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Sous l’impulsion de Foucault, faire l’archéologie d’une science est devenu une mode fort répandue dans le milieu universitaire. Dans celui des chercheurs africanistes en particulier, cette entreprise foucaldienne a trouvé dans le livre du philologue congolais Valentin Yves Mudimbe l’une de ses premières et meilleures réalisations. En effet, The Invention of Africa : Gnosis, Philosophy and the Order of Knowledge, internationalement plébiscité tant chez les africanistes anglophones que chez leurs homologues francophones, apparaît comme la première archéologie systématique de l’africanisme. Le livre d’Emmanuelle Sibeud peut être classé, à bien des égards, dans cette entreprise universitaire. En effet, l’auteure, historienne de formation, s’attelle à établir et à rendre raison des mécanismes de construction de l’africanisme comme science dans le contexte géographique français.
Pour ce faire, Sibeud choisit une démarche méthodologique classique dans sa discipline. En effet, elle entreprend une exploitation très fouillée de diverses archives, dont celles de la France d’Outre-Mer et du Service Historique de l’Armée de Terre, ainsi qu’un dépouillement de revues universitaires mais surtout de publications non scientifiques.
Sibeud organise tout son argumentaire autour de l’idée forte selon laquelle la construction du savoir africaniste en France n’est pas clairement le fait de scientifiques reconnus institutionnellement, mais découle en partie de l’effort d’une minorité d’administrateurs coloniaux très imprégnés des réalités du terrain africain. Ces chercheurs, que d’aucuns qualifient d’amateurs, s’étaient organisés en un réseau qui incluait également des universitaires, lesquels, du fait de leur méconnaissance empirique du continent africain avaient autant besoin des coloniaux, dont ils pouvaient obtenir des données de terrain, que ces derniers avaient intérêt à se les allier en vue d’accéder à une reconnaissance scientifique.
Selon Sibeud, l’entreprise de construction de l’africanisme comme science en France se déroule entre la fin des années 1870 et 1930. L’année 1878, qu’elle désigne précisément comme le début de cette entreprise, correspond précisément à l’expression d’une demande de connaissances sur les sociétés africaines en France. Le choix de cette année peut paraître arbitraire dans la mesure où un peu moins de cinq ans plus tôt, la France avait déjà mis sur pied une commission de voyages chargée d’encourager et de financer des missions scientifiques à destination du continent noir. Seulement en 1878, le Parlement français vote la première subvention de plusieurs milliers de francs pour financer la mission de l’abbé Michel Debaize. Ainsi, la connaissance de l’Afrique devient clairement un besoin officiel de la République, et non pas celui de quelques têtes brûlées d’explorateurs. Quant à l’année 1930 comme moment d’avènement d’une science africaniste en France, elle correspond à la création de la première association de chercheurs se dévouant entièrement à l’étude des sociétés africaines : la Société des africanistes.
Les mécanismes et les agents de construction de l’africanisme en France font de celui-ci une science bien spéciale, qui se présente à la fois comme « pratique et idéologie ». Elle est censée rendre compte, avec toute la minutie possible, des particularités culturelles, géographiques et physiques des sociétés africaines. Mais en même temps, elle est un instrument de légitimation au service de la fièvre expansionniste française. L’africanisme a eu sa part de contribution à l’invention et à la légitimation de la fameuse « mission civilisatrice » par laquelle la France désignait son expansion jusqu’au coeur de l’Afrique.
Dans ce livre, Sibeud présente avec minutie tous les enjeux et conflits de légitimité qui se saisissent d’un champ de recherche où la frontière entre détenteurs de la légitimité officielle et outsiders est assez clairement perceptible. On voit ainsi s’affronter, d’une part, des chercheurs de salon, n’ayant aucune connaissance du terrain africain mais pourvus des diplômes qui attestent de leur science et font autorité, et, d’autre part, des hommes de terrain, administrateurs coloniaux qui pratiquent assidûment les sociétés africaines mais sont dépourvus du diplôme universitaire.
Au-delà des conflits de légitimité, la connaissance de l’Afrique crée un clivage entre les tenants de l’anthropologie physique, très positivistes, qui croient à l’infériorité génétique des Noirs, et des ethnographes persuadés que l’avancement des peuples africains sous l’encadrement de la civilisation française est un objectif bien réaliste.
Une science impériale pour l’Afrique? aurait certainement bénéficié d’une grande fortune s’il avait été publié trente ans, voire dix ans plus tôt. Car il s’agit d’un livre, qui, par son objet étude, s’inscrit parfaitement dans un débat intellectuel – ou plus précisément universitaire – spécifiquement français. Se saisir, comme le fait Emmanuelle Sibeud, de la construction de l’Afrique à travers l’africanisme, c’est bien entendu prendre part à une réflexion scientifique française sur la contribution de la colonisation dans la production du savoir africaniste. Au cours des années 1970, quelques universitaires marxistes s’étaient engagés dans une critique stimulante de la production de ce savoir. Plus récemment, au milieu des années 1990, un débat de la même veine s’est développé dans le milieu des chercheurs sur l’Afrique en France. Il opposait des spécialistes de l’Afrique de naissance et d’ascendance européenne et des africanistes d’ascendance africaine formés dans les universités françaises. À la différence du premier, le deuxième débat allait au-delà de la remise en question de la validité du savoir africaniste originel pour poser la question de la pertinence et de la légitimité d’un savoir dans la production duquel serait exclu le discours des acteurs du cru : les historiens africains, en clair.