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Le parcours d’un érudit d’exception

Ce mélange rend hommage à Yves Roberge et à sa contribution aux divers problèmes de la syntaxe française, voire romane, autant au niveau empirique qu’au niveau théorique. Son influence n’a guère besoin d’être présentée ici ; elle est peut-être mieux appréciée dans les articles que présente ce numéro spécial, qui rassemble des représentant.e.s important.e.s de plusieurs communautés de recherche dans lesquelles Yves joue un rôle central. Chaque article s’inspire d’une façon ou d’une autre de son oeuvre et de la vision qu’il a mise de l’avant tout au long de sa carrière, qui compte cette année 34 ans.

Yves découvre sa passion pour la linguistique dès le cégep, en 1978, lors d’un cours de linguistique offert par un jeune doctorant de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), qui leur fait faire des arbres syntaxiques. Selon Yves, ce fut le coup de foudre. Il laisse donc tomber les sciences pures, la voie qu’il suivait à l’époque, pour s’engager entièrement en sciences humaines. Un cours subséquent au cégep, offert par un autre doctorant de l’UQAM, et qui portait celui-là sur l’acquisition de la langue maternelle dans le cadre de la grammaire générative, confirme ce qu’il voulait étudier. Lors de son baccalauréat à l’Université de Sherbrooke, il s’épanouit. Il travaillera en tant qu’assistant de recherche dans les projets menés par Normand Beauchemin (sociolinguistique) pendant le premier cycle et par Marie-Thérèse Vinet (syntaxe) pendant le deuxième. C’était l’époque où on lisait les manuscrits de Chomsky avant même la publication de Lectures onGovernment and Binding (1981) –  ce jeune étudiant francophone qui n’avait jamais suivi de cours d’anglais était clairement doué et passionné.

Boursier, Yves est allé faire ses études doctorales en syntaxe à l’Université de la Colombie-Britannique (UBC) en 1983. Travaillant sous la direction de Michael Rochemont, Yves lui est particulièrement reconnaissant de lui avoir inculqué une façon rigoureuse de faire de la syntaxe et de développer des arguments linguistiques. Yves se souvient du caractère pointilleux de son directeur et de son esprit de décision, se rappelant les moments où Michael l’a encouragé à pousser son raisonnement et à dire les choses comme elles sont.

Un an plus tard, Yves fut en mesure de laisser sa marque à UBC quand il fonda en 1984 la Northwest Linguistics Conference (NWLC) – qui célèbre sa 37e itération en 2021. Peu après, il rencontre celle qui deviendra son épouse, Diane Massam, alors professeure contractuelle à UBC. Avec son efficacité distinctive, Yves soumet sa thèse en 1986, à peine trois ans après son arrivée. Apportant de nouvelles données provenant du français québécois, il propose que le français soit considéré comme une langue à sujet nul ; une telle approche allait à l’encontre de tout ce que l’on disait à l’époque, alors que le français normé était de loin le plus étudié. Moment déterminant, idée très influente, et approche durable (nous y reviendrons plus loin).

Après sa soutenance, Yves déménage à Montréal avec Diane, où chacun s’engage dans des projets différents. Yves travaille sur un projet avec Anna Maria Di Sciullo en tant que postdoctorant (ce sera en fait le début d’une longue collaboration fructueuse entre les deux chercheurs), ainsi que sur un projet avec Marie-Thérèse Vinet, en tant que chercheur adjoint (financé par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada). Le résultat de ce dernier projet fut, entre autres, la publication de leur livre La variation dialectale en grammaire universelle (1989). Diane et Yves se marient et s’installent à Toronto en 1987, Diane, elle, récipiendaire d’une subvention du CRSH au département de linguistique à l’Université de Toronto et Yves ayant décroché une bourse postdoctorale au sein du même département. Peu après, les deux deviennent professeurs adjoints : Yves, en 1988, au département d’études françaises et Diane au département de linguistique. En 1993, Yves obtient le titre de professeur agrégé, puis est titularisé en 2005, moins de 20 ans après l’obtention de son tout premier poste, et ce, en plus de son rôle de père (ses deux filles, Sophie et Madeleine, sont venues au monde en 1990 et 1992) et de sa passion pour la course, qui le mène à participer à plusieurs marathons en plus de se qualifier pour celui de Boston en 2007. Avec la même aptitude, Yves développe ses goûts épicuriens et devient, au grand bénéfice de sa famille et de ses invité.e.s, chef amateur de grand talent – et cette passion se saupoudre également dans ses travaux linguistiques et dans ses cours magistraux de syntaxe.

Sa carrière est ponctuée de prix et d’honneurs, autant en recherche qu’en pédagogie, en plus d’avoir compté plusieurs fonctions administratives de premier plan comme directeur des cycles supérieurs et directeur des programmes de premier cycle au Département d’études françaises (1997-2001), et principal remplaçant et vice-président académique de St. Michael’s College (2007-2008). En 2010, il est nommé recteur de New College de l’Université de Toronto, poste qu’il occupera jusqu’en 2017. Ces sept années sont considérées comme étant une période pendant laquelle le collège connaît une prospérité extraordinaire. À la fin de son mandat, Yves et Diane ont institué une bourse d’études en linguistique décernée chaque année à un.e étudiant.e de New College en fonction de ses besoins financiers ou de son mérite scolaire. Yves a su non seulement trouver sa place dans un tel poste, mais également laisser sa marque bien personnelle, comme il réussit à le faire dans ses différentes fonctions tout au long de sa carrière.

Son engagement en recherche a toujours été étroitement lié à la formation de ses étudiant.e.s. Parmi ses tout premiers projets de recherche subventionnés, le Groupe de Recherche en Dialectologie Comparative (1991-1994) fut un projet pionnier en sciences humaines au Canada anglais pour l’accent mis sur le rôle des étudiant.e.s. Grâce à ses nombreux projets en variation syntaxique et en acquisition, ainsi qu’aux prestigieuses subventions de recherche qu’il réussit à obtenir, il a influencé plus d’une génération d’étudiant.e.s aux cycles supérieurs, en les encourageant à participer à des colloques, en leur présentant des chercheurs et chercheuses de renom, et en leur offrant une occasion de s’épanouir chacun.e à sa façon. Le nombre extraordinaire d’articles rédigés et de communications données avec ses étudiant.e.s, sur des sujets assez divers, témoigne du niveau de son professionnalisme, de sa vision, mais surtout de sa générosité et de son ouverture d’esprit ; sa bio-bibliographie, publiée à la suite de cette introduction, en donne un aperçu. Son engagement en enseignement et en mentorat est évident lorsque l’on compte que Yves a dirigé ou codirigé 69 étudiant.e.s de maitrise et de doctorat et stagiaires postdoctoraux provenant de différents domaines de la linguistique. D’ailleurs, presque la moitié des auteur.e.s ayant contribué au présent numéro sont de ses ancien.ne.s étudiant.e.s. Parmi eux.elles, bon nombre ont assisté ou participé à l’Atelier Bilingue de Linguistique Théorique/Bilingual Workshop in Theoretical Linguistics (ABLT/BWTL), conférence annuelle conçue par Yves où les chercheurs et chercheuses, autant établi.e.s qu’étudiant.e.s, se retrouvèrent de 1997 jusqu’à 2017 pour présenter leurs travaux en cours.

Yves Roberge est un de ces rares chercheurs qui fut en mesure de faire des contributions exceptionnelles dans les trois composantes de la carrière académique : en recherche, en enseignement, mais aussi dans les services aux collectivités. En 2015, l’Association canadienne de linguistique (ACL) lui remet le prix national d’excellence pour son leadership ainsi que pour ses contributions éminentes et novatrices à la recherche en sciences du langage.

En terminant, nous tenons à souligner le fait que de publier ce numéro spécial pour Yves ne fut pas un trop grand défi : tous.tes les contributeurs et contributrices ont sauté à pieds joints dans le projet, et il ne fut pas difficile de recruter les évaluateurs et évaluatrices non plus. Yves est un chercheur hors pair, nous l’avons déjà souligné, mais il est aussi et surtout une personne qui inspire le respect, et vers qui énormément de collègues se sont tourné.e.s à travers les années. La Tabula Gratulatoria publiée en ces pages était nécessaire, puisque, comme nous deux, éditrices de ce numéro spécial, beaucoup de gens tenaient à rendre hommage à Yves. Nous espérons bien humblement que ce numéro soit à la hauteur de l’influence qu’Yves a pu avoir sur son domaine et sur ses pairs. Bonne retraite, Yves.

La syntaxe des éléments non prononcés – la transitivité – la complexité

Bien que les intérêts de recherche d’Yves Roberge soient vastes, le fil conducteur qui caractérise son oeuvre, des tout débuts jusqu’à présent, est clairement la syntaxe de la variation, surtout en ce qui concerne les arguments nuls. Depuis sa thèse doctorale, qui portait surtout sur le problème du statut morphosyntaxique du sujet clitique en français, ses intérêts s’étendent au problème sans doute plus complexe de l’omission de l’objet : les possibilités – beaucoup plus larges qu’on l’aurait pensé –, les limites, l’acquisition et les conditions qui le légitiment – voir surtout Massam et Roberge (1989) ; Cummins et Roberge (2005) ; Pérez-Leroux et al. (2008, 2020). Sur le plan théorique, Yves remet en question le courant dominant du problème de l’objet verbal. À l’encontre de l’approche essentiellement lexicaliste, il propose, s’inspirant du travail de Hale et Keyser (2002) sur les inergatifs, qu’une position structurale du complément soit nécessaire pour tout syntagme verbal (SV) bien formé : the Transitivity Requirement. Cette proposition suppose donc, d’un point de vue acquisitionnel, que la tâche de l’enfant ne soit pas d’apprendre qu’un verbe donné peut apparaître avec un objet ou non, mais plutôt d’apprendre les conditions sous lesquelles son objet se manifeste ouvertement ainsi que les mécanismes en jeu pour le récupérer lorsqu’il n’est pas prononcé. Cette hypothèse est testée et défendue de façon experte dans Pérez-Leroux et al. (2020). La transitivité obligatoire est un outil utile dans une approche descriptive, mais Yves ferait remarquer qu’il n’a pas encore de valeur explicative – tout comme le Principe de Projection Étendue (« Extended Projection Principle » ou EPP), d’ailleurs, dont les parallèles avec la transitivité obligatoire sont bien évidents. Yves n’a jamais eu peur de s’attaquer à des aspects majeurs de la syntaxe du français, souvent en apportant une note discordante par rapport aux propositions ambiantes, et il l’a toujours fait avec une originalité et une rigueur qui lui sont propres.

Depuis son initiation à la linguistique au cégep, donc, Yves ne se lasse pas de la syntaxe ni de l’acquisition. Pour rendre compte de la variation qui semble défier une analyse unifiée, son approche, foncièrement syntaxique mais qui souligne le juste rôle des autres modules de la grammaire, voire des facteurs non linguistiques, lui permet de proposer des interprétations élégantes, auxquelles il est facile d’adhérer.

Et maintenant ? Avec Ana Teresa Pérez-Leroux, une collaboratrice de longue date, Yves aborde un nouveau projet et un nouveau problème : la contribution d’une perspective d’acquisition aux débats actuels sur la complexité et la récursion. Homme aux multiples intérêts, Yves aura certainement plus de temps pour les poursuivre, mais il semble qu’il n’ait pas l’intention d’abandonner la recherche, au grand plaisir de ses collègues de linguistique française et romane.

Présentation du recueil

Les contributions qui composent ce volume s’organisent selon l’ordre alphabétique des auteur.e.s et non par thème, comme le lecteur s’y attendrait, car nous estimons que les sujets sont tous trop étroitement liés pour imposer des sections thématiques distinctes. Cependant, il nous semble plus naturel de les présenter ci-dessous selon certains thèmes communs.

Julie Auger (Université de Montréal) obtint son doctorat de l’Université de Pennsylvanie en 1994 avec une thèse portant sur le redoublement des clitiques sujets en français, et Yves siégea sur son comité de thèse. Son présent article, une analyse de trois pronoms clitiques neutres sujets en picard (surtout du Vimeu), a, ch’ et une forme nulle, trouve sa source dans son travail doctoral et reprend justement des thèmes classiques en linguistique française. L’étude expose la distribution complémentaire syntaxique entre a/Ø (conditionnés phonologiquement) et ch’ ; il s’avère que la nature du prédicat conditionne la forme du clitique sujet neutre. A/Ø se trouve avant les prédicats adjectivaux, verbaux et adverbiaux tandis que ch’ apparaît dans tous les autres contextes (prédicats nominaux, prépositionnels, propositionnels…). L’auteure relie ces faits aux façons diverses mais systématiques dont les langues marquent les différents types de prédicats (souvent une distinction entre les prédicats nominaux et les autres types de prédicats) et note que seul le picard parmi les variétés gallo-romanes semble présenter une telle distinction syntaxique et une telle innovation morphosyntaxique d’ailleurs (soigneusement décrites dans l’étude). La propriété formelle qui détermine la distribution des deux pronoms neutres reste à être définie, mais cette étude met déjà en évidence la contribution de telles données aux plus grandes questions en linguistique formelle.

Dans la même veine empirique, Mireille Tremblay (Université de Montréal) aborde la variation dans le système pronominal du pluriel gallo-roman. Son article propose une analyse élégante de diverses stratégies pour sanctionner les constructions partitives pronominales dans trois variétés du gallo-roman : le français normé, le français québécois et le picard. L’analyse du morphème autres est particulièrement importante pour la typologie des pronoms, car elle démontre que, bien que les trois variétés présentent des séquences semblables comme nous autres/vous autres/eux autres, il s’agit de trois grammaires distinctes. En picard, par exemple, autes « autres » est devenu suffixe nominal à mettre en parallèle avec les pronoms pluriels de l’espagnol comme nosotros (complexe pourtant grammaticalisé), car les deux sont les têtes nominales marquées pour le nombre, et à mettre en contraste avec autres en français normé et en français québécois. L’auteure, alors étudiante d’Anna Maria Di Sciullo à UQAM au deuxième cycle, a fait la connaissance d’Yves en 1986-1987 lorsqu’il fut à Montréal en tant que postdoctorant. Par la suite, les grands projets de recherche dirigés par Anna Maria Di Sciullo, dans lesquels tous les deux collaborèrent, engendrèrent l’amitié et le respect mutuel soudés par leur intérêt commun pour la linguistique française.

Nicole Rosen (Université du Manitoba), ancienne étudiante d’Yves au deuxième cycle et sa co-autrice (Roberge et Rosen 1999), propose un état des lieux du système double de genre grammatical en mitchif, mettant donc de l’avant les données provenant d’une langue abritée des pressions normatives et rappelant ainsi les articles d’Auger et de Tremblay dans ce même volume, ainsi que les travaux d’Yves lui-même. Son article souligne la variabilité dans l’expression du genre – celle basée sur le sexe aussi bien que celle basée sur le contraste animé/non-animé – afin de remettre en cause le point de vue largement admis que la variabilité signale des erreurs de production et donc un déficit grammatical. Au contraire, la nature des données et des locuteurs et locutrices milite pour une analyse selon laquelle il existe de la variation conditionnée dans l’expression du genre, ce qui soulève la question de savoir si une telle approche rendrait mieux compte de la grammaire du genre plus généralement.

La contribution de Richard Kayne (New York University), examinateur externe à la soutenance de thèse d’Yves, porte sur l’effacement/le silence, ciblant le type d’élément nul qui n’a pas d’antécédent, en s’appuyant surtout sur des données provenant de l’anglais. Il conclut qu’une analyse qui présuppose la présence de tels éléments, parfois de nature clairement fonctionnelle, parfois beaucoup moins, est supérieure à celle qui ne la présuppose pas, dans le sens où l’interprétation découle directement de la composante syntaxique. Sa discussion de la possession inaliénable en termes de la présence d’un élément au sens de TOKEN OF rend compte de plusieurs données jusqu’ici très peu comprises, et lie certains exemples de possession inaliénable à d’autres phénomènes d’effacement, comme le lien entre une personne et « sa copie » lorsqu’il y a présence d’un pronom réflexif (himself, v. Jackendoff 1992), ainsi que des phrases dont le référent unique peut à la fois être concret et abstrait (comme book, qui peut à la fois être un objet et un élément qui implique un processus d’écriture).

Anna Maria Di Sciullo (Université du Québec à Montréal), chercheuse qui eut une forte influence sur les diverses voies de recherche que Yves a prises dans sa carrière, propose un article portant également sur les éléments non-prononcés. L’étude soutient que les noms simples coordonnés tels que café theatre et salt and pepper ont la même structure syntaxique étendue et ne diffèrent que dans le lexème qui réalise la tête fonctionnelle conjonctive, qui met les deux SD en relation, et la valeur du trait de l’opérateur de coordination, tête d’une projection supérieure. Dans le cas du composé anglais café theatre, la conjonction nulle se déplace à la position de l’opérateur intersectif produisant ainsi la dénotation d’un lieu qui a certaines propriétés d’un café et certaines propriétés d’un théâtre, mais qui n’est ni un café per se ni un théâtre proprement dit. En revanche, la conjonction and du composé salt and pepper s’associe à l’opérateur de groupe, qui attribue au composé la dénotation d’une entité complexe, celle du groupe formé par le sel et le poivre. Une telle analyse unificatrice soutiendrait l’explication générative de l’émergence rapide du langage chez l’enfant même en l’absence de certains éléments sémantiques manifestes, comme la conjonction intersective en anglais discutée dans le présent article.

L’article de Ileana Paul (Université Western Ontario) et Diane Massam (Université de Toronto), intitulé « Une recette pour des arguments nuls », est un clin d’oeil à l’article bien connu « Recipe context null objects in English » (Massam et Roberge 1989) dans lequel les auteurs offraient une analyse du fait que les objets nuls définis s’effacent facilement dans les recettes alors que de telles omissions ne sont pas légitimées en dehors de ce registre ; par exemple, Cut __ finely, before adding __ to potato mixture. Ileana Paul connut Yves au sein de l’Association canadienne de linguistique à la fin des années 2000, années pendant lesquelles fut lancé le Prix national d’excellence (National Achievement Award), alors que Diane Massam bien sûr ne compte plus les collaborations avec Yves depuis la fin des années 80. Dans le présent article, Paul et Massam examinent des exemples de recettes dans deux langues austronésiennes, le niuéen et le malgache, afin de définir les propriétés syntaxiques qui légitiment le patient nul ainsi que l’agent nul (ce dernier étant moins discuté dans la littérature) et de déterminer le juste rôle de la fonction ou de la grammaire dans l’omission de ces arguments. Les auteures montrent qu’aucune règle spécifique au registre des recettes n’est nécessaire ; les arguments nuls sont admis grâce aux propriétés déjà bien connues dans chaque langue. Une telle variation interlinguistique permet de conclure qu’il n’y a ni propriété fonctionnelle ni propriété pragmatique qui ne légitime l’omission des arguments dans les contextes de recette. Bien que la pragmatique de ce registre favorise les agents nuls et les patients nuls, chaque langue exploite ses propres moyens grammaticaux pour les omettre.

La contribution de Michelle Troberg (Université de Toronto), ancienne étudiante d’Yves au troisième cycle (PhD, 2008) et sa co-autrice dans plusieurs publications, porte également sur les arguments nuls. Elle propose une nouvelle analyse des prépositions françaises à la lumière du SP éclaté et la distribution des prépositions orphelines. L’importance des prépositions orphelines à l’analyse revient au contenu lexical qui légitime l’argument nul. L’auteure conclut qu’il existe trois catégories de préposition : les prépositions fonctionnelles (de la catégorie p) qui ne légitiment aucun complément nul (à, de, en, par, dans, sur, sous, hors (de) vers, via, parmi), les prépositions lexicales (de la catégorie P) qui légitiment les arguments nuls mais de façon idiosyncratique (avec, après, contre, etc.), et les prépositions composées d’un élément nominal faiblement référentiel (côté, face, pied, devant, etc.) qui en admettent facilement un. En s’appuyant sur la discussion de la légitimation des arguments nuls dans Roberge (2012) et des corrélations entre l’argument nul du verbe et celui de la préposition, elle propose une analyse unifiée de divers usages des prépositions.

David Heap (Université Western Ontario) et Adriana Soto-Corominas (Universitat Internacional de Catalunya) s’intéressent à la langue catalane, plus spécifiquement à l’acquisition de certains clitiques par les enfants de langue maternelle. David Heap fait partie de la première cohorte d’étudiant.e.s de maitrise supervisé.e.s par Yves (MA de l’Université de Toronto, 1990) et obtint son doctorat en 1997. Il fut aussi collaborateur avec Yves à plusieurs reprises (voir 1992, 2002). Adriana Soto-Corominas obtint son doctorat de l’Université Western Ontario en 2018, pour lequel David Heap et Ana Pérez-Leroux agirent comme membres du jury de thèse. Heap et Soto-Corominas offrent une analyse des cas de remplacement des clitiques obliques par les enfants de quatre à huit ans, un phénomène bien attesté et démontré, entre autres dans Soto-Corominas (2018). Leur analyse se base sur la Géométrie des traits : ils proposent que c’est une contrainte de complexité morphologique qui est à la base du remplacement des clitiques obliques, jumelée à un effet de fréquence qui explique le remplacement de hi par en. Leur article montre bien la systématicité du phénomène de remplacement des clitiques obliques par les enfants catalans.

L’article de Ailís Cournane (New York University) et de Sandrine Tailleur (Université du Québec à Chicoutimi) s’intéresse à l’acquisition de la syntaxe par des enfants francophones. Yves fut quelqu’un de très influent dans la carrière de ces deux chercheuses, puisqu’il fut le directeur de thèse de Sandrine Tailleur, qui obtint son doctorat en 2013, et il siégea sur le comité de thèse d’Ailís Cournane (PhD, 2015). Leur article traite de l’acquisition de la modalité épistémique chez les enfants francophones, et du lien possible entre ordre d’acquisition et complexité syntaxique. Elles démontrent que les enfants francophones produisent, comme les enfants anglophones et serbo-croates, les ordres d’acquisition suivants : pour les éléments modaux, l’interprétation radicale vient avant l’interprétation épistémique ; et pour les éléments épistémiques, les adverbes sont produits avant les verbes modaux.

L’article de Ana Teresa Pérez-Leroux, collègue de Yves à l’Université de Toronto et collaboratrice avec qui il développa plusieurs projets de recherche majeurs, défend une approche représentationnelle à l’omission des objets dans la grammaire émergente des enfants, point de vue théorique exposé pendant l’étroite collaboration de longue date avec Yves. La présente étude se base sur les phrases négatives avec un objet nul pour montrer que les enfants anglophones monolingues de quatre à cinq ans acceptent voire préfèrent l’interprétation anaphorique de l’objet nul (Johnny’s mom made him a sandwich, but he is not eating Ø) mais rejettent presque catégoriquement le même sens lorsque la phrase contient un item de polarité négative (… but he is not eating anything). Ces résultats écartent la question méthodologique des inférences involontaires, présentent un argument incontournable pour l’approche représentationnelle et remettent ainsi en question l’idée que l’omission de l’objet en langage enfantin découle d’un déficit acquisitionnel lié à l’habileté langagière limitée de jeunes enfants.

Yves Roberge

Photo : Siri Hansen

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Yves Roberge à l’époque des Nordiques

Photo : Diane Massam

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