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Stitches on Time s’inscrit dans la réflexion historiographique ouverte par le courant des subaltern studies et par les postures théoriques des postcolonial studies. L’objectif des subaltern studies, créées par un collectif d’historiens indiens, est de produire une histoire qui restaure la parole des « subalternes » et de témoigner de sa culture politique autonome. L’objet premier du discours critique des subalternistes est le grand récit normatif de la trajectoire historique de l’Europe, depuis l’Ancien régime à la modernité, récit constitutif selon eux du modèle de référence implicite de l’historiographie universitaire. Le postcolonialisme et le subalternisme formulent, avec les outils fournis par Foucault, Derrida et Gramsci, une critique de l’héritage des Lumières et de la tradition hégélienne, créateurs du « mythe de la modernité ». Elle se caractérise par son insistance à évoquer les liens entre l’expansion coloniale de l’Europe et la modernité et le refus corrélatif de dissocier modernité et « colonialité ». Les historiens postcoloniaux indiens renforcent cette pensée critique avec des arguments organisés autour de la subalternité. Ils montrent comment ce métarécit de la modernisation infériorise les modes d’historicité non modernes en les décrétant irrationnels. Ce procédé aboutit à une vision formatée qui implique que les peuples, les lieux et les objets, quels que soient la culture et le mode d’historicité de chaque société, soient emportés dans le cours naturel et continu de l’histoire.
Dans ces grandes lignes, cette critique recueille un assez large consensus de par le monde, y compris en Occident. Les théories subalternistes et postcolonialistes semblent aujourd’hui moins desservies par leurs détracteurs que par leur diffusion qui tend à menacer leur épaisseur conceptuelle. Les thématiques postcolonialistes ont imprégné les principaux discours sur la culture, prêtant leurs outils critiques à d’autres disciplines comme l’histoire de l’art et à d’autres contextes, l’Europe de l’Est postsoviétique aussi bien que l’Autriche-Hongrie des Habsbourg. Aussi, à l’heure du bilan, Stitches on Time s’offre comme un état des lieux critique des principaux contributeurs de cette approche tout en voulant reconduire la réflexion en défendant et conceptualisant une approche sceptique de l’historiographie que Dube appelle « history without warranty » avec laquelle il souhaite repenser des catégories telles que « modernité », « culture coloniale », « Occident » ou « nation ».
Dube revient longuement sur la diversité du projet subalterniste, aussi pour en souligner les ambiguïtés et les impasses. Il s’attarde notamment sur les liens des subaltern studies avec le nationalisme. Bien que les subaltern studies aient contesté les présupposés de l’historiographie nationaliste indienne et se soient construits contre eux, les contraintes modelant le projet subalterniste ont fermé l’espace historiographique à d’autres narrations possibles de la nation. Le projet a continué à imaginer des passés distincts à travers les grilles exclusives de l’histoire nationale et a construit une autre forme de nationalisme que Dube appelle le « nationalisme subalterne ». Les travaux sur les révoltes paysannes, objet de prédilection des subaltern studies, ont fini par réifier les représentations des cultures subalternes sous le signe de la nation.
Stitches on Time couvre une vaste période, du milieu du XIXe jusqu’à la fin du XXe siècle. Il combine l’histoire et l’anthropologie et s’appuie sur une recherche extensive à partir d’un vaste ensemble d’archives, en particulier celles concernant les querelles et conflits de villages. Il aborde ainsi un vaste répertoire, de l’économie politique ou sociale, au droit juridique, des problèmes liés au genre, à la religion, des castes aux classes sociales. Sa recherche ne s’applique pas à un objet particulier comme d’autres travaux reliés à cette approche ont pu le faire. Dube fournit plutôt un panorama de cas, abordés par chapitre et qui lui permettent de décliner des aspects spécifiques du colonialisme et du postcolonialisme en Inde. Cela donne à ce livre des allures programmatiques qui annonceraient des approfondissements et des recherches complémentaires.
Dube met en garde contre l’impasse qui consiste à considérer les notions d’histoire et de globalisation comme des cadres d’un mouvement à sens unique et homogène, l’Occident civilisant et conquérant le reste du monde. Les sept chapitres démontrent que ces narrations figées des événements ont toujours une facette plus subtile si on retient l’approche en termes d’« itinéraires enchevêtrés ». L’intérêt qu’il porte aux échanges entre les missionnaires des Églises évangéliques d’Amérique du Nord et les convertis dans l’Inde de la fin du XIXe et du début du XXe est particulièrement exemplaire de la complexité de ces itinéraires. Ces échanges, révélateurs de la formation d’une culture coloniale, se sont engagés dans des interrelations complexes et des contradictions pendant les projets évangéliques et les intentions impérialistes. Alors que les convertis ont modelé à leur propre usage l’éducation et les signes de la civilisation initiés par le projet missionnaire, les missionnaires ont souvent participé malgré eux à la création d’un « christianisme vernaculaire ». Autrement dit, les missionnaires pouvaient perdre toutes leurs initiatives, leurs efforts étant apprivoisés par des « compréhensions vernaculaires ».
Ce livre à entrées multiples intéressera aussi bien le lecteur familier du discours subalterniste que le lecteur désireux d’obtenir quelques précieux points de repère. En particulier, l’application de l’auteur à définir les termes en fait un outil agréable à parcourir. De plus, l’un des intérêts majeurs du livre tient justement dans les synthèses et les discussions critiques que l’auteur entretient au cours de l’ouvrage avec les principaux contributeurs des subaltern studies comme Dipesh Chakrabarty, Partha Chatterjee ou Ranajit Guha. Cette historiographie apparaît ainsi comme un champ théorique complexe et composite, souvent ambigu quant à ses objectifs (pouvant tomber dans une forme de populisme) et moins unifié que le label ne peut le faire croire.