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Aux gueux du monde et à ceux qui se reconnaissent en eux et qui, ce faisant, souffrent avec eux, mais surtout luttent avec eux.

Paolo Freire (La Pédagogie des opprimés. Paris : Agone, 2021 [2015])

1. Introduction

Les cercles de lecture antiracistes présentés dans cet article font partie de mon projet de recherche postdoctorale intitulé Intersectionnalité ad hoc : la quête de justice sociale et l’activisme littéraire[1]. La mise en place empirique de ma recherche se réalise sous forme de cercles de lecture antiracistes dans l’objectif de mettre en pratique les théorisations féministes intersectionnelles (Crenshaw 1989, 1991 ; hooks 1992 ; Collins et Bilge 2020) et pour adopter une méthode pédagogique antiraciste et transformative (hooks 1994, 2009 ; Alemanji 2021 ; Freire 2021) qui s’appuie sur la littérature contemporaine francophone minoritaire[2]. Une partie des cercles de lecture du projet a été réalisée au département de français de l’Université de Turku dans le cadre d’un cours obligatoire, Discours et interaction dans les sociétés au niveau du Master[3]. Les thèmes principaux du cours portent sur le discours décolonial, genré, identitaire et raciste et sur l’intersectionnalité appliquée au contexte de la littérature francophone minoritaire et ouest-africaine, que j’ai étudiée dans ma thèse doctorale et dont je me suis également servie comme point d’appui pour le cours/cercle de lecture[4].

La littérature francophone minoritaire et contemporaine utilisée comme matériel dans les cercles de lecture met en scène la discrimination intersectionnelle de façon fictive ou autofictionnelle. Or, que les évènements ou les personnages représentés dans la littérature soient fictifs ou non fictionnels, le contexte des oeuvres choisies est néanmoins inspiré de la réalité socio-historique discriminatoire attachée au passé colonial ou au présent néocolonial. De plus, les protagonistes des extraits littéraires choisis se trouvent à l’entrecroisement de plusieurs facteurs discriminatoires – tels que la « race », l’identité de genre, la situation socioéconomique, la santé mentale et la religion – qui les placent dans des situations sociales vulnérables à partir de plusieurs perspectives accumulées qui peuvent changer selon le contexte. Par exemple, l’autrice et activiste féministe d’origine finlandaise et nigériane Minna Salami (2020 : 88-89) remarque avoir compris que la noirceur de sa peau impliquait des insultes et attaques racistes flagrantes seulement après qu’elle a quitté le Nigéria pour la Suède, où elle a vécu une partie de sa jeunesse.

La lecture de la littérature minoritaire francophone, peu connue en Finlande, permet aux participant·e·s de découvrir de nouveaux milieux géographiques, contextes socio-historiques et perspectives discriminatoires qu’iels ne connaissent probablement pas bien. Ainsi, les récits littéraires peuvent avoir une influence sur l’éveil de la conscience sociale critique (Freire 2021) des participant·e·s. La littérature francophone minoritaire est donc vue comme un outil pédagogique transformatif qui permet d’aborder des sujets dits « sensibles » de la société finlandaise contemporaine, qui est, selon les sondages statistiques, le pays le plus raciste de toute l’Europe (Being Black in the EU 2018). Le gouvernement finlandais actuel a également attiré l’attention des médias internationaux à cause de nombreux scandales liés à des propos explicitement racistes, islamophobes et xénophobes de la part de quelques ministres de l’extrême droite, les Vrais Finlandais, en finnois « Perussuomalaiset », signifiant littéralement « les Finlandais de base » (Hivert 2023).

Cependant, le racisme n’est pas un phénome nouveau en Finlande : le peuple finlandais a colonisé et traité de manière raciste des Sámis, le seul peuple indigène de l’Union européenne vivant en Laponie finlandaise, à partir du xviie siècle, bien que la Finlande en tant que pays indépendant n’existe que depuis 1917 (Kuokkanen 2022 : 295-296)[5]. Pourtant, comme le déclare Michaela Moua, qui travaille actuellement comme coordinatrice pour la lutte contre le racisme à la Commission européenne, dans un entretien paru dans le quotidien de référence finlandais Helsingin Sanomat (2020), le débat sur le racisme n’a pas vraiment commencé puisque beaucoup de personnes sont sur la défensive. En effet, pareil débat s’arrête souvent à la question de savoir si le racisme existe en Finlande ou pas. Moua – qui a elle-même eu droit à ses premières insultes racistes lorsqu’elle avait huit ans  – considère qu’on a l’habitude de penser que la Finlande est un pays modèle de l’égalité et que c’est entre autres pour cela qu’il est difficile d’admettre que le fléau du racisme est un véritable problème sociétal en Finlande[6].

Par ailleurs, Umayya Abu-Hanna, une politicienne d’origine palestienne et qui a vécu 30 ans en Finlande avant de la quitter pour vivre aux Pays-Bas, considère qu’en Finlande, où il y a de fait très peu de diversité (seulement 5 % de la population est née à l’étranger), « […] égalité signifie similarité. Que d’après certains Finlandais, il faut se ressembler pour perpétuer l’unité du pays. Cet état d’esprit serait le résultat du retard qu’a pris la Finlande à s’ouvrir au monde » (Curtet 2017). Pour moi, prendre des mesures contre le racisme et de la discrimination intersectionnelle en Finlande est aussi bien une nécessité qu’un devoir des chercheur·euse·s politiquement engagé·e·s.

Les cercles de lecture ont ainsi une visée politique bien définie, c’est-à-dire un changement social vers une société plus démocratique qui passe par la conscientisation des participant·e·s du cercle de lecture. Dans ce contexte, la prise de conscience commence, selon moi, par la reconnaissance de ses propres privilèges parmi lesquels la couleur de peau joue un rôle primordial. Toutes les personnes citées[7] dans cet article s’identifient dans leurs carnets de lecture en tant que « personnes blanches » faisant partie de la culture dominante et moi-même, je suis une femme blanche issue de la classe moyenne et dotée d’un vaste capital culturel[8]. La blanchité[9] des personnes participant au cercle de lecture pose ainsi sûrement des limites pour accéder à une connaissance approfondie de la discrimination raciste étant donné que le regard posé sur la discrimination raciste n’est pas une expérience personnelle et que les personnes blanches ne sont pas forcément conscientes de leurs privilèges blancs ou encore qu’elles ne veulent pas les reconnaître, comme l’a suggéré Moua plus tôt dans cet article. Enfin, la position intersectionnelle personnelle nécessite un important travail de conscientisation qui doit être adapté à ce positionnement social particulier qui change en fonction des participant·e·s du cercle de lecture. Pour ce faire, le cercle de lecture commence par un exercice de positionnement personnel que je discuterai plus en détail dans la section 2.1[10].

Néanmoins, bien que la perspective socio-historique discriminatoire des extraits littéraires étudiés soit mise en avant, cela ne signifie pas que l’aspect esthétique et narratif des oeuvres choisies soit ignoré. Au contraire, les aspects artistiques et politiquement engagés forment un ensemble discursif dans lequel les deux perspectives se complètent l’une l’autre. Ceci est également relié à l’« image d’auteur·e » (Amossy 2009) signifiant la relation de l’auteur·e avec son oeuvre et la réception de celle-ci par les médias[11]. L’image d’auteur·e des auteur·e·s francophones racisé·e·s noir·e·s du marché littéraire mondial est néanmoins particulière puisqu’iels se trouvent souvent mis·e·s à l’écart – implicitement ou explicitement – de la littérature française hexagonale par la médiation institutionnelle de leurs oeuvres[12]. En effet, surtout en Occident, la littérature dite « francophone » est souvent lue, notamment celle produite par des femmes, comme une littérature de témoignage authentique qui aurait moins de valeurs esthétiques que la soi-disant « vraie » littérature qui se produit en France hexagonale. En outre, les images d’auteur·e·s sont souvent rendues intentionnellement exotiques, et éventuellement érotiques, pour assurer la vente des oeuvres pour un lectorat occidental en manque d’exotisme ou de fantasme sexuel (Huggan 2001 : 155-174 ; Burnautzki 2017 ; Harinen 2018 : 96, 129, 267).

Les cercles de lecture du cours sont basés sur la lecture indépendante des étudiant·e·s et sur les notes semi-structurées d’un carnet de lecture qui accompagne les cercles de lecture dès le début du cours. En plus de la littérature francophone minoritaire, la lecture proposée aux participant·e·s comprend des articles théoriques portant sur les notions-clés de l’analyse du discours appliquée à la littérature, sur le contexte socio-historique de la littérature francophone et encore sur les questions intersectionnelles (Amossy 2009 ; Coulomb-Gully et Rennes 2010 ; Collins et Bilge 2020.) Les extraits littéraires, sur lesquels les discussions semi-structurées des cercles de lecture sont fondés, sont écrits, entre autres, par des auteurs·rices contemporain·e·s africain·e·s tel·le·s que Ken Bugul, Kamel Daoud, Jo Güstin et Mohamed Mbougar Sarr[13]. En fin de compte, le cours/cercle de lecture se concentre donc sur l’analyse du discours appliquée à la littérature au niveau structurel et matériel. Les participant·e·s sont invité·e·s à observer, par exemple, quels moyens narratifs et discursifs les auteur·e·s francophones minoritaires utilisent pour critiquer ou/et déconstruire le discours dominant institutionnel et/ou discriminatoire.

Dans les sections suivantes, il est question de présenter brièvement l’approche pédagogique critique et antidiscriminatoire telle qu’elle est appliquée aux cercles de lecture en classe de FLS ainsi que le lien entre l’intersectionnalité et la pédagogie critique et antiraciste[14]. Ensuite, je propose une analyse thématique préliminaire en m’appuyant sur des exemples tirés des carnets de lecture des participant·e·s du cours et sur mes propres observations auto-ethnographiques. L’analyse des données est fondée sur l’analyse du discours appliquée à la littérature qui prend en compte l’impact du contexte social des textes et les enjeux complexes de l’image d’auteur·e francophone minoritaire et les études intersectionnelles.

2. De la théorie féministe intersectionnelle à l’activisme littéraire

L’idée initiale de mon projet postdoctoral est née d’un sentiment de frustration et de colère face aux évènements politiques récents en Finlande (et dans plusieurs autres pays européens) où certains propos homophobes, islamophobes, racistes, transphobes, xénophobes, etc. sont devenus de plus en plus courants, voire banalisés. Je me suis demandé ce que je pourrais faire du savoir théorique acquis pendant mes études doctorales sur l’intersectionnalité et sur la littérature ouest-africaine francophone dans le contexte de la Finlande, contexte bien différent de celui de la France ou de l’Afrique ouest-africaine (principalement le Sénégal et le Cameroun) représenté dans les oeuvres étudiées de ma thèse.

Je considère que les discriminations intersectionnelles représentées dans la littérature minoritaire ont souvent une dimension universelle qui permet d’exposer et d’analyser les discours et les enjeux du pouvoir complexes de l’injustice sociale camouflés dans les structures de la société. Les cercles de lecture antiracistes m’ont alors paru un moyen concret, tout d’abord, pour rendre visibles la discrimination intersectionnelle et les privilèges, ensuite, pour réfléchir à des stratégies antiracistes et antidiscriminatoires et, enfin, pour donner des éléments matériellement tangibles pour une transformation au niveau de la conscience sociale des participant·e·s.

En effet, dans la littérature minoritaire francophone utilisée comme matériel, les auteur·e·s décrivent notamment la discrimination subie par les personnes genrées, c’est-à-dire minorisées dans le genre, et racisées non-blanches se trouvant également en difficulté économique dans leur vie quotidienne[15]. Ainsi, la littérature contemporaine qui met en lumière le quotidien des personnes immigrées en Europe, encore à titre d’exemple, relie la théorie intersectionnelle à la vie de tous les jours des personnages littéraires, bien que le contexte des extraits littéraires étudiés ne soit pas celui de la Finlande. De plus, ce corpus fait découvrir la littérature francophone minoritaire et contemporaine – peu connue dans le contexte de l’enseignement FLS en Finlande – aux étudiant·e·s, ce qui est, selon moi, un geste décolonisant du cursus pédagogique. Depuis cette perspective, l’intersectionnalité me paraît effectivement un concept-valise « transportable » d’un contexte à l’autre même si le savoir est toujours situé et qu’un travail important de la recontextualisation à la fois conceptuelle et socio-historique est nécessaire (Haraway 1988 ; Dorlin 2012).

Les cercles de lecture discutés ici sont donc basés sur la recherche féministe intersectionnelle, qui relie la recherche féministe et les politiques du privé à l’activisme (Ahmed 2012, 2017). Dans le projet INTERACT (voir la note 1), la notion d’« activisme » est inspirée, entre autres, par les lignes de pensée de Sarah Corbett (2016), Sarah Pink (2012) et Charles Yi Zhang (2018), signifiant un mouvement lent et sensible vers une transformation progressive. Nous insistons sur l’importance de l’analyse intersectionnelle de longue haleine centrée sur les inégalités structurelles et sur un mode d’activisme littéraire intime qui se développe à travers la lecture et l’écriture créative pour fournir des outils pédagogiques aux enseignant·e·s souhaitant aborder des thèmes relatifs à la justice sociale en classe.

Selon Zhang (2018 : 198-199, 206), l’enseignement et l’engagement féministe intersectionnel universitaire peuvent effectivement constituer un mode d’activisme lent qui se réalise dans les actes à la fois intimes et quotidiens, à la différence d’un mode d’activisme plus rapide et réactive qui se réalise dans les manifestations contre le gouvernement raciste, par exemple. En revanche, cela n’est possible qu’à condition que l’enseignement féministe se concentre sur l’analyse critique et intersectionnelle des structures des sociétés et sur les stratégies d’intervention contre l’injustice sociale. Selon lui, tout au moins dans le contexte des États-Unis, le focus principal de l’enseignement et de la recherche féministes se situe sur le savoir marginalisé et sur le classement des identités minorisées[16], ce que Zhang appelle par ailleurs un processus de « sanitized archiving of differences » (2018 : 206). Au lieu de cela, il faudrait plutôt réfléchir aux stratégies de transformation afin de faire face à la remontée de l’extrême droite et des discours de haine.

En effet, à l’instar de la perspective critique de Zhang, l’activisme littéraire du projet INTERACT (et de mon projet postdoctoral) s’appuie sur l’intersectionnalité qui n’est, de fait, pas uniquement une théorie mais un mode d’activisme contre l’injustice sociale ayant ses origines dans les mouvements sociaux et littéraires du féminisme noir états-unien des années 1970 et 1980[17]. De même, Patricia Hill Collins et Sirma Bilge soulignent que l’intersectionnalité est une praxis quotidienne :

When used as a form of critical praxis, intersectionality refers to the ways in which people, either as individuals or as part of groups, produce, draw upon, or apply intersectional frameworks in their daily lives. […] Critical praxis also constitutes an important feature of intersectional inquiry—one that is both attentive to intersecting power relations and vital for resisting social inequality.

2020 : 38

Collins et Bilge (2020 : 55) poursuivent que, en fin de compte, les liens entre la théorie/méthodologie intersectionnelle et la praxis intersectionnelle sont poreux et que l’intersectionnalité peut également être considérée comme une pratique activiste, ce que Collins (2012) appelle la notion d’« activisme intellectuel » qui a lieu notamment lorsqu’il se combine avec la pédagogie.

2.1. Positionnement pédagogique critique, antiraciste et intersectionnel

Cet article mobilise la pédagogie critique, à savoir une approche théorique selon laquelle l’éducation n’est pas neutre ni détachée de la société et de ses idéologies politiques. En effet, elle reflète les structures hiérarchiques de la société et, surtout, les intérêts des personnes issues de la culture, du genre et de la classe sociale dominant·e·s (Kincheloe 2008 : 1-4). Cette perspective correspond à ma volonté de créer un outil pédagogique antiraciste et intersectionnel qui remet en question les structures inégales et discriminatrices en Finlande. Ainsi, je cherche à combler une lacune des études françaises et francophones au sein desquelles, malgré l’engagement et l’intérêt accrus pour les questions de la diversité et de la décolonisation de l’enseignement depuis un certain temps déjà, le matériel ou les approches pédagogiques ne correspondent néanmoins pas toujours ni à cette volonté ni à ces valeurs (Bouamer et Bourdeau 2022 : 2). Enfin, mon approche pédagogique ne se limite pas à la pédagogie critique, bien au contraire, elle se situe au croisement de plusieurs approches pédagogiques anticoloniales qui se complètent. L’objectif principal de toutes ces approches pédagogiques similaires, dont je discuterai brièvement ici, est de remettre en question les structures de la société à partir de la perspective du racisme et celle de l’intersectionnalité[18].

Selon Aminkeng A. Alemanji (2021 : 208), qui a développé l’enseignement pédagogique antiraciste en Finlande, le point de départ de la pédagogie antiraciste réside dans la « compétence de réflexion et d’autocritique personnelle » concernant aussi bien les étudiant·e·s que les enseignant·e·s. Ceci est effectivement nécessaire pour examiner les préjugés, l’altérité et les structures discriminatoires de la société en question[19]. En tant qu’enseignante, je trouve qu’un tel positionnement demande beaucoup d’investissement personnel et de travail sur soi. Pourtant, ce travail est essentiel pour que la communication se passe le plus librement possible. Selon moi, donner des exemples des expériences personnelles liées au sujet du cercle de lecture change effectivement l’ambiance de la salle, qui devient, du coup, plus intime et détendue. Je me réfère aux anecdotes concrètes dans lesquelles la discrimination intersectionnelle se réalise, comme celle qui m’a fait comprendre un peu mieux mes privilèges accordés par ma couleur de peau blanche : j’avais pris l’avion de Helsinki à Paris en compagnie d’une personne racisée noire. Une fois arrivée à l’aéroport de Paris-Charles de Gaulle, mon compagnon a été victime d’un contrôle au faciès méprisant et symboliquement violent. Le contraste avec le comportement totalement différent vis-à-vis de moi, qui ai été à peine contrôlée par les policiers, était flagrant et choquant. Les microagressions – comportements ou attitudes d’apparence banale mais blessants et fondés sur les stéréotypes – sont néanmoins un défi fréquent, entre autres, pour les personnes racisées noires ou celles qui portent le hijab. En fin de compte, cette anecdote peut donc servir d’exemple à la fois des microagressions et du racisme structurel qui sont des phénomènes difficilement tangibles (Jäske et al. 2022 : 31-32).

L’aspect de l’engagement pédagogique personnel et activiste rejoint également l’approche pédagogique féministe intersectionnelle qui prend en compte les politiques du privé et la praxis féministe. Comme le souligne Collins (2012), il ne suffit pas d’être conscient·e de ses oppressions personnelles, mais il faut agir de telle sorte que leur existence disparaisse ou diminue. Selon la « pédagogie transgressive » de bell hooks (1994 : 10, 47) évoquée dans une des notes de bas de page, qu’elle considère comme une perspective engagée à la croisée de la pédagogie anticoloniale, critique et féministe, il est nécessaire d’avoir un comportement exemplaire quant à ses propres convictions pédagogiques féministes et transgressives : « It always astounds me when progressive people act as though it is somehow a naïve moral position to believe that our lives must be a living example of our politics » (hooks 1994 : 47).

Or, Benton Fazzolari (2022 : 11-12) critique la pédagogie transgressive de hooks, entre autres, pour son caractère abstrait. Selon lui, hooks n’exprime pas comment les pédagogues critiques pourraient changer concrètement leur propre comportement, les positions subjectives ou les structures matérielles et discriminatoires de la société. Le passage au concret est effectivement un élément difficile à saisir dans l’éducation engagée. Cela est peut-être lié au fait que dans l’enseignement relatif à la justice sociale, il s’agit d’un savoir situé, contextuel et c’est pourquoi l’on ne peut pas généraliser ou prodiguer des conseils concrets et applicables à toutes les situations. Mais, en même temps, hooks donne, à mon sens, des conseils bien précis que j’ai pu appliquer dans mes cercles de lecture organisés en classe de FLS. hooks constate, par exemple, que le point de départ d’une pédagogie engagée productive réside dans l’interaction entre les étudiant·e·s et l’enseignant·e (2009 : 19). En effet, l’enseignant·e doit, toujours selon hooks, se renseigner sur ce que les étudiant·e·s savent et ce qu’iels doivent savoir pour qu’un réel apprentissage dialogique et transformatif puisse avoir lieu. Dans cette optique, la pédagogie participative de hooks (1994) engage donc aussi bien les enseignant·e·s que les étudiant·e·s[20], en tentant de trouver ainsi un équilibre plus égal entre le corps enseignant et les étudiant·e·s pour ce qui est du pouvoir et de l’espace accordé aux expériences et aux sentiments des participant·e·s.

Pour ce qui est de l’intersectionnalité, elle permet d’observer les structures et fonctionnement des oppressions plus généralement bien qu’il soit nécessaire de garder à l’esprit que la pluralité des discriminations est toujours dépendante de la situation et liée aux enjeux de pouvoir. De plus, la pédagogie critique n’est pas loin de l’intersectionnalité et c’est pour cette raison que les deux approches ne s’opposent pas, mais se complètent. En effet, la pédagogie critique et la pédagogie intersectionnelle partagent, en somme, selon Collins et Bilge, trois éléments en commun : 1) une longue relation avec les traditions philosophiques de la démocratie participative ; 2) le lieu de la praxis pédagogique se situant dans le milieu scolaire et l’éducation formelle ; 3) le développement vers l’éveil de la conscience critique transformative qui est étroitement attaché à l’entrecroisement des différences identitaires (2020 : 198).

Ce qui est commun pour toutes les approches pédagogiques – critique, antiraciste, transgressive et intersectionnelle – discutées ici, c’est la pédagogie développée par le pédagogue brésilien Paolo Freire. En effet, son oeuvre principale, La Pédagogie des opprimées (2021), publiée pour la première fois en 1968, n’a pas vieilli, mais inspire encore de nos jours la pensée de la pédagogie critique partout dans le monde. Selon Collins et Bilge, « this book constitutes a core text for intersectionality » (2020 : 190). Les regroupements des personnes opprimées du Brésil d’antan ressemblent effectivement à ceux d’aujourd’hui partout dans le monde, tels que les minorités sexuelles, les personnes racisées noires, les sans-papiers, les femmes, etc.[21].

De plus, Freire analyse l’oppression dans une optique binaire intersectionnelle (avant l’existence de ce concept) qui oppose « oppression » et « opprimés ». Dans cette pensée, Freire s’écarte de la façon simplificatrice d’analyser les personnes dévalorisées uniquement en termes de classe sociale et souligne la pluralité de l’oppression et son lien complexe avec les personnes au pouvoir, à l’opposé des personnes opprimées, privées de la parole dans la société où iels vivent. Freire oppose également « l’éducation bancaire » qui ne fait que « déposer » le savoir « prêt à l’emploi » sur « le compte » des étudiant·e·s à l’éducation critique et dialogique. Ce type d’éducation libératrice cherche surtout à éveiller la conscience critique des étudiant·e·s et leur volonté de s’émanciper et lutter pour la justice sociale (Collins et Bilge 2020 : 190-191 ; Freire 2021 : 66-69, 93-99). Enfin, la pédagogie de Freire n’est pas seulement une approche pédagogique, mais aussi un projet social qui veut transformer le monde des personnes opprimées.

Or, pour qu’une transformation de la conscience sociale devienne possible, il faut créer des conditions dans lesquelles les participant·e·s se sentent en sécurité. Pour ce faire, il est important de familiariser les étudiant·e·s avec les principes de l’espace sécurisé. Le but de ces principes n’est pas de limiter la discussion, mais d’assurer des conditions respectueuses pour promouvoir l’égalité, la justice sociale et l’inclusion. Ces principes invitent à apprendre ensemble et à donner aux étudiant·e·s la possibilité d’être des acteurs·rice·s actif·ve·s dans leur apprentissage. Le rôle de l’enseignant·e est de faciliter cet échange et l’apprentissage partagé (Saresma et Rossi 2022). L’utilisation de plusieurs registres de langue – le jargon scientifique pour expliquer les concepts mais également la langue standard/courante – soutiennent également, selon moi, l’apprentissage et la création d’une ambiance apaisée et confiante. Enfin, pour assurer qu’aucune sorte de discrimination homophobe, islamophobe, raciste, sexiste, transphobe ou validiste n’ait lieu, il faut tout d’abord se mettre d’accord sur les principes de l’espace sécurisé que j’ai adapté à la classe de FLS à partir des principes de la communauté antiraciste finlandaise, intitulée Anti-Racist Forum/Antirasistinen foorumi[22].

Les cercles de lecture commencent ainsi avec une lecture des principes de l’espace sécurisé. Ensuite, je demande aux étudiant·e·s de faire un exercice de positionnement déjà mentionné dans cet article. L’exercice est divisé en deux parties : la première partie consiste en un court exercice écrit dans lequel je demande aux étudiant·e·s de se situer par rapport aux catégories illustrées dans la roue des privilèges réalisée par Camille Perron-Cormier (2013), inspirée de l’illustration de Sylvia Duckworth et les travaux du Conseil canadien pour les réfugiés. Quant à l’écriture de leurs récits personnels, je conseille d’utiliser la troisième personne pour avoir un peu plus de distance avec soi-même. J’insiste également sur le fait que je ne souhaite pas qu’iels se sentent obligé·e·s de raconter des détails de leur vie privée. Je leur fais aussi savoir que l’objectif de cet exercice est d’observer ses propres positions sociales intersectionnelles et privilégiées, mais qu’il ne faut pas non plus qu’iels sentent la pression de « tout dire ». Ensuite, les participant·e·s peuvent lire leur récit à la personne à côté d’elleux (volontaire) ou sinon discuter des impacts de cet exercice en paire de manière plus générale. Cet exercice prépare en quelque sorte le terrain pour la séance du cours suivante, où commence le cercle de lecture proprement dit, basé sur les discussions semi-structurées en classe, que les étudiant·e·s ont préparé·e·s en lisant le texte littéraire accompagné parfois par un article théorique et en prenant des notes dans leurs carnets de lecture.

2.1.1. Réalisation du cours en classe de FLS : cercles de lecture et carnet de lecture

Le format du cours appliqué est basé sur des cercles de lecture inspirés des cercles de parole féministes de conscientisation qui ont, à titre d’exemple, joué un grand rôle dans les luttes féministes dans le contexte des États-Unis des années 1960 (Tuaillon 2021). En ce qui concerne les cercles de lecture en classe FLS, je me suis également inspirée des études de Sonia Guillemin et Claude Burdet (2011 ; 2013) qui portent sur les cercles de lecture comme instrument pédagogique dans l’apprentissage de la langue étrangère et l’appropriation des textes.

Donc, pour faciliter l’apprentissage et la participation aux cercles de lecture, je demande aux participant·e·s de rédiger une entrée dans leurs carnets de lecture en français sur chaque lecture/tâche écrite avant le cours[23]. L’objectif est d’aider les étudiant·e·s à formuler les arguments pendant les discussions en français. Je précise qu’il ne s’agit pas seulement de garder la trace des lectures indiquées, mais avant toute chose de mémoriser et de s’approprier les textes. En effet, le but principal du carnet de lecture est de faire le point sur ce que les étudiant·e·s ont appris à la fois du point de vue des ressources (le matériel distribué sur Moodle[24]) et de leurs compétences acquises.

Les discussions des cercles de lecture sont alors réalisées en petits groupes de deux à trois personnes. Les discussions sont semi-structurées, c’est-à-dire que les textes théoriques et/ou littéraires sont tout d’abord introduits par l’enseignante et, ensuite, les participant·e·s cherchent à répondre aux questions relatives aux textes étudiés. Par exemple, je leur demande de nommer la perspective narrative d’un extrait littéraire ou d’expliquer le contexte socio-historique du texte en question. Les réponses, notées dans les carnets de lecture, servent enfin de base structurelle pour la discussion.

La discussion en cours a un format libre et dure d’une demi-heure à 45 minutes. Parfois, j’interviens, avec la permission des participant·e·s, et leur demande de développer un certain point de vue ou argument peu justifié. De même, je peux éventuellement donner une autre perspective à la discussion. En fin de compte, mon rôle consiste notamment à être là pour assurer que les principes de l’espace sécurisé soient respectés, ce qui n’est pas toujours une tâche facile. Dans la section suivante, je passe enfin aux exemples concrets de carnets de lecture pour illustrer la théorisation discutée dans cette section.

3. Résultats préliminaires des cercles de lecture : les carnets de lecture au sujet de l’extrait du roman de Jo Güstin

Dans cette section, il est donc question d’observer quelques exemples tirés des entrées que les participant·e·s du cercle de lecture ont écrites dans leurs carnets de lecture. Je tente notamment d’analyser la capacité de transformation de ce type de lecture et la discussion semi-structurée. Pour des raisons d’espace, les exemples sont tirés d’une seule thématique du cours, à savoir le discours identitaire racisé, présenté dans la section qui suit.

3.1. Jo Güstin et le discours identitaire racisé dans les sociétés contemporaines

Je commence la séance – qui servira ici comme exemple spécifique de la réalisation d’une séance du cours – avec une courte introduction sur la signification du discours identitaire racisé dans le contexte de la littérature africaine francophone. En effet, les oppressions intersectionnelles simultanées sont de fait souvent liées à la violence symbolique (Bourdieu 2002), à l’opposition métaphorique entre la noirceur et la blanchité ainsi qu’à l’altérité exotisée et/ou érotisée à la fois par le biais des institutions littéraires dominantes et les paratextes[25]. Je fais également le point sur la médiation institutionnelle et le lectorat occidental majoritaire qui exotise et érotise souvent les protagonistes des romans – et les images d’auteur·e·s – racisé·e·s noir·e·s. Dans cette optique, on les perçoit uniquement comme des produits de consommation voyeuriste ou comme une littérature de témoignage sans grande valeur esthétique littéraire comme je l’ai déjà mentionné plus tôt (Huggan 2001 ; Harinen 2018).

Ensuite, j’introduis brièvement Jo Güstin[26], une auteure, humoriste et scénariste panafricaine camerounaise, naturalisée française. Son roman autofictionnel, Ah Sissi, il faut souffrir pour être française ! est paru en 2019 et les étudiant·e·s en ont lu un extrait (Güstin 2019 : 15-30), ainsi que ses paratextes. Nous observons un moment les paratextes du roman qui sont nombreux et symboliques. Ils se composent d’une exergue, d’un avertissement de l’auteure, d’une illustration d’une femme noire emblématique et stéréotypée, car il y a des références explicites à son emploi potentiel en Europe : femme de ménage (gants en plastique), garde d’enfant (poupée) ou travailleuse du sexe (petite tenue) et d’une quatrième de couverture du roman qui présente l’intrigue du roman, l’écrivaine et la narratrice, Sissi B. Lama (double de l’auteure), qui raconte ses difficultés en tant que femme racisée noire dans la France actuelle. Enfin, je démarre la discussion sur l’extrait de Güstin pendant laquelle les étudiant·e·s se basent sur leurs entrées des carnets de lecture.

D’emblée, face à l’extrait de Güstin, les participant·e·s sont choqué·e·s ou intrigué·e·s pour ce qui est des remarques et questions racistes lors d’un covoiturage de Bruxelles à Paris décrit par la narratrice (2019 : 15-18)[27] et par la discussion multilatérale d’abord entre Diva (amie de la narratrice) et Sissi (2019 : 18-21) et ensuite entre Sissi et Barbara (compatriote de Sissi) qui donne son avis sur le racisme systémique en tant que personne albinos (2019 : 22-30). Les réactions décrites dans les carnets de lecture montrent également que la plupart des lecteur·rice·s sont impressionné·e·s par l’humour satirique de la narratrice autodiégetique qui rapporte le dialogue qui a eu lieu dans la voiture. En somme, les étudiant·e·s réfléchissent notamment sur leurs propres privilèges et sur les ressentis éventuels que le racisme subtil décrit par Güstin pourrait avoir comme impact sur elleux-mêmes.

Or, l’exemple (1) qui suit, démontre une attitude explicitement défensive, que Robin DiAngelo (2018) nomme par la notion de « fragilité blanche » se référant à la façon dont certaines personnes blanches réagissent face au racisme[28] :

Dans cet exemple (1), la personne qui a écrit le texte répète plusieurs fois qu’elle refuse de croire que les propos prétendument racistes rapportés par la narratrice sont fondés. En revanche, elle considère qu’il s’agit de l’ignorance ou de la bêtise de la part des personnes blanches qui ont voyagé avec la narratrice du roman. De même, la personne fait la différence entre « nous » et « les autres » en creusant ainsi le fossé hiérarchique entre les deux regroupements et en se positionnant dans le groupe de « nous », les personnes blanches, à l’opposé des personnes noires. Elle se sent nettement blessée par les propos de la narratrice qu’elle interprète comme des simplifications et des accusations contre lesquelles elle souhaite se défendre. De plus, vers la fin de cet exemple (1), on aperçoit un jugement de valeur paternalisant envers le personnage principal du roman de Güstin qui devrait, selon cette personne, comprendre comment le « monde réel marche » et accepter sa défaite prédéterminée face au racisme, ce qui est, pour moi, une attitude pessimiste et injuste mais qui reconnait, paradoxalement, que les propos racistes aient effectivement eu lieu.

En revanche, dans l’exemple suivant (2), la même personne revient sur ses propos sur l’extrait de Güstin après une séance pendant laquelle nous avons discuté de la notion d’« ethos »[30] et d’image d’auteur·e (Amossy 2009) :

Il paraît donc que la personne qui a écrit l’exemple (2) finit par comprendre qu’elle avait réagi de façon défensive à cause de son agacement vis-à-vis des propos soulevant le racisme et les microagressions quotidiens dont les personnes racisées non-blanches sont victimes. Par conséquent, il semble qu’une réelle transformation du refus à la compréhension a effectivement eu lieu et que maintenant la personne comprend mieux la position de l’autrice. De plus, elle ajoute qu’il est question d’une sorte de tabou pour les personnes blanches, comme pour elle.

L’exemple suivant (3) tiré d’une entrée de carnet de lecture démontre un autre type d’éveil de la conscience sociale critique (Freire 2021). En effet, la personne qui a écrit cette entrée réfléchit sur son identité locale[31] :

La personne qui a écrit l’exemple (3) semble en effet mieux apercevoir ses privilèges en tant que personne blanche vivant en Finlande, surtout le fait qu’elle n’est pas obligée de confronter les limites que la « race » impose aux personnes racisées noires vivant dans la diaspora.

Dans l’exemple qui suit (4), la personne réfléchit notamment sur l’aspect du changement d’attitude envers les stéréotypes et le racisme qui passe, selon cette personne, par l’éducation :

La coexistence de plusieurs perspectives souvent contradictoires est effectivement au coeur de cet article : la diversité est parfois contradictoire et multidimensionnelle mais grâce à l’éducation antiraciste les minorités auront plusieurs voix. Qu’on les écoute.

Conclusion

La pédagogie antiraciste et transformative dans le cadre des cercles de lecture discutée dans cet article est encore en cours de création, mais les résultats préliminaires d’une analyse thématique fondée sur l’intersectionnalité et l’analyse du discours appliquée à la littérature des carnets de lecture et mes observations auto-ethnographiques, permettent d’affirmer que la littérature contemporaine politiquement engagée est susceptible de fournir un instrument pédagogique transformatif permettant d’aborder les expériences complexes de la domination liées aux privilèges, au racisme et à la discrimination intersectionnelle. En revanche, il est question d’une transformation lente qui va, parfois, du refus et de l’attitude défensive (fragilité blanche) vers une analyse plus compréhensive de ses propres réactions et vers un éventuel changement d’attitude et d’éveil de la conscience sociale critique, comme on a pu le voir dans les quelques exemples cités dans cet article.

La distance géographique pose cependant un éventuel problème : il ne faudrait pas que les participant·e·s des cercles de lecture pensent que les propos racistes, homophobes ou autres se situent uniquement dans le contexte franco-belge comme dans l’exemple du roman de Güstin, car le racisme est un phénomène répandu également en Finlande.