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Après Les règles de la méthode sociologique et De la division du travail social, c’est au tour du Suicide d’Émile Durkheim de se voir consacrer un ouvrage marquant son centenaire avec Le suicide un siècle après Durkheim, dirigé par Massimo Borlandi et Mohamed Cherkaoui. Pour l’occasion, ces derniers ont réuni des collaborateurs de renom qui ont produit des textes visant soit à jeter quelque lumière sur l’inscription de l’ouvrage de Durkheim dans l’histoire des idées, soit à en proposer de nouvelles lectures. Un document historique, l’ébauche de la réponse jamais publiée de Gabriel Tarde au Suicide, est également présenté à la fin l’ouvrage.
Les contributions les plus originales de ce collectif sont probablement celles qui abordent spécifiquement l’histoire du Suicide puisque, de façon générale, elles portent sur des aspects plus méconnus de l’ouvrage. Parmi ces contributions, celles de Massimo Borlandi et de Joséphine Besnard qui ont remis en question les sources du Suicide. C’est aux sources médicales et statistiques que s’est intéressé Borlandi, dans le but d’éclaircir la dette de Durkheim envers ses prédécesseurs et d’isoler ce qu’il y avait de vraiment nouveau dans ses thèses. Besnard, dans un excellent texte, a voulu redonner à Alexandre Brierre de Boismont la nuance que lui avait retirée Durkheim en ne retenant des « aliénistes », dont était Brierre, que la thèse selon laquelle « tout suicidé est un fou ». Ce dernier, comme plusieurs de ses collègues, s’opposait à cette thèse unilatérale en accordant à de multiples facteurs (sociaux notamment) non psychiatriques une part importante dans l’explication des suicides.
Jean-Christophe Marcel s’est pour sa part donné pour tâche d’analyser, excellemment d’ailleurs, la filiation entre Le suicide et Les causes du suicide (1930) de Maurice Halbwachs. Les causes du suicide, soutient Marcel, marquerait une rupture par rapport à la théorie durkheimienne. Avec son concept explicatif central de « genre de vie », Halbwachs aurait fondé une psychologie collective où est abolie la séparation entre les faits d’ordre individuel et collectif, distinction qui avait amené Durkheim à séparer les motifs individuels de suicide de ses réelles causes, de nature sociale.
Philippe Besnard, dans un article sur l’histoire du Suicide depuis sa parution (qui reprend certains développements de son ouvrage l’Anomie) parle de son côté d’un véritable « refus du cadre théorique durkheimien » chez Halbwachs. En cela, P. Besnard est en accord avec J.-C. Marcel : Halbwachs aura rejeté les concepts durkheimiens d’anomie, d’égoïsme et d’altruisme, pour leur préférer une explication générale selon laquelle une vie sociale plus complexe engendre plus de suicides.
La typologie étiologique des suicides, dans laquelle Durkheim articulait ces concepts écartés par Halbwachs, est aussi l’objet de relectures. Si l’on excepte le texte de Charles-Henry Cuin, qui montre le caractère déductif de la méthode permettant à Durkheim de reconstruire les motivations des suicidés, les nouvelles interprétations du Suicide l’abordent tous plus ou moins directement. Et on ne manque pas de constater, à travers ces textes, la grande importance qu’a prise la lecture que proposait P. Besnard dans l’Anomie, d’une justesse qui a rendu la référence obligée.
C’est au terme d’une belle réflexion sur les principes théoriques qui établiraient la correspondance entre les typologies durkheimiennes des formes anormales de la division du travail social et des suicides que Mohamed Cherkaoui reconstruit le schéma explicatif des suicides. À l’aide du principe de régulation sociale, qu’il voit composé de deux dimensions dichotomiques (présence ou absence de règles institutionnalisées puis légitimité ou illégitimité de ces règles), et d’une dimension du principe de l’intégration sociale (opposant les situations d’indépendance ou d’interdépendance des individus), Cherkaoui construit une matrice à huit types dans lesquels se trouvent les types anomiques, fatalistes, égoïstes et altruistes de suicide.
Philippe Steiner articule lui aussi les types de suicides autour des notions d’intégration et de régulation sociales, mais insiste plutôt sur leur aspect passionnel. Ainsi, l’intégration opposera le défaut et l’excès de passion envers les idéaux communs alors que la régulation, définie comme « modération différentielle des passions », opposera elle aussi deux types de suicides en fonction du niveau passionnel, mais dans une sphère où les idéaux sont différenciés et non pas communs.
Ouvrage sur l’ouvrage, Le suicide un siècle après Durkheim propose dans l’ensemble des textes de qualité qui, à n’en point douter, apportent du neuf à l’étude de ce « classique » de la sociologie. Il n’est cependant pas un bilan, comme le laisse présager le titre. Il eût cependant été intéressant de saisir cette occasion pour se pencher sur la place qu’occupent aujourd’hui les hypothèses durkheimiennes dans la recherche sur le suicide et pour soumettre ces hypothèses formulées il y a cent ans à l’épreuve des faits empiriques actuels.