vivants ou des morts ; en chantant également « la parole du sida » lors des funérailles, fêtes de fertilité et autres rassemblements festifs, stratégie de résistance lobi sous-entendant la nécessité de traquer le mal, de l’affronter sur son propre terrain et de le tourner en dérision.
Dans cet ouvrage inspirant, Michèle Cros se fait ainsi le témoin d’un contexte où, loin de se limiter aux habituels discours sur les origines du mal et sur les groupes à risque, l’épidémie de VIH-sida donne lieu à des développements qui vont des aléas de la contamination au destin post-mortem du sidéen. Moyennant une approche conforme à l’innovation méthodologique tant réclamée en anthropologie du sida, l’auteure y montre l’univers de significations et d’homologies symboliques qui entourent la maladie en Pays lobi, tout en mettant clairement en lumière le rôle d’agent de transformation sociale que la maladie est appelée à jouer en contexte de pandémie. Je ne saurais, enfin, conclure ce compte-rendu sans mentionner la satisfaction que procure la lecture de cet ouvrage. Par une sorte d’« écriture à suspense », Michèle Cros nous fait découvrir, avec un plaisir renouvelé, les détails de cette interprétation somme toute particulièrement originale du sida en Pays lobi.