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Comme le sous-titre l’indique, on trouve dans cet ouvrage une collection de récits qui intéresseront particulièrement les spécialistes du Népal ou des études tibétaines et indiennes : qu’il s’agisse de récits relatant les péripéties du terrain ou de récits des origines, ceux-ci sont parsemés de termes tamangs, népalis, tibétains et sanskrits.

Ces récits nous transportent dans l’Himalaya grâce à une belle prose évocatrice des lieux et de la vie des Tamang de l’est du Népal : on se retrouve ainsi dans des maisons « où les treillis de bois aux fenêtres tamisent un jour cuivré qui se reflète sur des jarres pensives et ventrues […] » (p. 183) ou sur le chemin de la fontaine, où « se profile la patiente colonne des femmes lourdement chargées de hottes, le front tendu sous les courroies. [D]ans les jarres, l’eau ourlant les bords, doucement, oscille au rythme de leur marche. Alors les collines se mettent à vibrer en écho, dans la chaleur du soleil qui monte à l’aplomb des sommets de Sailung […] » (p. 49).

La première partie du livre s’intitule justement « La prose du Monde ». Steinmann, dont le premier ouvrage majeur sur les Tamang (livre tiré de sa thèse de doctorat, auquel je me référerai désormais comme son « premier ouvrage ») avait pour sous-titre Usages et religion, religion de l’usage, continue d’y manifester une certaine fascination pour les objets et les usages de la vie quotidienne, intégrés et situés par l’auteure dans la culture et le paysage. Steinmann nous fait remarquer, fort justement, que « l’homme de n’importe quelle communauté ethnique a besoin de ranger ses idées » et que conséquemment la maison « n’est pas seulement un abri pour se préserver […] des intempéries […] ; c’est aussi un endroit où l’on entretient une certaine présence d’esprit, matérialisée dans des ordres qui se superposent […] » (p. 147-148).

Chez les Tamang, c’est souvent dans les chants d’un tamba (conteur, chanteur et généalogiste tamang) que sont explicitées les raisons d’être de certains ordonnancements de la vie quotidienne. Steinmann a consacré aux chants traditionnels du tamba une bonne partie de son premier ouvrage. Elle poursuit ici dans cette veine mais cette fois, elle nous en apprend un peu plus sur les autres spécialistes religieux des sociétés tamangs : les prêtres bouddhistes (lamas, parmi lesquels les lamas lopon) et les chamans (il en existe deux types chez les Tamang, les lopon et les ponpo – ou bompo, si on se fie au premier ouvrage de Steinmann ou à la littérature anglophone, incluant un récent article de Steinmann (2004) dans lequel elle discute à nouveau du récit d’origine du premier chaman). L’ouvrage est enrichi par la retranscription de plusieurs chants et invocations rituelles.

Au-delà de la richesse des détails ethnographiques (en matière de religion, d’alimentation, de parenté, etc.), le livre de Steinmann comporte de nombreuses et délectables réflexions sur le travail de terrain et sur l’entreprise ethnologique en général. On sent se dessiner une perspective bouddhiste de l’ethnologie lorsque l’auteure parle d’un « corps social dont la vision ethnologique ne permet, bien souvent, d’apercevoir que de simples agrégats momentanés dans le courant d’une destinée sociale et historique » (p. 35). Steinmann confesse que dans les années 1970, l’ethnologie lui apparut « comme la seule discipline qui [lui] permettrait de vivre et d’approfondir un certain sentiment tenace de distance par rapport à [son] propre milieu… » (p. 28). Il est amusant de la voir constater le « prosélytisme » des ethnologues qui, dans leur propre pays, tentent de convertir « les gens innocents, ceux qui pensent qu’on peut parvenir à vivre tout simplement sa bonne vie dans une entente tissée par la présence de ceux qui sont devenus les familiers, […] avec qui on peut communier dans la même langue » (p. 289). C’est d’autant plus significatif qu’elle signale que sur le terrain, l’acquisition d’information auprès des Tamang se fait aussi « en contrecarrant même au besoin leur simple et naturel plaisir de vivre » (p. 447). Empêcheur de tourner en rond, l’ethnologue n’en est pas moins un ami, un parent ou « un éternel étranger de passage » et il en résulte une découverte de « l’humanité profonde […] entrevue dans sa durée comme après un tour de manège », découverte qui permet l’articulation de l’expérience ethnologique et qui la rend « irremplaçable » (p. 450).

On ne peut que saluer dans l’ouvrage de Steinmann l’attitude personnalisée avec laquelle elle partage son expérience sur le terrain. Elle a également insufflé à ses descriptions une puissance évocatrice qui rappelle un peu celle de Tristes Tropiques. Ajoutez à cela la richesse des détails ethnographiques et vous obtenez un ouvrage incontournable pour tous ceux qui s’intéressent à l’histoire, à la mythologie ou à la vie quotidienne des peuples de l’Inde, du Népal et du Tibet.