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On ne peut qu’approuver l’initiative prise par la directrice de cet ouvrage : celle de réunir, autour du thème de la précarité de l’emploi, un ensemble de textes à portée ethnographique. La plupart de ces textes sont des versions révisées de conférences présentées dans le cadre de deux colloques de l’Association européenne d’anthropologues sociaux qui se sont tenus respectivement en septembre 1998 et en juillet 2000, le premier intitulé « The End of Work, Illusion or Reality, Nightmare or New Utopia : What Do Anthropologists Have to Say About It? » et le deuxième « Extreme Situations : Case Studies in Survival ».
Un premier coup d’oeil à la table des matières permet d’apprécier rapidement la pluralité et la diversité des situations de précarité d’emploi étudiées par les neuf chercheurs, tous formés à l’anthropologie sociale, dont les textes ont été regroupés dans cet ouvrage. Le passage d’un texte à l’autre impose des déplacements de tous ordres : de Londres à Naples en passant par Valencia ou Dziekanowice ; des travailleuses du sexe aux agriculteurs, aux mineurs ou encore aux travailleurs de petites manufactures de chaussures ; des sociétés capitalistes aux sociétés postcommunistes ; etc. Mais loin de dérouter, cette diversité des situations étudiées procure au lecteur un passionnant « voyage » au cours duquel lui sont racontées des expériences de travail fort différentes sans jamais que ne se brise le fil qui constitue le cadre d’analyse de ces expériences : l’entreprise de construction-reconstruction d’une identité fragilisée, précarisée, voire bafouée à laquelle s’adonnent les travailleurs et les travailleuses.
Dans cette entreprise de construction-reconstruction identitaire, les catégories se déplacent et se chargent d’un sens nouveau. Les différentes études de cas montrent, chacune à sa façon, comment des rapports de production marqués par la précarité pénètrent la communauté et la famille, retravaillent les interactions et déplacent les repères identitaires et les lignes de démarcation entre, par exemple : le professionnel et le personnel (comme dans les cas des travailleuses du sexe – dont l’expérience est habilement mise en récit par S. Day – qui accorde un « statut particulier » à un client) ; le masculin et le féminin (comme dans le cas des travailleurs des mines de charbon – dont traite R.-M. Diedrich – qui associent masculinité et métier de mineur) ; le même et l’étranger (comme dans le cas des russes d’origine allemande qui retournent en Allemagne et font face, comme le note Römhild, à un processus d’« ethnicisation » qui participe à leur exclusion du marché de l’emploi).
Ainsi, il ne faudra pas chercher dans cet ouvrage une étude des différents facteurs qui contribuent à la précarisation ni une mesure de l’évolution de la précarité dans l’Europe contemporaine. Comme a pris soin de le rappeler A. Procoli : « To understand how people have managed to survive, one must look beyond statistical data and explore the underground of unregulated work and trafficking in one form or another » (p. 3). C’est avant tout l’expérience de la précarité, l’incertitude telle que la perçoivent les personnes qui la vivent, qui est mise en lumière par chacun des textes. C’est en tant que productrice de culture et de rapport social que cette expérience prend toute son importance et en fait un véritable objet anthropologique. Pris dans leur ensemble, les textes réunis donnent à voir les multiples imbrications des diverses sphères de la vie humaine au point où les conceptions du travail en tant que sphère singulière et isolable deviennent en quelque sorte des objets à déconstruire. On pourra certes y voir là une avenue permettant de poursuivre et d’enrichir la réflexion et le débat sur « la fin du travail ».
Pour des raisons d’espace, il m’est impossible de mettre en valeur la contribution spécifique de chacun des textes. Le texte d’introduction rédigé par A. Procoli en donne un bon aperçu, malgré la place, un peu trop grande à mes yeux, qui est faite aux stratégies de survie dans l’interprétation des diverses expériences de la précarité. Jumelée à l’expression « Management de la précarité » qui est utilisée dans le sous-titre de l’ouvrage, cette insistance sur les stratégies de survie me laisse perplexe. De manière à assurer que l’expérience de la précarité ne soit réduite à un simple travail de gestion et au développement de stratégies, il m’aurait semblé plus judicieux, et plus prudent aussi, ne pas céder à ce qui apparaît être davantage qu’une mode sémantique. Au moment où, pour reprendre les termes de V. de Gaulejac, « tout se gère, les villes, les administrations, les institutions, mais également la famille, les relations amoureuses, la sexualité […] », ne faut-il pas résister à cette emprise de la logique gestionnaire et travailler sans cesse à construire un récit de la précarité qui fait place aux ambiguïtés, aux incertitudes, aux détours qui marquent l’expérience de la précarité. C’est précisément ce qu’ont si bien réussi les anthropologues dont les travaux sont réunis dans cet ouvrage.
Parties annexes
Référence
- Gaulejac V. de, 2005, La société malade de la gestion. Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement social. Paris, Éditions du Seuil.