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En s’intéressant aux discours et pratiques ethnologiques chinoises au XXe siècle concernant les ethnicités, les luttes culturelles et l’appartenance nationale dans les marges de la société dominante, Litzinger a cherché à nuancer l’histoire conventionnelle de la République populaire de Chine. S’inspirant en partie de la démarche de Dikotter (1992), il présente une anthropologie de l’ethnologie chinoise au cours des périodes maoïste et réformiste, en se penchant plus spécifiquement sur les Yao, l’une des principales minorités ethniques du pays. L’auteur tient à discuter du rôle et de l’importance des intellectuels han et non han dans la mise en place des cultures politiques chinoises récentes.
Résolument post-structuraliste mais également très ancrée dans le temps et dans des lieux précis de la région autonome du Jinxiu ou Dayaoshan, majoritairement peuplée de Yao (province de Guangxi), sa démarche vise à réinterpréter la place des minorités ethniques dans la construction socialiste et postsocialiste du nationalisme chinois. Elle part d’une conception du pouvoir comme étant à la fois un lieu de stimulation et de lutte qui permet d’envisager le politique culturel yao comme n’étant pas seulement campé dans un rapport mécanique de dominant/dominé (p. 27), mais dans divers lieux de contradictions et de conflits produits par les discours dominants.
Pour mener sa démarche à terme, Litzinger recourt à trois énoncés principaux : 1) d’abord, les Yao sont loin d’être des sociétés primitives exotiques situées aux marges de la construction socialiste nationale comme on les a décrits pendant longtemps ; ils ont joué et jouent toujours un rôle dans les débats politiques et identitaires de l’État postsocialiste ; 2) ensuite, les savoirs scientifiques et les divers discours d’État sont étroitement imbriqués lors de l’écriture de l’histoire, la gestion des populations et celle de l’espace national, notamment par la production scientifique des ethnologues et historiens, ainsi que par les débats tenus au sujet des meilleures formes de gouvernementalité, tant à l’échelle nationale que locale ; 3) et enfin, les sujets à l’étude doivent être situés dans un temps, une mémoire, une culture et un lieu donné, tant la circulation et la réception des savoirs produits dans divers lieux de la société revêtent un caractère spécifique.
Parmi les données fascinantes que Litzinger nous transmet et qui stimuleront sans doute la réflexion, figure celle du principe de classification ethnique mis au point par les ethnologues chinois. Étant donné que de nombreuses contrées du pays étaient presque inaccessibles, les ethnologues qui finissaient par y parvenir, dans les années 1950, étaient impressionnés par la diversité culturelle et linguistique des gens qu’ils rencontraient. Il leur était très difficile de déterminer ce qui constituait l’identité yao et son cheminement historique, et donc de classer les Yao en groupes et sous-groupes. Après avoir recueilli de nombreuses histoires locales et en avoir longtemps débattu, les cadres du parti et les chercheurs établirent la classification ethnique yao sur la base de la localisation territoriale plutôt que sur la langue et le costume, à la manière européano-américaine. Par la suite, d’autres découvertes permirent de construire plus avant l’identité yao, en Chine et ailleurs dans le massif sud-est asiatique, notamment lors de la mise au jour de la charte du roi Ping, un document ancien exemptant ses possesseurs des taxes et corvées chinoises, à perpétuité. Pour les ethnologues, il devint clair que le cheminement historique yao était marqué par les classifications politiques impériales et que cela faisait en sorte qu’une histoire commune plutôt qu’une langue ou des pratiques culturelles communes fut à la base de leur identité.
Litzinger poursuit son analyse en proposant que les Yao devinrent des subalternes tout indiqués de l’État communiste afin d’illustrer la lutte contre les modes d’exploitation féodaux et consolider le territoire national. En effet, d’une part la « nationalité » yao était marquée par une farouche résistance à l’empire féodal et, d’autre part, elle vivait dans les régions les plus reculées du pays et pouvait en assurer la sécurité. Ainsi, au cours de la période maoïste, bon nombre de Yao devinrent fonctionnaires ou cadres du parti alors que les intellectuels, acteurs secondaires au mieux, durent souvent passer du temps en camp de rééducation afin de travailler constamment sur les aspects idéologiques de leur réflexions. Puis, sous Deng Xiaoping, l’ethnologie devint autre chose qu’une pratique bourgeoise au service de pratiques locales ésotériques (p. 11). Libérée de son ancienne étiquette, elle devint un outil de modernisation socialiste dans la gestion des marginaux. Ce qui avait été jugé dépassé, les « traditions culturelles », se mua en élément fondamental — objet de fascination : l’identité historique chinoise. La science ethnologique, en arborant ce discours, put participer à la critique postsocialiste de la période maoiste et aux réflexions sur la mise au point des meilleurs moyens de gouverner la population.
Outre les incursions théoriques nouvelles de l’auteur dans un pays de plus en plus accessible aux chercheurs étrangers, ce qui frappe dans l’ouvrage de Litzinger est la méthodologie innovatrice dont il a fait usage, peut-être en raison des défis que comporte la recherche en Chine. L’ethnographie à ancrages multiples (multi-sited)[1] qu’il réalise met à contribution plusieurs méthodes : des séjours dans divers instituts de recherche, des observations lors de rituels taoïstes et de fêtes parrainées par l’État, du travail sur les textes d’ethnologues et d’historiens yao et han ainsi que des entrevues avec ces derniers mais également avec des membres du parti communiste, des guides touristiques et divers photographes, et enfin des ateliers avec divers spécialistes des Yao, assignés par le gouvernement chinois. On peut apprécier son étude des zones de chevauchement entre les discours officiels, les politiques chinoises et les pratiques d’empowerment des minorités, car les typologies et les cloisonnements inscrits dans les discours et les pratiques s’entrecroisent dans la réalité. Toutefois, la justification du choix de discours ou des pratiques est relativement faible voire inexistante, dans certains cas. S’inspirant de Rabinow, on insiste longuement, par exemple, sur l’analyse de fragments d’entrevues avec une ethnologue yao concernant à la fois ses connaissances, ses textes, mais également son propre cheminement professionnel. Bien que cette analyse soit riche, on aurait aimé entendre d’autres voix. À ce titre, d’ailleurs, il aurait été intéressant que l’auteur approfondisse en quoi consistaient les rapports de pouvoir sur une base ethnique mais aussi sur une base de genre, complètement évacuée ici, et qu’il dresse un bilan critique des pratiques gouvernementales contemporaines. Bref, on aurait aimé découvrir un anthropologue plus engagé. Ici encore, le lieu d’étude y est sans doute pour quelque chose.
En somme, Litzinger ne réalise pas une étude comparée de diverses communautés ni une proposition de modèle explicatif. Il ne cherche pas à généraliser mais à rendre compte d’une réalité complexe qui se joue simultanément dans plusieurs lieux, plusieurs mémoires et plusieurs ethnicités. En nous présentant une étude originale qui, en retraçant la circulation des idées et la représentation que s’en font divers milieux de la société chinoise, interpelle ou complète les travaux plus classiques de Lemoine (1997), Lemoine et Chiao Chien (1991) ou de Tapp (1989), Litzinger saura en intéresser plusieurs. Et même si son travail risque d’être difficile à utiliser par les nombreux acteurs du développement international, il aura l’avantage de faire ressortir l’importance de bien connaître les dynamiques en oeuvre dans les communautés où se déroulent des projets. Il permettra aussi de dépasser une vision encore trop répandue qui veut que les pays pauvres matériellement ne fassent que copier la modernité occidentale. C’est bien d’une forme de modernité et de postmodernité chinoises que les élites discutent et débattent en Chine.
Parties annexes
Notes
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[1]
Le terme anglais « multi-sited » est habituellement traduit en français par « multi-site », ce qui renvoie peu à la tradition anthropologique, mais plutôt à l’espace et au territoire, concepts nouvellement embrassés par la discipline. Notre traduction du terme par « ancrages multiples » ou « multi-ancrages » évoque la méthode ethnographique qui repose sur plusieurs assises, s’élabore à partir de bases multiples. Rendue de la sorte, l’expression fait écho, de manière historique, aux préoccupations et aux pratiques anthropologiques.
Références
- Dikotter F., 1992, The Disclosure of Race in Modern China. Stanford, Stanford University Press.
- Lemoine J., 1997, « Introduction. Les modèles en présence de la Chine à la Péninsule indochinoise », Péninsule, 35, 2 : 3-22.
- Lemoine J. et Chiao Chien, 1991, The Yao of South China : Recent International Studies. Paris, Pangu.
- Tapp N. C. T., 1989, « Reflections on Fieldwork among the Yao » : 225-231, in Chiao C. et N. Tapp, Ethnicity and Ethnic Groups in China. New Asia Academic Bulletin (numéro spécial), Volume VIII, Hong Kong, The Chinese University of Hong Kong.