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Introduction

Les années 1990 et 2000 se caractérisent par un processus de recomposition du statut des États africains dans un double mouvement. On assiste, d’une part, à l’affirmation d’une société civile davantage exigeante dans sa volonté d’influencer les politiques publiques et d’autre part, à l’ascendant du discours des institutions financières internationales sur le thème de la bonne gouvernance. Ici et là, l’État est mis en demeure de changer son mode de gouvernance avec, à la clé, deux impératifs : appliquer des valeurs éthiques de gestion et inventer un dispositif complexe de contrôle de l’action publique.

L’ère de gouvernance ouverte fait appel à une pluralité d’échelles de référence et d’acteurs dont la légitimité devient reconnue, voire dopée, par un processus de mûrissement qui s’est forgé durant la première décennie de rejet des Plans d’ajustement structurels (PAS). Plus exposé aux regards extérieurs, l’État se trouve contraint de renégocier ses rapports aux autres acteurs qui disposent également de plus d’outils de pression. Il faut en effet compter avec l’imposant lobbying des altermondialistes et avec les technologies de l’information et de la communication qui réduisent les contraintes géographiques.

Le fait que le développement ne rime plus avec confidentialité a pour effet de rendre moins légitimes les modes classiques de gouvernance qui consacraient l’hégémonie de l’État. La gouvernance multidimensionnelle est donc un processus qui induit des interactions complexes, mais sans doute insuffisantes pour remettre profondément en question les choix de développement.

Pour conduire cette réflexion, il est utile dans un premier temps de donner au lecteur une présentation du contexte historique africain de la gouvernance et, ensuite, de passer en revue quelques initiatives de développement afin de voir si elles contribuent à réorienter les interactions entre les États et les mouvements citoyens africains. Au titre de ces initiatives de développement, deux d’entre elles seront examinées dans ce texte : d’abord, les Stratégies de réduction de la pauvreté (SRP) (2000) et, ensuite, l’initiative de Tony Blair intitulée « Dans l’intérêt de tous » (2005).

Contexte historique africain de la gouvernance

L’Afrique a connu une évolution historique marquée par une série de goulots d’étranglement qui suffisent à expliquer sa marginalité dans les échanges mondiaux (2,2 % du commerce pour toute l’Afrique sub-Saharienne), la structure défavorable de son économie officielle, le type de gouvernance néopatrimoniale et la généralisation de la pauvreté. Passons en revue quelques-uns de ces goulots d’étranglement. Après l’esclavage qui vide le continent d’une partie importante des forces valides, l’Afrique subit une longue période coloniale avec son lot de pillages des ressources naturelles, le caractère dérisoire des infrastructures de développement, des politiques sociales parmi les plus faibles, un subvertissement des valeurs sociales et une extraversion de l’économie. Mkandawiré et Soludo (1999) ont démontré que la colonisation qu’a connue l’Afrique est la pire de toutes. Il s’y ajoute que les sociétés africaines sont inégalitaires, marquées par de fortes hiérarchies sociales et par des rapports distants selon l’âge et le sexe. Les réciprocités sociales qui y ont creusé des sillons ne compensent pas suffisamment les mécanismes de dévolution du pouvoir selon l’origine sociale et la position de contrôle sur les ressources. Depuis les indépendances, on peut distinguer trois étapes dans l’évolution africaine.

De 1960 à 1980, les élites dirigeantes s’enlisent en essayant de rattraper l’Occident. L’insertion sur le marché international est marquée par la subordination, dans la mesure où l’Afrique poursuit une extraversion économique et subit l’extorsion de ses ressources (fuite des capitaux). Dans ce contexte, l’économie rurale portée par les cultures de rente (coton, arachide) ou d’exportation (café, cacao, pétrole) est victime de la fluctuation du marché mondial, peu favorable à l’Afrique. La crise économique s’installe durablement, aggravée dans les pays sahéliens par les sécheresses des années 1972-1973 et suivantes.

De 1980 à 2000 : les Plans d’ajustement structurel (PAS) laminent l’économie : la relance selon les PAS est exclusivement fondée sur les grands agrégats macro-économiques (équilibre budgétaire, assainissement des finances publiques, maîtrise de l’inflation, contrôle de la masse monétaire, amélioration de la balance commerciale, réduction des déséquilibres au niveau de la balance des paiements, etc.). En 1996, le continent africain confirme la reprise économique démarrée en 1994 avec une croissance de la production la plus importante de la décennie (4 %). Sur le continent, 33 pays les moins avancés (PMA) voient leur taux de croissance atteindre 4,5 %. Celle-ci est attribuée à la conjonction de plusieurs facteurs : amélioration des recettes d’exportation (en particulier pour les pays exportateurs de pétrole), conditions climatiques propices et modification favorable des termes de l’échange (Fall et Sy 2004).

Pour autant, cette croissance ne se traduit pas au niveau des ménages par une amélioration des conditions de vie. Au contraire, la pauvreté ne cesse de s’approfondir et de gagner du terrain en milieu urbain et en milieu rural. En fait, l’amélioration de la conjoncture n’a pas entraîné une répartition plus équitable des revenus, encore moins une augmentation du niveau de vie de la plupart des populations. La mobilisation des ressources internes demeure médiocre dans ces régions, exception faite pour les économies pétrolières.

Les plans d’ajustement structurel imposés par les institutions de Bretton Woods ont montré leurs limites déstructurantes. Le social a été le parent pauvre des PAS. L’État s’est désengagé, le « développement » est sans finalité humaine, et le social se meurt sur l’autel de l’économisme. Les indicateurs de développement humain se sont dégradés, car la réduction des budgets a affecté les secteurs de l’éducation et de la santé. La privatisation de certains secteurs stratégiques a engendré des coûts supplémentaires pour les ménages et nui aux conditions de vie (transport, santé, éducation, électricité, eau, télécommunication). Elle a causé aussi des pertes d’emploi, entraînant la précarisation des conditions de vie, sans induire une modernisation bénéfique.

De 2000 à 2005 : le seuil de l’inacceptable est franchi. Les Plans d’ajustement structurel avaient largement été influencés par le consensus de Washington qui avait développé, au cours des années 1990 à 2000, l’idée selon laquelle l’efficacité économique requiert un minimum d’intervention de l’État au profit du libre fonctionnement des marchés. Au fil des années, l’État a fini par perdre sa crédibilité, et la dette est devenue un handicap insurmontable Moisseron et Raffinot (1999 : 14) observent que « plusieurs pays doivent affecter plus du tiers de leurs ressources aux paiements du service de la dette qui devient ainsi le premier poste de dépenses ». Selon l’OCDE, les flux mondiaux de l’aide publique au développement sont passés de 7,9 à 52,5 milliards de dollars courants entre 1970 et 1990 (soit, en valeur constante, une augmentation annuelle moyenne de 2,1 %). Les flux à destination du continent noir ont connu une augmentation plus importante (3,9 %). L’Afrique de l’Ouest a reçu une part croissante de l’aide internationale, en particulier les pays du Sahel lors de la période de sécheresse des années 1972-1973.

Cette tendance s’est atténuée, de sorte que, selon Cling et al. (2002 : 44), la Banque Mondiale attribue « ce déclin de l’aide au développement » au cours des années 1990 à des raisons politiques, stratégiques et à la « fatigue de l’aide ». David Sogge (2003) estime, pour sa part, « qu’il y a plus de calcul que de solidarité dans l’aide au développement », qui est généralement une aide liée. Le film récent du cinéaste Olivier Zuchuat sur le Mali, intitulé Djourou (Une corde au cou) met bien en relief cette aide contraignante. Voici comment il résume le message des pays industrialisés : « Je te prête de l’argent avec des intérêts, mais avec cet argent tu m’achètes mes produits, mes technologies et mes centrales hydroélectriques. Pour la forme, je proteste un peu au sujet des droits de l’homme, mais j’évite les sujets qui fâchent ». Et le cinéaste conclut : « épauler les pays en développement est une affaire rentable » (Douin 2005). La pression exercée par la société civile a été forte ; les institutions de Bretton Woods ont fini par lâcher du lest et lancent l’Initiative des pays pauvres très endettés (PPTE) qui vise un allégement de la dette et la réduction de la pauvreté comme cadre d’intervention en Afrique.

L’Initiative des pays pauvres très endettés (PPTE) ou les Stratégies de réduction de la pauvreté (SRP)

L’initiative PPTE, approuvée en 2000 par les institutions financières internationales (en particulier le FMI et la Banque mondiale) et les pays créanciers, pourrait contribuer à réduire le poids de la dette. L’analyse historique et comparative couvrant le dernier quart de siècle permet de s’apercevoir que les contre-performances des politiques publiques des pays de l’Afrique centrale et de l’Ouest (la CEMAC et la CDEAO[1]) ont été exacerbées par les politiques d’ajustement structurel que prônaient les institutions financières internationales.

Il en est résulté un approfondissement et un élargissement de la pauvreté. On estime en effet que 45 % des habitants de l’Union économique et monétaire Ouest africaine (UEMOA) et 40 % des populations de la CEMAC vivent dans la pauvreté absolue[2]. Ces deux régions traînent de lourds handicaps : pauvreté rurale massive, déséquilibre entre villes et campagnes qui s’accélère, prédominance des petits producteurs (60 % de la population agricole) dont les superficies emblavées n’atteignent pas 1 ha par travailleur agricole[3]. Cependant, parmi les facteurs de vulnérabilité figure en bonne place « l’inadaptation des politiques macroéconomiques et sectorielles » selon la formule du Fonds international de développement agricole (FIDA 2001). En zones urbaines, la précarité devient la forme la plus courante de pauvreté : 72 % de sous-emploi à Dakar en 2002, dégradation du cadre de vie en ville, taudification de l’habitat, inaccessibilité et faible qualité des services, renchérissement du coût des services du fait de la banalisation de la corruption.

Les stratégies de survie que développent les populations peuvent être considérées comme des acquis, car elles élargissent la sphère de l’économie populaire, améliorent les revenus, accentuant leur savoir-faire et renforcent l’initiative populaire autonome.

Parallèlement à ces tendances, on note un grand engouement pour la participation aux affaires de la cité qui contraste cependant avec l’engagement insuffisant des populations lorsqu’il s’agit de formuler et d’exécuter des politiques publiques nationales. Le discours subversif, partie intégrante de l’identité des acteurs non étatiques, reste fragile et menace l’efficacité de ce nouvel affrontement entre l’État et les leaders de mouvements citoyens dans certains pays.

Il est notoire que les stratégies de réduction de la pauvreté restent limitées. La participation des acteurs de la société civile a de l’influence sur la priorité accordée au monde rural, mais peu sur les orientations de la Stratégie de réduction de la pauvreté (SRP). Les processus de concertation sont assez élargis, mais les calendriers au pas de course ne favorisent pas l’expression plurielle, réfléchie et prospective de l’ensemble des acteurs. Le processus participatif s’est réduit à une validation ex post. Certains acteurs de la société civile ont considéré les SRP comme un nouveau guichet qui leur a été accessible dans le cadre du faire-faire. Il n’y a pas eu de véritable cadre de réflexion sur les orientations de la SRP alors que s’érodaient les capacités d’alerte et de proposition de la société civile.

Dans certains pays, la participation de la société civile à la SRP a eu pour conséquence l’éclatement de la stratégie en plusieurs segments, et les différentes factions constituées se sont confinées dans la vulgarisation des textes de la SRP, sans plus. Paradoxalement, les SRP et les politiques sectorielles ne définissent pas clairement les pauvres et les groupes vulnérables. Le mode de mise en oeuvre des SRP n’a donc pas entraîné l’ancrage social des actions et leur articulation avec les processus de développement local.

Il faudrait que les services publics étatiques soient réhabilités dans la lutte contre la pauvreté. Mais cela suppose que se constitue une administration de développement au sein des ministères techniques. Ce qui n’a pas encore eu lieu. Les SRP préconisent une inscription budgétaire nationale et une allocation de ressources qui engagent fortement les services étatiques. Or, durant les PAS, les administrations se sont vues plus ou moins dégarnies, puis supplantées par des instruments ad hoc des missions.

La structure des inégalités qui causent la pauvreté n’est pas prise en considération par les SRP ni par les politiques sectorielles. On peut en énumérer les aspects : absence de réforme foncière ; rapports inéquitables entre exploitation agricole familiale et grandes fermes, entre agriculture vivrière et cultures d’exportation ; inégalités de sexe ; accès aux ressources naturelles et contrôle de celles-ci ; accès marginal au marché ; régulations internationales défavorables au Sud.

Les Stratégies de réduction de la pauvreté se veulent au coeur des politiques de développement des États, mais leur appropriation nationale reste insuffisante. La faible capacité d’absorption des ressources publiques, dont l’Initiative PPTE, par les États de l’Afrique de l’Ouest et du Centre remet en cause le choix fondamental des SRP qui consiste à encourager un taux de croissance accélérée. Environ la moitié des ressources restent non utilisées dans les administrations[4] ; cela soulève la question de leur capacité à réaliser les ambitions affichées. De même, on sait que la façon dont on intègre les ressources de l’Initiative PPTE au budget national ne fonctionne pas.

Qu’en est-il des institutions régionales africaines? Que cela soit au niveau des politiques continentales (NEPAD[5]), régionales (UEMOA, CEDEAO, CILSS[6], CEMAC) ou nationales (politiques sectorielles), les perspectives de réduction de la pauvreté passent par des points communs : intensification agricole, diversification des cultures, renouvellement du matériel agricole, réforme foncière, politique incitative des prix, politique fiscale volontariste, plus de ressources budgétaires pour les politiques sociales, interactions synergiques entre acteurs et sous-secteurs, des infrastructures physiques viables nécessitant des investissements massifs. Mais il y a aussi un chevauchement institutionnel des CEDEAO, UEMOA, CEMAC et (dans une moindre mesure) du NEPAD, ainsi qu’une faible articulation des politiques régionales et nationales. Le Tarif extérieur commun (TEC) de l’UEMOA est en décalage avec les objectifs agricoles de l’Union : la décision de n’imposer qu’un droit de 5 % sur les importations de céréales et 20 % sur tous les autres produits finis est en deçà des attentes, même si l’on prend comme référence ce que l’OMC permettait. En un mot, les politiques sectorielles sous-régionales se superposent plus qu’elles ne se complètent. Cet emboîtement est le reflet du manque de cohérence des politiques publiques.

Enfin, relevons que la filiation des Stratégies de réduction de la pauvreté avec les institutions de Bretton Woods limite leur légitimité et amène certains observateurs à les soupçonner d’être des prolongations domestiquées des plans d’ajustement structurel. Les SRP demeurent une réponse inachevée pour la dette dans le Sud. Cependant, la perspective de l’annulation de la dette ouvrirait un champ plus ouvert pour la gouvernance multidimensionnelle, indispensable à la reconstruction des États et à la définition de politiques publiques mieux inspirées. Prenons plus brièvement un second cas d’initiatives de développement.

Qu’apporte l’Initiative Blair « Dans l’intérêt de tous »

Pendant sa présidence de l’Union Européenne (juillet-décembre 2005) qui coïncide avec sa direction du G8, Tony Blair, premier ministre du Royaume-Uni, veut lancer une nouvelle mobilisation de l’Occident en faveur de l’Afrique. Au regard de la « fatigue de l’aide », de la perte de crédibilité des Institutions de Bretton Woods dans le Sud, de la généralisation de la pauvreté en Afrique, c’est un volontarisme qui ouvre des brèches vers la gouvernance ouverte. Elle redonne un nouveau souffle à l’aide en tentant de lui enlever son caractère porté davantage au « calcul qu’à la solidarité ».

Elle retient des priorités valides : gouvernance et renforcement des capacités, éviter la marginalisation et l’exclusion, rendre accessibles des services publics de qualité, rompre avec la corruption, inciter à des investissements massifs, annuler la dette dans certaines situations, développer les échanges plus équitables, etc. Elle a recouru à des consultations de commissaires européens et de quelques acteurs de la société civile africaine.

Mais l’initiative Blair n’est pas une démarche ascendante. Elle réhabilite les bailleurs de fonds (G8, Union Européenne) et s’associe à l’Union Africaine et au Nouveau partenariat pour le Développement de l’Afrique. Fondamentalement, Blair tente un coup d’éclat pour se remettre en selle. Son initiative n’amorce pas un changement de paradigme de développement, une vision alternative de développement : elle ne se prononce pas sur les privatisations, ne fait pas le bilan de l’Initiative PPTE, de la mobilisation de l’épargne intérieure, du rapatriement des capitaux. Elle ne se démarque pas non plus du Consensus de Washington. Le contrôle citoyen n’est pas posé, et encore moins les conditions qui permettraient de coproduire les politiques publiques.

Quelle est l’attitude des mouvements citoyens devant cette initiative? C’est le doute, mais il s’inscrit dans ce qu’évoque le proverbe malien : « Quand vous avez une main dans la gueule d’un animal féroce, l’autre main doit servir à la caresser et non à énerver l’animal redoutable ». Cette sagesse chemine avec une autre plus décisive, qui consiste à développer des perspectives en fonction d’un agenda propre à l’Afrique. Discutons des enseignements de ces deux initiatives de développement qui ont en commun d’être définies hors du continent.

Les initiatives de développement, les mouvements citoyens et la gouvernance multidimensionnelle

Pour analyser comment la gouvernance multidimensionnelle ouvre des brèches, il convient de souligner trois faits marquants. Tout d’abord, les institutions financières internationales enjoignent aux acteurs variés (dont la société civile) de participer à structurer l’intervention de l’État par le biais des modalités de négociation des politiques publiques. Ensuite, la demande de la société civile, qui veut être partie prenante des politiques publiques, se fait plus pressante et répond à une volonté de passer du rejet des PAS à la coproduction de services collectifs. La société civile se forge un nouveau profil plus actif et responsable. Enfin, l’État repère les niches qui mobilisent des ressources d’envergure et où il faut conduire des négociations plus ouvertes avec la société civile : ce sont les accords internationaux UE-ACP (entre Cotonou et l’Union Européenne, d’une part, et l’Afrique, les Caraïbes et le Pacifique, d’autre part), le DRSP (Document de Stratégie de Réduction de la Pauvreté), ainsi que les programmes sectoriels sous l’impulsion de la Banque Mondiale.

Il apparaît dès lors que la gouvernance multidimensionnelle a été rendue possible par une constellation de facteurs[7]. On peut citer en premier les échecs des PAS et en particulier la carence des politiques sociales qui n’ont pu servir d’amortisseurs de crise, mais qui, inversement, ont frayé la voie à un sursaut pour plus d’espace de citoyenneté. Ces premiers facteurs se sont forgés sur le long cours au coeur des quartiers populaires, dans le bricolage au quotidien, dans les actions de développement communautaire et dans divers espaces d’exercice de droits humains. Il faut y ajouter le pluralisme médiatique avec notamment une presse privée autonome et professionnelle consacrant l’avènement d’une culture critique et capitalisant sur la longue tradition de démocratie participative.

À cette volonté d’influence sur les politiques publiques, l’État réagit en apprenant à écouter les autres acteurs. Le dialogue est amorcé et l’État, dans certains pays, met en place divers instruments à usage public : comme l’intranet du gouvernement, site où sont accessibles les rapports de la Cour des comptes, les lois, la Constitution, le journal officiel, la politique de bonne gouvernance et divers documents publics. Dans le même temps, les institutions financières internationales exigent de l’État un plan d’action précis et mieux respecté, des programmes non dilués dans les ministères et des actions visibles et déconcentrées aux échelles régionales, départementales et dans toutes les collectivités locales. C’est ainsi que le modèle de « l’agenciation » se généralise à présent. Un dispositif parallèle à celui de l’appareil classique de l’État se met en place ; il réinterprète les conditions des institutions financières internationales tout en domestiquant le type de gouvernance axé sur l’agenciation pour produire des résultats tout de suite, quels que soient la pérennité des procédés et les cadres de la capitalisation. Fait insolite : le discours fondé sur la participation populaire provoque la révision des rapports d’évitement entre l’État et la société civile tout en mettant en vedette les autorités gouvernementales dans un contexte de régime présidentialiste. Nous sommes ainsi tentés de nous demander qui instrumentalise l’autre.

Autrement dit, le mode novateur de gouvernance ainsi formulé n’est-il pas, à certains égards, un jeu de dupe entre ces trois acteurs : 1) un État qui entend engager la société civile mais qui la prend pour faire valoir ; 2) une société civile qui veut contribuer aux politiques publiques tout en cherchant à se financer par ce moyen ; 3) les institutions financières internationales habiles à imposer aux pays de rembourser leurs dettes et d’en absorber encore plus? Inversement, ce mode de gouvernance n’est-il pas le signe annonciateur de l’échec des méthodes habituelles de prescription de politiques publiques et donc l’amorce d’un changement de paradigme de développement?

L’analyse du courant altermondialiste amène à s’interroger sur la configuration et les tendances de la gouvernance multidimensionnelle. Il ne faut pas être naïf : les politiques publiques ainsi que les initiatives internationales axées sur le développement se font sur le mode de la prescription, laquelle provient soit des institutions de Bretton Woods, soit des multinationales (cas des organismes génétiquement modifiés imposés aux gouvernements ouest africains), soit de différents groupes de bailleurs de fonds (G8, États-Unis, Union Européenne, etc.) mais aussi d’autres institutions de régulation internationale comme l’Organisation mondiale du Commerce (OMC). Les institutions des Nations Unies n’échappent pas à l’approche de prescription même si elles ont une légitimité mieux acceptée et recourent à des formules de consensus plus douces. Cependant, on peut se demander si les prescriptions sont susceptibles de conduire à un changement de paradigme et donc à un renouvellement radical des modèles de développement. À l’heure actuelle, presque tout le monde fait comme si les politiques en cours produisaient du changement substantiel, alors que leurs impacts démontrent davantage le contraire, ainsi que l’attestent la généralisation de la pauvreté et son approfondissement. Nulle part la structure des inégalités n’est remise en cause, et les politiques sont encore plus palliatives qu’elles ne mènent à déconcentrer le contrôle des richesses et les ressources des pays (y compris les plus pauvres). Il y a lieu donc de se demander également si la gouvernance multidimensionnelle participe à asseoir les bases d’un dialogue qui tienne compte des différentes visions du développement.

Les liens horizontaux entre acteurs se manifestent plus fortement comme pour marquer les sphères réciproques d’influence. Du coup, les liens verticaux s’assouplissent et deviennent moins rigides qu’auparavant. Ce fléchissement suffit-il pour annoncer des changements vers l’impulsion de nouvelles politiques? Pour y répondre, esquissons quelques conditions d’une gouvernance multidimensionnelle à l’aune de la configuration actuelle des acteurs.

La mondialisation de type néolibéral produit des prescriptions de politiques publiques qui ne laissent pas de place à des délibérations sur la vision du développement. Non seulement les institutions internationales qui développent des initiatives structurantes de l’intervention en développement se contentent de réformes, mais en plus le plan d’action au pas de course ne favorise guère un dialogue organisé entre les acteurs. Selon des modalités certes différentes, l’élaboration du document sur la stratégie de réduction de la pauvreté ainsi que les programmes nationaux de bonne gouvernance ouvrent des possibilités de dépasser la situation décrite par Mbembé (1999 : 106) lorsqu’il écrit : « ce qu’on appelle le bien commun ou l’utilité publique n’est jamais supposé faire l’objet d’un débat public en tant que tel ». Mais force est de reconnaître que les interactions entre acteurs ne remettent pas encore en cause l’orientation néolibérale des politiques publiques, car l’arrimage sur le marché mondial et le respect des règles de la régulation internationale inhibent toute autre approche ascendante. Des alliances se tissent et la tendance est favorable à des rapports relativement ouverts, mais, comme le relevaient Bratton et Rothschild (1992 : 394), « la plupart des liens entre protecteurs et clients, et bon nombre de relations d’échange politiques sont, en fait, dissymétriques ».

L’État perd sa souveraineté lorsque l’économie publique s’effiloche, cela rend précaires les bases de la distribution des ressources et ouvre la voie à ce que Mbembé a appelé le « gouvernement privé indirect [fait] d’économie concessionnaire » et à une « mise en clientèle de la société par l’État qui passe principalement par le contrôle de l’accès à l’économie parallèle » (1999 : 96). La perte de confiance dans l’État pendant le quart de siècle des Plans d’ajustement structurel s’est accentuée avec le Consensus de Washington ; celui-ci remet en selle l’orthodoxie néo-libérale avec les vagues de privatisation et donc un secteur privé local qui se contente d’une fonction de relais des pouvoirs monopolistiques. Comme le mentionne Zartman (1995), diverses conditions d’effondrement de l’État s’accumulent : l’incapacité d’accomplir les fonctions inhérentes à sa raison d’être, l’impossibilité de décider et le fait que l’État africain succède à la puissance coloniale, création non souveraine.

Les acteurs découvrent l’État dans sa nudité, manipulant sa puissance symbolique, malmené par différents « clans » et des forces politiques incapables de se renouveler. L’État met en oeuvre les privatisations et prend donc ses distances avec les politiques sociales. Pourtant, celles-ci auraient pu lui procurer une nouvelle légitimité comme acteur central du développement et donc de promoteur de biens communs de qualité, accessibles, équitables et durables. Mais il faut noter le paradoxe, la « refondation » de l’État n’est pas à l’ordre du jour du dialogue engagé sous le sceau de la gouvernance multidimensionnelle – qui semble désormais un vernis pour domestiquer le discours des porteurs de changements radicaux. Un tel malaise indique que l’hérésie n’est pas inscrite au chapitre des interactions des divers acteurs.

Au total, plusieurs politiques de développement sont dans l’impasse. Les modes de régulations à l’échelle mondiale maintiennent l’Afrique sub-saharienne dans la marge : les PAS ont façonné une légitimation sociale de plusieurs pratiques déviantes comme la gestion néopatrimoniale, la corruption, la marchandisation, la perte de cohésion sociale, l’informalisation de tout. Les Objectifs du Millénaire constituent une autre initiative qui piétine. En effet, le bilan du Rapport mondial sur le suivi 2004 soulève le scepticisme voire un sentiment pessimiste quant à l’atteinte des objectifs du millénaire d’ici 2015, surtout dans la région subsaharienne. Il semble qu’au rythme actuel, l’Afrique sub-saharienne n’atteindra pas l’objectif de réduire la pauvreté de moitié. Les SRP n’ont pu s’articuler à ces Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD) ; elles n’ont pas réussi à réhabiliter l’État dans sa fonction de redistribution et de protection sociale dans un environnement où se généralise la précarité. Les inégalités persistent et se rigidifient. Les conflits prennent leur origine dans la gestion inéquitable des ressources naturelles et des richesses.

L’hégémonie des institutions de Bretton Woods amorce cependant son déclin grâce à l’action combinée de plusieurs acteurs de la société civile qui dénoncent les PAS, le Consensus de Washington, le caractère odieux de la dette, l’échec de la privatisation-bradage, les subventions des produits agricoles par le Nord et l’influence des multinationales.

Et les mouvements citoyens altermondialistes?

Les altermondialistes ont contribué à briser cette hégémonie en ouvrant le débat public sur le renouvellement des modèles de développement et sur la rupture avec la gestion confidentielle des affaires publiques. Quoique forts limitées, les SRP ont permis à la société civile, à l’État et au secteur privé d’apprendre à élaborer des politiques publiques. Mais elles traînent le handicap de l’illégitimité des institutions de Bretton Woods qui les ont créées.

Dans le même moment, les règles de gouvernance sont remises en cause et diverses parties prenantes s’investissent à repenser la gouvernance légitime. Le forum social mondial qui en est à sa sixième édition amplifie les messages de nombreux mouvements sociaux qui réclament du changement. L’espoir qu’il suscite et l’écho de l’altermondialisme postulent une nouvelle crédibilité d’une construction de modèles de développement par le bas.

Tout cela annonce une gouvernance multidimensionnelle : plus d’espace d’interactions entre acteurs pour s’ajuster mutuellement et une volonté de définir en commun des modèles de développement. Une forme de citoyenneté active s’affirme : nationalisme d’affaires, solidarité de type internationalistes à travers le commerce équitable et les campagnes de consommation éthique, un intérêt accru pour le développement local, la décentralisation et les gouvernements locaux.

La société civile a même remplacé l’État dans ses obligations dans certaines zones, soit renforcé ou créé des stratégies de survie et contribué à rendre les bailleurs plus sensibles à la demande sociale. Sa fonction de laboratoire social a consisté à expérimenter des innovations pour des catégories sociales pauvres et des zones défavorisées. Ayant joué un rôle essentiel pour enseigner aux communautés les mécanismes de développement, la société civile a paradoxalement faiblement capitalisé ses expériences et savoirs. Pourtant, cela devrait lui permettre de franchir un pas décisif pour influencer les politiques publiques et poser conséquemment un regard critique sur sa philosophie et ses moyens d’action.

C’est une période nouvelle de gouvernance ouverte qui s’amorce, au cours de laquelle se définiront des plans d’action nationaux, régionaux et continentaux. Elle est rendue nécessaire, car une grande diversité d’acteurs ont pris conscience qu’il faut résister aux assauts néolibéraux et qu’il faut construire ensemble, avec d’autres acteurs, en ayant une influence sur les politiques publiques.

L’enlisement du modèle de développement néolibéral amène les pays du Sud à s’engager à s’« autoconstruire » : en produisant de façon performante, avec éthique et de manière durable ; en transformant leur production grâce à une petite et moyenne industrie tenue par des acteurs populaires ; en échangeant davantage entre pays du Sud.

Cela suppose donc pour les États, la société civile et le secteur privé de coproduire les politiques publiques qui replacent la personne au centre dans une perspective de développement durable et de cohésion sociale. Il faut donc instaurer un dialogue politique entre acteurs pour fonder les bases des instruments de gouvernance légitime. Les mouvements citoyens proposent de nouvelles perspectives qui se déclinent de la façon suivante. Tout d’abord, il faut renouveler les modèles de développement en partant de l’intérieur des sociétés. Ce processus doit être accompagné par l’émergence d’États sociaux dans le Sud et par leur réémergence dans le Nord avec des institutions sociales de redistribution des richesses. Cette perspective articule le local et le global. La dimension internationale est présente, notamment dans la volonté d’influer positivement pour que la gouvernance légitime passe par le dialogue politique : renforcer les capacités et le pouvoir d’agir de la société civile dans le Sud (et sa jonction avec le Nord) ainsi que des gouvernements locaux, favoriser le contrôle citoyen pour un meilleur suivi des dépenses publiques.

Enfin, la dimension écologique se profile lorsque les mouvements citoyens visent à favoriser le développement durable en mettant l’accent sur la protection du patrimoine génétique, la biodiversité, le respect de l’environnement et de l’intégrité de la personne humaine. Les mouvements sociaux en appellent à la reconstruction d’États forts en Afrique avec les impératifs préalables d’annulation de la dette, d’atténuation de la dépendance envers les financements extérieurs et enfin, de changement de paradigme de développement.

Conclusion : les altermondialistes rejettent tout messianisme et se concentrent sur la participation populaire

Les mouvements citoyens se recomposent, dopés par l’espoir que suscitent les forums sociaux mondiaux qui ont trouvé une résonance en Afrique en général. Dans le domaine de la gouvernance, de l’économie sociale, des droits humains, des enjeux mobilisant les organisations de producteurs agricoles, de la production artistique et dans quelques autres domaines, le passage de la fonction de laboratoire social à celle d’influence des politiques publiques se réalise ; mais pour d’autres segments de la société civile, l’accès aux ressources de survie et la confusion entre responsabilité et pouvoir font que l’addition des forces devient synonyme d’inertie. Ce double mouvement risque d’entraîner un émiettement qui parasitera les discours offensifs des mouvements sociaux porteurs de changement pour le paradigme de développement.

Tout compte fait, une nouvelle gouvernance est en construction si l’on prend en considération les éléments fondamentaux de la gouvernance que propose Goran Hyden (1998 : 31) : « la légitimité de l’exercice du pouvoir, la construction de solidarités réciproques, le développement de la confiance dans les rapports entre l’État et la société civile, enfin l’institutionnalisation de la notion de responsabilité ». Néanmoins, les conditions ainsi déclinées indiquent que la gouvernance multidimensionnelle, quoique inscrite dans une longue tradition de dialogue, n’est qu’amorcée. Elle n’est pas l’ombre portée d’une nouvelle vision de développement. Elle marque l’ouverture et l’implacable ajustement mutuel, mais pas encore un projet de société volontairement différent.