Résumés
Résumé
Par la participation observante durant plusieurs années de ce qui se dit et se fait dans des cours de yoga, cet article montre les rapports sociaux construits par des femmes de différentes classes sociales qui pratiquent une même activité, mais ne partagent pas les mêmes valeurs. Examiner comment égalité et coopération sont mobilisées dans les manières d’être d’élèves yogis permet de montrer que ces valeurs restent au coeur des cultures populaires et de distinguer deux groupes : les mutualistes, héritières de ces cultures, qui assument leurs origines sociales, et les compétitrices, individualistes, qui plagient les catégories supérieures. La transmission des éthos de classe n’opère pas systématiquement terme à terme.
Mots-clés :
- Classes sociales,
- culture populaire,
- syncrétisme,
- yoga,
- genre,
- conscience
Corps de l’article
« En ces zones germinatives, où les classes populaires ont de tout temps conquis et défendu, à défaut de leur autonomie politique, ce qu’elles pouvaient ou trouvaient à garder d’autonomie culturelle : entendons la capacité de s’approprier minimalement leurs conditions de survie, et si possible de vie. Mieux de les viabiliser (via comme vie, via comme chemin) sur les routes obligées du destin de classe et ce qui pourrait à l’occasion s’y ouvrir en chemins de traverse... »
Verret, 1995, pp. 162-163
Introduction : du jeu dans les relations socioculturelles
La sociologie, est-ce un métier ou un état? Fait-on de la sociologie ou est-on sociologue? Peut-on trouver sur un terrain improbable des réponses aux questions que se pose la sociologie et qui se posent à elle?
Comment faire quand la plupart des rencontres sur le terrain sont contingentes, non prévisibles, qu’elles relèvent à la fois de la vie personnelle et de la méthode d’investigation et que c’est d’elles que dépend la constitution même de l’objet d’enquête? »
Cefaï & Costey, 2009, pp. 20-21
Accepter cette contingence permet quelquefois d’approfondir certains enjeux importants de la recherche en sciences sociales. Il s’agit dans ce texte de poser la question de l’autonomie culturelle des classes populaires : se manifesterait-elle en prenant le chemin de traverse des cours de yoga? Faire son profit de la contingence suppose de suivre la démarche ethnographique au jour le jour, sans chercher à distinguer a priori l’essentiel de l’accessoire, « les causes » des « effets ».
Les sociologues ne sont pas interchangeables, ils n’ont pas tous les mêmes vies personnelles, ils ne doivent pas tous mener la même guerre contre eux-mêmes pour parvenir à atteindre une rupture épistémologique ou une neutralité axiologique. Mais tous les sociologues francophones mènent une bataille contre leur langue, contre ces mots dont nous avons besoin pour penser. Pour les questions qui nous occupent ici, des associations de mots sont problématiques, polysémiques : classes sociales et cultures populaires. Nombreux sont ceux qui s’interrogent sur la peur du déclassement des classes moyennes. Mais où commencent et où finissent ces classes? Quels sont les nouveaux contours des classes populaires? Définir le populaire pose autant de problèmes que de préciser ce qu’on entend par culture. Pour sortir de cette ornière, partons du postulat de Hall :
Ce qui compte, ce ne sont pas les objets culturels intrinsèquement ou historiquement figés, mais l’état du jeu des relations culturelles – pour le dire plus simplement, voire de manière simpliste, la lutte de classes dans et pour la culture
Hall, 2008, p. 123
Le jeu existe-t-il entre les groupes sociaux, entre les individus, ou encore à l’intérieur des individus, dans des variations intra-individuelles? Du jour au lendemain, pour les sciences sociales, par le truchement de la mise en catégories statistiques, les êtres humains, dans toute leur complexité et l’épaisseur de leur vie, sont pensés comme appartenant – dans un ordre croissant vers la légitimité définie par ceux qui classent – aux classes populaires, aux classes moyennes ou aux classes supérieures. Les passages d’une classe à l’autre sont établis par les certifications scolaires et les professions exercées. En revanche, les classements actuellement mis en oeuvre intègrent peu les pratiques culturelles éclectiques. Ce point doit être souligné du fait des acceptions différentes du terme sociologie critique (De Munck, 2011). En France, la sociologie de la culture est marquée par les travaux de Pierre Bourdieu et, donc, les théories de la légitimité culturelle, de la domination, de la distinction, le tout surdéterminé par la sélection et les titres scolaires. La culture au sens anthropologique est abandonnée aux ethnologues, aux folkloristes, aux ruralistes. Ce sont les « pratiques culturelles », cette catégorie administrative définie par le ministère de la Culture, qui mobilisent la sociologie, y compris lorsque celle-ci se veut critique. D’autres traditions intègrent les cultural studies ou les acquis de l’École de Francfort. Le statut et la valeur des cultures populaires varient donc du tout au tout suivant les références de l’individu qui en parle. Comme l’a écrit Bourdieu : « Classeurs classés par leurs classements, les sujets sociaux se distinguent par la distinction qu’ils opèrent […] » (Bourdieu, 1979, couverture 4). Découvrir et montrer que l’on peut parler d’une autonomie culturelle des classes populaires revêt donc une portée critique, en contestant les théories de la légitimité culturelle.
Depuis de nombreuses années, et sans songer le moins du monde à en faire un objet d’étude, nous suivons des cours de yoga. Cette pratique tend à se démocratiser, mais reste considérée comme réservée aux élites. En arrivant, en 2003, dans l’ouest de la France, un secteur géopolitique qui défend une forte identité régionale, nous découvrions une certaine façon d’enseigner cette discipline et les modes de vie des élèves dans lesquels entraient de nombreux échanges entre zone rurale et zone urbaine – l’agglomération compte 200 000 personnes. La professeure dont nous suivons les cours offre son enseignement dans plusieurs communes, et les élèves ont la possibilité de se rendre là où elles le souhaitent, selon leurs contraintes hebdomadaires, entre ville et campagne. En parlant des élèves, nous emploierons le féminin, car nous n’avons croisé que très rarement un homme dans un cours ou un autre au fil des années. Nos propos concernent donc très largement le public féminin.
Nous avons suivi ces cours en zone rurale durant trois ans, à raison d’un cours par semaine dans une machinale observation flottante (Pétonnet, 1982), et réalisé que ceux-ci permettaient cette mixité sociale envisagée par une partie de la classe politique comme réponse aux révoltes sociales et aux émeutes qui font régulièrement la une des médias et ont amené l’instauration de l’état d’urgence en France à l’automne 2005. À partir de 2006, nous avons entrepris de faire des observations rigoureuses sur les différentes manières d’être qui se révélaient au travers de cette pratique culturelle en considérant que les pratiques de sociabilité informent sur « la dialectique de la lutte culturelle » (Hall, 2008, p. 121). Nous avons tenu régulièrement un journal d’enquête. Le fait de nous astreindre à revisionner le « film » des séances, temps de vestiaire compris, permet d’établir par la répétition des faits, des gestes, des expressions et des mimiques un portrait de groupe. L’écriture permet, suivant la tradition des ethnographes, de s’interroger sur la position de l’observateur. Nous étions dans une situation comparable à celle que Whyte décrit dans sa célèbre postface à Street CornerSociety (Whyte, 1943/2002) : nous avions non la structure sociale d’un quartier inscrite dans une partie de bowling sous les yeux, mais la mise en scène, dans la vie quotidienne, de rapports sociaux « tels qu’ils sont – et non répartis à priori par grandes institutions (parenté, économie, religion) » (Fabre, 1986). Observer cette pratique culturelle nous a permis de vérifier ce qu’il en était, de nos jours, de l’existence d’une culture populaire dont les caractéristiques ont été décrites à partir des années 50 par la sociologie des classes populaires[2].
Claudine, la professeure, lance régulièrement des campagnes de publicité qui montrent que ses cours sont ouverts à tous. Elle utilise des illustrations enfantines et évite soigneusement d’utiliser un vocabulaire ésotérique. Elle a le souci de rendre cette pratique accessible au plus grand nombre, car elle est convaincue qu’une société gagne en cohésion quand ses membres se connaissent et se reconnaissent. Elle est aussi pragmatique : loin des métropoles, les classes supérieures sont peu nombreuses. Pour pouvoir vivre de son activité, elle doit trouver des élèves dans tous les groupes sociaux. De notre côté, notre trajectoire biographique nous permet d’être aisément le caméléon souhaité par la posture d’enquête ethnographique. Nos diverses socialisations nous permettent de côtoyer dans la vie quotidienne – dans la familiarité – des gens de classes populaires, de classes moyennes et de classes supérieures. Nous avons ainsi eu, à maintes reprises, l’occasion de mesurer la porosité des frontières de la classification.
Nous n’avons pas interviewé les élèves du cours de yoga pour savoir ce qu’elles pensaient de la mixité sociale. Nous avons utilisé la ficelle de Becker qui propose de s’intéresser avant tout au « comment » (Becker, 2002). De fait, nous n’avons posé aucune question lors de cette recherche, en dehors des questions qui permettaient de maintenir un échange ordinaire avec la professeure et les groupes. Nous avons décidé de noter scrupuleusement les faits et propos qui se rapportaient aux manières de dire et de faire (de Certeau, 1980), aux manières d’être. Raconter, c’est procéder à la façon de Richard Hoggart, c’est réfléchir en décrivant (Passeron, 1999). En traduisant Richard Hoggart dès 1970, Jean-Claude Passeron et Claude Grignon ont favorisé le rapprochement entre la sociologie inductive et la sociologie critique. Avec Le savant et le populaire (Grignon & Passeron, 1989), ils ont repris les travaux sur l’autonomie des cultures populaires et contesté la théorie de la légitimité culturelle, donc aussi de la domination.
Un cours réunit des « débutantes » et des « anciennes », selon les termes employés par la professeure. Il ne faut aucune compétence particulière pour s’inscrire. La professeure, comme les élèves, accumule des renseignements sur les unes et les autres au fil des séances et des conversations généralement anodines. Nous n’avons pas déclaré formellement que nous prenions des notes à l’issue des cours, mais nous avons répondu honnêtement aux questions posées par la professeure ou des élèves sur notre activité professionnelle. À partir du moment où nous étions reconnue comme la sociologue du cours, il a semblé normal à toutes que nous prêtions attention à des actes ou paroles. Nous sommes aussi régulièrement interrogée sur des faits d’actualité par la professeure ou des élèves qui estiment que le service public de diffusion des connaissances ne doit pas s’arrêter aux portes de l’université. Cet article respecte les droits culturels de chacune et préserve leur anonymat, les analyses proposées ne peuvent nuire à quiconque. Au cours d’une année durant laquelle nous sommes allée indifféremment à ses cours en zone rurale et en ville, Claudine a expliqué sur le ton de la plaisanterie à ses élèves de zone rurale qui s’étonnaient de notre présence, sachant que nous vivons en ville : « Elle est sociologue, elle vient faire une étude chez les ploucs. » Présentation accueillie par un rire général.
Les élèves qui prennent le plus souvent la parole mobilisent la célèbre opposition mise en scène par Richard Hoggart, « Eux » et « Nous ». Claudine raconte de nombreuses anecdotes durant ses cours. Ces récits sont commentés par des élèves au franc-parler, caractéristique des classes populaires, qui se définissent, en usant de l’autodérision, comme des « ploucs » par opposition aux élèves de la zone urbaine qualifiées de « bourgeoises ». Les ploucs descendent de la petite paysannerie, et le terme a longtemps été injurieux, stigmatisant. Mais entre luttes régionalistes et luttes écologistes, le stigmate est devenu emblème. Les ploucs revendiquent leur authenticité contre l’arrogance et la cupidité des gens de la ville.
La professeure estime l’ensemble de sa clientèle entre 70 et 80 personnes. Le mot clientèle est le nôtre, non le sien, elle parle toujours de ses élèves et évite de parler de la partie commerciale de son activité. Nous ne connaissons pas l’ensemble des professions exercées par ses élèves, mais nous avons répertorié une dizaine d’infirmières, cinq aides-soignantes, une laborantine, une comptable, des employées de banque ou de services publics, des commerçantes, une coiffeuse, des diplômées en génie civil, des étudiantes, une documentaliste, des vendeuses, une agricultrice, cinq enseignantes, trois comédiennes, une ingénieure et une agente d’entretien. Les âges vont de 20 à 80 ans.
L’enseignante se défend vivement de faire de la gymnastique. Elle explique que suivre son cours, c’est prendre le risque que la libération de tensions corporelles libère également des tensions émotionnelles, et ce, dans une pratique collective. Il est essentiel d’accepter de travailler à deux, parfois à trois, répète-t-elle. Il faut accepter d’être touchée et de toucher le corps des autres. Cette information écarte immédiatement un grand nombre d’élèves aspirantes. En mobilisant ses compétences de sociologue spontanée et en analysant les échanges qu’elle a généralement au téléphone, la professeure affirme que ce sont les catégories supérieures, en quête d’informations, qui refusent le plus systématiquement de suivre un cours à l’essai quand elle annonce qu’il ne s’agit pas de pratique individuelle. Ce sont donc les pratiques exigées par l’activité elle-même qui permettent de tenter une analyse de la constitution sociale des affects (Passeron, 1999) en observant les pratiques culturelles des élèves.
En admettant la définition ordinaire du terme affect – impression élémentaire d’attraction ou de répulsion qui est à la base de l’affectivité –, nous avons tenté de comprendre comment se négociait la participation des unes et des autres à ces cours, en nouant quels types d’alliances. Nous avons observé à chaque séance comment les élèves se positionnaient dans l’espace physique afin de se retrouver avec la partenaire pressentie. Nous avons également observé les changements de groupe, et noté les explications données par les participantes pour expliquer le passage du cours du jeudi à celui du mercredi, de celui du mardi à celui du vendredi, etc. Cours après cours, les mêmes scènes se répètent, chacune tente de trouver des alter ego. Des connivences se créent silencieusement, des groupes se forment, les clivages socioculturels se révèlent.
1. Mixité sexuelle
Examinons d’abord ce qu’il en est de la mixité sexuelle. Les hommes sont très rares, dans les cours, mais ils sont parfois présents dans les conversations. Ces deux dernières années, il y avait un élève régulier en ville, un trentenaire, et un autre en espace rural, un retraité. Quand l’enseignante lance des consignes, on peut entendre que ses discours s’adressent en priorité à des femmes : « on respire à la hauteur de l’agrafe du soutien-gorge ». Quand un homme est présent, elle ne prend pas le temps de commenter sa consigne, elle enchaîne, et l’homme présent ne dit rien non plus. La question de la présence des hommes est parfois commentée, mais seulement dans des cours exclusivement féminins. La présence masculine est convoquée au passé : quelqu’une se souvient d’un incident soulignant que les différences de poids ou de taille compliquent la réalisation d’exercices en commun.
L’enseignante reprend le même cours toute la semaine. L’une des postures de la semaine voulait que la tête d’une élève se retrouve à la hauteur du pubis de l’autre élève. L’enseignante fait le tour des paires d’élèves, vérifie les postures et constate : « Mince, il va falloir que je change mon cours demain. Je vais avoir un Anglais qui vient essayer. Je ne peux pas lui faire faire ça! » L’une des élèves présentes, qui suit deux cours dans la même semaine, reprend : « Moi, si c’est ça, je ne viens pas demain ou alors, c’est toi qui lui fais faire l’exercice. » L’enseignante entendait ménager un élève potentiel, mais l’habituée voulait que soit ménagé le collectif des élèves femmes. Si certaines disent ouvertement qu’elles ne tiennent pas à la présence d’hommes dans le cours, toutes montrent des réserves au moment de se tourner vers l’élève le plus proche, quand il s’agit d’un homme, pour faire n’importe quel exercice, a remarqué à de nombreuses reprises l’enseignante. Et nombreuses sont les élèves qui reconnaissent, souvent avec humour, appréhender de devoir affronter cette situation, ce qui pose des problèmes à l’enseignante. Elle considère qu’elle ne peut annoncer des cours non mixtes, à moins de préciser que celui-ci est réservé aux femmes enceintes. Elle sait que davantage de femmes que d’hommes sont prêtes à payer pour suivre des cours de yoga, elle sait aussi que la plupart des femmes préfèrent être dans un entre-soi féminin. Mais dans une période où de régulières polémiques surgissent à propos de la réservation d’horaires de piscine pour les femmes, elle pense affirmer sa modernité et son caractère progressiste en affichant la mixité. Elle sait que, de fait, ce sont les comportements des groupes qui, à un moment ou à un autre, excluent les personnes qui sont considérées comme indésirables par la majorité. Le tout sans qu’un mot soit dit aux intéressées, sans qu’une leader donne une consigne, sans qu’il y ait obligatoirement unanimité dans le groupe. Ce refus partagé plus ou moins tacitement de la mixité ne signifie pas pour autant la construction d’une sociabilité féminine dirigée contre les hommes.
Il n’y a pas d’unanimité pour dénoncer les agissements des hommes. Si une élève ou l’enseignante raconte une histoire qui condamne les hommes, il y aura, systématiquement, une élève pour prendre la parole et empêcher que le groupe s’engage dans la dénonciation globale des comportements masculins. Les jeunes femmes des catégories supérieures affirment que les questions d’inégalités ne les ont jamais concernées. Les affirmations des femmes des classes populaires les plus âgées ne sont pas sans rappeler les analyses de Hoggart : « dans l’idéologie populaire, un “bon mariage” est un mariage où les partenaires savent qu’“il faut y mettre du sien” » (Hoggart, 1970, p. 97). Les jeunes femmes des classes populaires sont le plus souvent silencieuses devant les femmes des catégories supérieures, quel que soit leur âge.
Résumons, les jeunes femmes, les 20-35 ans, quel que soit leur groupe social, refusent autant pour les femmes que pour les hommes les jugements collectifs, définitifs. Elles défendent des positions individualistes, portent des appréciations nuancées qui s’inscrivent dans la conscience de la longueur des trajectoires biographiques, des bifurcations. Elles revendiquent le droit aux changements, aux transformations, au cours d’une vie. Elles refusent que les constatations négatives qui réunissent les 40-55 ans au nom de leurs expériences de couple deviennent des prophéties en ce qui les concerne. Mais l’une ou l’autre, au fil du temps, se joindra au choeur, si à son tour elle connaît des déconvenues dans sa vie de couple. Tout ce que nous avons vu et entendu dans ces cours nous laisse penser que lorsqu’elles parlent de couple, il s’agit toujours de couples hétérosexuels. Plus le groupe comprendra les catégories supérieures, moins on parlera de famille. Et moins on parlera de façon générale. Et plus le groupe comprend de professions intermédiaires, notamment celles du soin aux personnes, plus on parlera du travail.
Les femmes plus âgées, retraitées ou proches de l’âge de la retraite, qui disent clairement qu’elles sont des classes populaires, parlent volontiers de leurs histoires de famille dans lesquelles sont donnés à voir des rôles et des statuts qui reprennent ceux décrits par Hoggart (1970), Schwartz (2011), et Young et Willmott (1983) : épouse et mère, les deux rôles se confondent. Les époux sont considérés comme des enfants sur lesquels il faut veiller d’autant plus qu’ils vieillissent. Ces retraitées soulignent aussi la solidarité du couple qui permet de résister aux mauvais coups portés par la vie, selon l’expression de Ginette. Elles ne font jamais d’exposé théorique sur la question de l’égalité hommes-femmes, mais racontent diverses séquences qui montrent cette égalité à l’oeuvre. Non dans la prise en charge des tâches domestiques ou les soins à porter aux enfants ou aux vieillards, mais de l’égalité dans les prises de parole et les prises de position. C’est en s’appuyant sur cette égalité qu’elles peuvent prendre la liberté de venir aux cours de yoga, et ainsi adopter une pratique culturelle dissonante par rapport à leur groupe social d’appartenance (Lahire, 2004).
Quand le cours réunit un groupe réellement mixte socialement, une jeune femme s’indigne, car une veuve bourgeoise regrette de devoir faire face, sans homme, à divers problèmes de bricolage. Professeure de danse, elle rappelle fermement que de plus en plus de femmes bricolent. Elle est approuvée par l’ensemble du groupe : les compétences techniques ne sont pas l’apanage des hommes. Dans un autre cours, également mixte socialement, une jeune femme de classe populaire constate que, pour la naissance de son enfant, elle va devoir changer toute la layette dont elle dispose déjà. Son premier enfant est une fille, elle attend maintenant un garçon, qui ne saurait porter du rose. Personne ne discute cet énoncé. Il nous est impossible de dire si ce postulat, le rose pour les filles, le bleu pour les garçons, est accepté par tout le groupe comme quelque chose que l’on ne veut pas remettre en cause, ou si celles que cette affirmation fait sourire ne veulent pas blesser la mère ou ne souhaitent pas entrer dans la discussion. Devant le silence qui succède à cette déclaration, Claudine donne une nouvelle consigne pour sauver la face de l’élève concernée.
2. Mixité sociale
La mixité sociale existe au hasard des tentatives d’élèves qui cherchent le cours qui leur conviennent ou un groupe où elles retrouveront des semblables, des égales. Quelques élèves tentent par la participation à ces cours de se rapprocher du groupe auquel elles aspirent. La pratique du yoga est alors perçue comme une passerelle entre la classe moyenne et la classe supérieure ou entre la classe populaire et la classe moyenne. Mais très majoritairement, ce qui est recherché est de l’entre-soi : l’entre-soi féminin en premier lieu, puis l’entre-soi social autant que possible.
Il y a des cours silencieux et des cours bruyants, voire très bruyants. Paroles et rires opèrent de véritables lignes de partage. Dans les cours en zone rurale, durant toutes ces années, par les anciennes élèves comme par les nouvelles, nous avons régulièrement entendu la distinction faite par les élèves et Claudine entre « les ploucs » des campagnes et « les bourgeoises » de la ville. Le terme plouc est à comprendre dans une acception plus large que l’appartenance au secteur rural. Les ploucs ne représentent pas les rares professions agricoles, mais les gens des classes populaires vivant dans l’espace rural ou le périurbain. Les ploucs ont un accent régional plus ou moins soutenu, emploient des bretonnismes, selon le terme en usage dans les médias, ce qui signifie que leur français conserve des traces de la structure de la langue régionale. « Les ploucs » rencontrées au fil des cours de yoga ont le sentiment d’être perçues par les Autres comme des inférieures. Mais « les ploucs » retraitées affichent, elles, leur fierté d’appartenir aux classes populaires, elles s’enorgueillissent de posséder les manières d’être propres à leur groupe social.
Ces manières d’être indisposent passablement des élèves qui vivent en secteur rural, exercent des professions intermédiaires et souhaitent, par la pratique du yoga, non pas s’amuser, mais progresser dans l’assouplissement du corps ainsi que dans la maîtrise des émotions. Les survivances des pratiques et manières de faire populaires sont portées par des femmes qui considèrent qu’elles n’ont plus rien à prouver : elles ont réussi leur vie, car leurs enfants ont reçu une bonne formation et ont un emploi stable. Mariés, ils ont des enfants. Elles ont des époux qui ont connu des promotions sociales par leurs activités professionnelles ou leurs engagements militants. Quand elles se racontent, elles incarnent la figure de la mère, figure parfois autoritaire, faisant partie d’un tout : le groupe familial. Les travaux de Sayad nous donnent à voir des femmes qui ont des trajectoires géographiques différentes de celles de ces vendeuses retraitées, blanches, nées en France de parents nés en France. Sayad, en s’intéressant aux enfants de l’immigration algérienne, nous présente des mères qui changent au fil des années et des expériences, prennent de l’assurance, et ressemblent fort à leurs homologues, élèves du cours de yoga (Sayad, 2006). Hoggart avait déjà signalé que les individus qui connaissent les mêmes conditions sociales se reconnaissent au-delà des frontières géopolitiques comme l’a rappelé Passeron :
Hoggart nous fait remarquer à partir d’un souvenir personnel – il a été mobilisé pendant la Deuxième Guerre mondiale – que des ouvriers anglais sous l’uniforme, invités dans une famille populaire napolitaine, s’y étaient trouvés, malgré la barrière linguistique, aussi immédiatement à l’aise dans la gaieté conviviale autour d’un plat de spaghettis vernaculaires que dans les échanges chaleureux de leur home ou du voisinage autour des bières euphoriques d’un pub anglais
Passeron, 1999, pp. 230-231
Il était édifiant d’établir ce constat dans le climat politique du moment. La création d’un ministère de l’Identité nationale et de l’Immigration était dénoncée par une grande partie de la communauté scientifique. Un vif débat était engagé sur la pertinence des concepts d’identité culturelle et d’identité nationale, sur la définition du communautarisme et la montée de l’islamophobie. Neveu, dans son article Les voyages des cultural studies, explique qu’une partie de la défiance envers les cultural studies viendrait du fait que la célébration des identités plurielles serait un défi à l’État de droit pour les personnes qui défendent l’universalisme des valeurs républicaines (Neveu, 2008).
Ces retraitées, représentantes des cultures populaires transnationales, donnent le ton des séances en riant et faisant rire, en parlant de leur famille, en embrassant systématiquement anciennes et nouvelles élèves, en tutoyant tout le monde, en utilisant les prénoms, en commentant les faits divers pour donner leur point de vue sur la marche du monde. Ces manières d’être écartent certaines élèves et en rassurent d’autres, notamment des femmes des classes populaires, plus jeunes, moins assurées, qui trouvent là un groupe devant lequel elles peuvent raconter leurs difficultés professionnelles ou familiales sans crainte.
Laurence peut, dans ce cercle protecteur, raconter ses démêlés avec ses beaux-parents qui lui reprochent d’avoir mis au monde trois filles et donc de les avoir privés de descendance susceptible de perpétuer leur nom de famille. Agente d’entretien, en cours de divorce, surendettée, elle dit aussi sa volonté de garder son pavillon à la campagne tant elle appréhenderait d’aller vivre en ville, là où personne ne se connaît et où chacun est en guerre contre les autres. Laurence peut confier au groupe sa peur que ses filles « tournent mal » sans craindre le mépris, la pitié ou la condescendance du groupe. Les retraitées écoutent et donnent le ton, montrent la voie à suivre en lui conseillant de garder un air bravache pour passer une sale période dont elle finira bien par sortir. Les échanges peuvent aussi être rugueux quand deux générations s’affrontent dans le franc-parler propre aux classes populaires. « Tu la veux, ma lombalgie? » dira l’aide-soignante, mère d’enfants en bas âge, à la grand-mère, vendeuse retraitée, qui plaisantait : « Allez, arrête ton cinéma, on sait bien que tu n’as pas envie de le faire ce truc! » Plaisanteries qui ne passent pas toujours très bien quand celles qui sont au travail trouvent que les retraitées ne mesurent pas bien les tensions actuelles dans le travail. Mais les mouvements d’humeur et les petites exaspérations sont exprimés sur-le-champ et rapidement oubliés. Un groupe chaleureux, dit l’enseignante, sensible à cette ambiance. Là encore, on peut retrouver les observations de Hoggart : « Le sentiment de chaude appartenance au groupe exerce une emprise profonde et se fait encore sentir chez des individus qui ont cessé, économiquement ou géographiquement, d’appartenir aux classes populaires » (Hoggart, 1970, p. 126). Betty, jeune retraitée anglaise à l’accent cockney, déclarera, dès son premier cours, et avec les quelques mots français qu’elle connaît, qu’elle vit avec un « gars » du légendaire quartier ouvrier de la ville. Très vite, elle dira qu’elle reste dans le groupe où « les filles sont OK ». Il s’agit d’un groupe où la majorité des élèves accepte l’emprise exercée par la culture populaire même si elles ne sont plus professionnellement dans la catégorie.
L’enseignante est bien sûr au centre de ces configurations et joue un rôle déterminant. Elle doit éviter que des conflits surgissent durant les cours. Il faut que les changements de groupe soient discrets, respectent les règles de courtoisie. Claudine est elle-même au centre des tensions qui traversent ses cours : entre le souci des unes d’être dans le divertissement et le souci des autres d’être dans l’enrichissement par la pratique du yoga (Lahire, 2004).
Les retraitées du vendredi ont créé, de fait, un groupe qui met l’accent sur le « divertissement », et c’est l’existence de ce groupe qui permet à l’enseignante de composer avec un autre groupe, situé à l’autre extrémité de l’échelle sociale, qui a créé, en ville, un groupe « enrichissement ». Ce groupe, plus nombreux que le premier, rassemble de vraies bourgeoises et des aspirantes à la promotion sociale, mais il compte aussi des réfractaires qui subissent le fait que l’offre de cours est moindre en ville. Les réfractaires changent de cours dès qu’elles le peuvent. Sans jeu de mots, le groupe « enrichissement » montre des signes extérieurs d’aisance financière : tenues vestimentaires, maquillage, bijoux, sacs, téléphones portables. Cette aisance manifeste met à distance des élèves urbaines, qui se perçoivent comme aussi ploucs que les classes populaires qui vivent en secteur rural. Les manières d’être s’opposent à celles du groupe « divertissement » : refus poli ou évitement du tutoiement, des embrassades, de commenter les faits divers. Il s’agit pour ce groupe de manifester son intérêt intellectuel pour la pratique, de s’approprier un « territoire du soi » (Goffman, 1973) avec l’usage d’un tapis personnel, de rester sérieuse en toutes circonstances, d’éviter de parler de soi, de montrer son agacement devant la familiarité, d’être capable d’annoncer ses attentes à la professeure.
Sur les huit cours proposés dans la semaine, ces deux groupes qui représentent les deux pôles les plus opposés occupent deux créneaux. Restent donc six créneaux dans lesquels se répartit la grande majorité des élèves. Celles-ci, pour la plupart, travaillent ou ont travaillé. Ce groupe majoritaire balance entre divertissement et enrichissement. Il est composé d’élèves qui refusent à la fois la proximité avec celles qu’elles considèrent comme les représentantes de la bourgeoisie, aux manières hautaines, et avec celles qui bavardent trop, aux manières trop familières. Certaines interactions peuvent devenir déterminantes pour expliquer que l’une ou l’autre préfère changer de groupe. Une timide laborantine nous soufflera ainsi à quel point elle se sent mal à l’aise dans le groupe enrichissement auquel elle est parfois contrainte de se joindre à cause de l’offre limitée en ville. Elle raconte la scène qu’elle a jugée vexatoire : une habituée du groupe enrichissement la salue en arrivant d’un mouvement de tête et se présente en disant son prénom comme si elle ne l’avait pas vue les semaines précédentes. Ce manque d’intérêt, de considération pour les autres, lui semble caractéristique de ce groupe enrichissement, composé, dit-elle, de gens qui ont de l’argent ou des professions qui comptent.
La pratique du yoga exige de prêter attention à ses sensations, d’être à l’écoute de ses sens. Simmel (1981) a souligné les différences entre l’oeil et l’ouïe. Pour qu’une présence soit complète, affirme Simmel, il faut qu’il y ait échange de regards. Ne pas regarder une autre élève, c’est lui signifier que l’on ne souhaite pas la connaître, la reconnaître. L’oeil ne peut pas prendre sans donner – refuser l’échange de regard se voit – mais l’oreille, organe égoïste, se borne à prendre sans donner. Si bien des postures de yoga permettent de s’isoler de la vue – il suffit de fermer les yeux – très rares sont celles qui permettent de supprimer le son. Rires, exclamations, commentaires, déclarations émaillent les cours. Mais les moments où les élèves et la professeure s’exposent le plus sont les temps de vestiaire. Aussi, les élèves désireuses de se tenir le plus à l’écart du groupe arrivent-elles en tenue de sport ce qui leur permet d’arriver et de repartir sans avoir à sacrifier au respect des règles de sociabilité. Durant ces temps, chacune peut associer le son et l’image. Par les échanges de regards se créent des complicités silencieuses.
Les cours sont organisés en suivant le calendrier scolaire. Aux vacances de Noël, les groupes sont stabilisés, ce qui signifie que chaque élève a trouvé sa place au sein d’un groupe de pairs. Si des sociologues distinguent anciennes classes moyennes supérieures et nouvelles classes moyennes intermédiaires, le commun des élèves ne fait pas cette distinction (Chauvel, 2006). Chacune s’accorderait sans doute à approuver Isabelle, une enseignante, qui dira, en riant : « Dans les cours de Claudine, il y a les ploucs, les bourgeoises et les filles comme nous. » Ce « nous » ne représente pas le groupe désigné par le « nous » de Hoggart, soit celui des classes populaires. Il représente un sous-ensemble de la nébuleuse classe moyenne. Classe divisée, dans les situations examinées, en deux groupes : « Elles », les bourgeoises et les aspirantes, et « Nous », les filles.
Quand les élèves des cours se classent ou opèrent leurs propres catégorisations, elles ne disposent que rarement de la connaissance des professions exercées. La question de l’appartenance professionnelle, quand elle est posée, ne l’est qu’une fois les groupes stabilisés. Ce qui signifie que « les filles » comme les Autres se sont reconnues que par l’observation des manières d’être et par intuition. Ce qui signifie aussi qu’une femme exerçant une profession supérieure, selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), peut être perçue comme une « fille », tandis qu’une autre de profession intermédiaire sera perçue comme une Autre si elle emprunte les manières d’être des « bourgeoises ».
Même s’il s’agit d’une activité de loisirs, le cours de yoga reproduit le cadre scolaire avec une enseignante et des enseignées. Sociologie de l’éducation et sciences de l’éducation s’accordent à constater que l’école en France apprend aux élèves la compétition et non la coopération (Dubet, 2014; Van Zanten, 2012). La compétition induit l’individualisme. Sont considérés comme de mauvais élèves ceux qui jouent le groupe contre l’enseignant. Les élèves yogis de classe moyenne ont probablement été de suffisamment bonnes élèves pour parvenir à obtenir les diplômes nécessaires à l’exercice de leur métier. Elles ont su se montrer disciplinées. Il est difficile de savoir comment elles se comportaient à l’école, mais il est aisé de constater les différences d’attitudes des unes et des autres durant les cours de yoga. Quand l’enseignante demande qu’une élève vienne montrer au groupe une posture, certaines s’exécutent en silence, sans attention pour le groupe. D’autres, au contraire, vérifieront d’un regard que personne ne s’apprêtait à être volontaire. Elles accompagneront leur déplacement d’un commentaire à haute voix, généralement pour se moquer d’elles-mêmes dans leur rôle de bonnes élèves, d’enfants sages. Certaines reproduisent des comportements attendus à l’école, en classe, et suivent donc une logique de compétition. Elles manifestent leur bonne volonté, dans une écoute attentive, lorsque l’enseignante se lance dans un exposé conceptuel ou le récit de l’une de ses expériences. Les autres, « les filles », se montrent plus dissipées, bavardent entre elles, plaisantent en jouant le groupe contre l’autorité savante professorale. Cette façon de nommer le groupe « les filles » se retrouve dans des collectifs dans lesquels l’égalité est la valeur cardinale : collectif de lycéennes, d’ouvrières, d’employées, de coéquipières dans le sport. La dénomination « les filles » rassemble les différentes générations. Dans ces collectifs informels, une jeune femme sera désignée « fille » au même titre que la quadragénaire ou la retraitée. Dans le cours de yoga, « les filles » sont dans la coopération. Elles s’entraident et ne cherchent pas à montrer à l’enseignante qu’elles sont les meilleures. Ou, si elles le font, c’est toujours sur le mode de la plaisanterie et de l’autodérision. Elles sont du côté de la cour de récréation où l’on joue entre égales avec ses camarades. Les Autres sont davantage du côté de la salle de classe où il faut briller, seule, devant le tableau et l’autorité scolaire. « Les filles » se comportent en mutualistes et perçoivent les « Autres » comme des compétitrices.
Les compétitrices des classes moyennes adoptent le comportement des « bourgeoises » du groupe enrichissement. Elles disent aussi – mais à voix basse – qu’elles n’ont pas de temps à perdre en bavardage inutile. Elles coupent court aux discussions et montrent leur approbation quand d’autres, plus sûres de leur bon droit, exigent que le cours commence à l’heure. Elles disent vouloir travailler. Le terme travailler est celui de l’enseignante; il n’est jamais repris par le groupe divertissement. La question « alors, on travaille? » n’est employée que par le groupe enrichissement composé de professions libérales et de commerçantes. Si les élèves des classes populaires, « les ploucs », parlent beaucoup de la famille, celles des classes moyennes parlent surtout du travail salarié. Et notamment les mutualistes, qui sont nombreuses à exercer « des missions caractérisées par la centralité des relations humaines » (Pech, 2011, p. 85). Des femmes disent explicitement qu’elles viennent aux cours de yoga pour restaurer leur force de travail. Elles font du yoga pour mieux servir les autres. Pour entretenir un corps qui subit les multiples pressions exercées par le monde du travail. Et des retraitées expriment des regrets quant à l’investissement dans le travail une vie durant d’un époux, maintenant affecté par la maladie, dans l’incapacité de profiter de sa retraite. Époux qui demandent donc aide et assistance à leurs épouses.
L’aisance, en toutes circonstances, des classes supérieures reste une constante. Les moins initiées de cette classe prennent rapidement des postures de repos qui sont autant de postures de yoga. Les débutantes, et parfois même les confirmées, qui ont passé leur enfance en milieux populaires, attendent les consignes suivantes en restant debout les bras ballants ou croisés comme elles le faisaient probablement dans les cours de gymnastique donnés à l’école. De la même manière, les élèves des classes supérieures exécutent des respirations chantantes même s’il s’agit d’un premier cours, tandis que les élèves des classes populaires s’abstiennent durant plusieurs cours, voire restent résolument muettes. Mais ce qui les distingue se joue essentiellement dans la façon dont l’Autre est prise en considération : l’Autre considérée comme un décor, comme le constate l’écrivaine Ernaux (1983) ou l’Autre considérée comme faisant partie de la même humanité que soi.
3. Brassage social et postures sociales
Quand Claudine s’est lancée dans cette activité libérale, elle rêvait de construire des cercles d’échanges avec ses élèves. Elle espérait que la participation à ses cours permettrait à chacune de ses élèves d’agrandir son réseau de sociabilité. Abandonnant, au début des années 1990, un poste de cadre dans un service public qui entamait une profonde mutation, elle souhaitait exercer sa nouvelle profession dans un climat serein, à l’écart des rapports de force qui existent ordinairement dans le monde du travail. Elle pensait conquérir sa propre liberté en s’appuyant sur celle de ses élèves de s’inscrire à ses cours. Elle voulait offrir cette liberté en pratiquant des tarifs qui lui permettent de vivre mais non de s’enrichir, et en faisant savoir qu’elle n’est pas la gouroue d’une secte mystérieuse. Elle savait que le sens commun associe la pratique du yoga aux classes moyennes et supérieures ou à des individus attirés par le mysticisme. Elle n’a jamais cherché à cacher, dans sa petite ville, qu’elle mène une vie ordinaire avec son lot de difficultés et de déconvenues conjugales. Elle imaginait que les images d’une femme abandonnée par son époux, une mère aux prises avec des adolescents turbulents, peuvent être rassurantes. C’est en partant de ses propres difficultés, dans le travail et dans la famille, qu’elle a souhaité ouvrir le cercle des adeptes du yoga en montrant qu’elle était, elle-même, en recherche de sérénité.
Elle a progressivement découvert, au gré des inscriptions et des départs, des changements de groupe et de cours, des exaspérations dites et non dites, que la démocratisation de cette pratique ne va pas de soi. La classe moyenne est majoritaire dans sa clientèle constituée depuis plus de quinze ans; elle se révèle extrêmement complexe et fragmentée. Elle a découvert que pour les plus jeunes, notamment pour les trentenaires et moins, l’activité professionnelle exercée ne dit pas grand-chose du groupe social auquel on se sent appartenir tant la précarité contraint d’accepter des emplois ne correspondant pas obligatoirement à ses qualifications. Elle a compris que chacune de ses élèves peut appartenir à diverses sphères, selon ses activités professionnelles, ses loisirs, mais aussi selon les appartenances de ses proches; compris également que ce n’est pas non plus l’appartenance à une même génération qui fait la cohésion d’un groupe. Dans un monde où règnent les inégalités, peut-on réussir sa vie et réussir dans la vie? se demande une partie des élèves toutes générations confondues tandis qu’une autre partie des élèves estime qu’il est de la liberté de chacune de tenter de conquérir du pouvoir. Les opinions divergent sur la question de savoir s’il s’agit, par la pratique du yoga, de gagner du pouvoir sur sa propre vie, par la maîtrise de ses affects, ou de gagner du pouvoir sur la vie des autres par le contrôle de soi.
3.1 Trois petits cours et puis s’en vont : Yvonne
Plutôt qu’illustrer ces classements, nous nous proposons de restituer, par les trois courts récits qui suivent, des refus d’intégrer les groupes, qui démontrent leur hétérogénéité, l’infinie déclinaison des petites différences et leur modulation selon les diverses séquences biographiques. On verra par ces contre-exemples que les appartenances ne se réduisent pas aux catégories qui les désignent, mais que c’est l’expérience sociale des frictions et des tensions qui est décisive.
Yvonne, agricultrice à la retraite, a, un vendredi, poussé la porte du pavillon de Claudine. Elle ne connaissait pas bien les différences entre gymnastique et yoga, mais avait entendu dire que ces cours faisaient du bien à celles qui avaient mal au dos. Elle avait aussi entendu dire que la dame était gentille, simple. Yvonne est venue à trois cours puis n’est pas revenue. Lassée sans doute de constater le peu d’empressement des autres élèves d’aller vers elle quand il s’agissait de faire des exercices à plusieurs, lassée d’entendre des plaisanteries quand elle annonçait son départ dix minutes avant la fin du cours pour être à l’heure pour préparer le déjeuner de ses fils, restés à la ferme. Yvonne a sans doute compris d’expérience que ses habitus et hexis corporelle de vieille paysanne ne passaient pas auprès des infirmières et aides-soignantes du vendredi qui attendent des autres élèves davantage de souplesse, des odeurs corporelles moins fortes, des façons plus liantes. Ses manières d’être ne passaient pas non plus avec les autres retraitées, filles de paysans, émancipées par des années de travail en ville, qui revendiquent indépendance et liberté, au moins dans l’organisation de la vie quotidienne. La trop timide Yvonne a sans doute compris qu’elle représentait un monde en train de disparaître, un monde dans lequel les femmes devaient se tenir en retrait. Yvonne n’a pas trouvé sa place dans le groupe divertissement de la zone rurale. Elle est partie, sur la pointe des pieds.
3.2. Un seul cours et puis s’en va : Danièle
Danièle, elle, est partie en disant haut et fort qu’elle ne reviendrait pas dans ces cours dans lesquels elle voyait bien qu’elle ne trouverait pas ce qu’elle cherchait, elle qui était en « quête de spiritualité ». Elle a jugé que le groupe enrichissement n’était pas pour elle. Elle a, dès le début du seul cours auquel elle a assisté pour essayer, montré des signes d’agacement, puis très vite manifesté son désaccord. Claudine s’est malencontreusement trompée en voulant l’interpeller par son prénom. Danièle l’a reprise sèchement en lui signalant son erreur. Elle a montré très vite qu’elle n’avait guère envie d’être tutoyée ni par l’enseignante ni par les autres élèves. Puis elle s’est étonnée à haute voix d’entendre Claudine prononcer des consignes peu orthodoxes : « Vous imaginez que vous êtes en train de repeindre le plafond avec votre queue. » Elle a demandé la traduction en langue académique des écoles de yoga des métaphores ménagères habituellement utilisées par Claudine. Et, pour finir, elle a jugé que la coupe était pleine quand l’un des fils de Claudine a fait irruption dans l’appartement du centre-ville avant la fin du cours. Le jeune homme était quelque peu embarrassé quand il a réalisé qu’il était arrivé trop tôt dans le logement que sa mère lui prêtait quelques jours pour le dépanner. Danièle, psychothérapeute, est partie en disant qu’elle souhaitait trouver un cours délivré par un vrai professionnel.
3.3 Un trimestre et puis s’en va : Geneviève
Geneviève, infirmière-surveillante-chef, a tenu un trimestre, puis a renoncé. Elle a fui, m’a-t-elle dit, la proximité avec de trop jeunes femmes, trop sûres d’elles, trop performantes, trop « superwoman ». Geneviève, la cinquantaine finissante, usée par une promotion sociale devenue pesante, par des responsabilités professionnelles écrasantes, par des consignes à faire appliquer aux autres avec lesquelles elle n’était pas elle-même en accord, avait de nombreux maux physiques. Elle a tenté d’apaiser ses douleurs par la pratique du yoga, mais l’année de cette tentative, elle n’avait ni le temps ni l’énergie de rejoindre un groupe en secteur rural. Elle a très vite compris qu’elle n’avait pas sa place dans le groupe enrichissement et a cru se réfugier dans l’un des deux cours mixtes en ville. Mais cette année-là, ce cours comprenait trop de trentenaires pour Geneviève, des diplômées qui ne souhaitaient pas nécessairement être ou devenir les cadres dynamiques et tyranniques que Geneviève, ébranlée par ses propres conditions de travail, voyait en elles. Elle est partie en pensant que la pratique du yoga en ville ne pouvait que réunir des intellectuelles prétentieuses et arrivistes. Elle n’a pas connu les comédiennes trentenaires qui font rêver, par le théâtre, d’un autre monde.
Conclusion : Vivre en conscience, de classe?
Le groupe des « filles » ne recherche pas de distinction individuelle sur ce temps de loisir. Il montre son égalitarisme et également son scepticisme devant les prétentions des personnes qui se placent au-dessus du commun des mortels. « Les filles » vivent avec la conscience que nous sommes tous mortels, de simples mortels. Vérité élémentaire et essentielle. Vérité souvent oubliée par bien des gens à l’esprit compétitif dans les classes moyennes comme dans les classes supérieures. « Les filles » partagent une culture sceptique, ce qui les rapproche de la culture ouvrière décrite par Verret (1988). Elles portent un « regard oblique » sur les médias et les discours politiques, ce qui les rapproche de la culture populaire décrite par Hoggart (1970).
La classe ouvrière a cessé d’être célébrée pour sa combativité par les intellectuels et les politiques. Les classes populaires ont été absorbées statistiquement par les classes moyennes et dans les représentations construites par les classes supérieures. Ces dernières ont opéré un tri parmi les caractéristiques des cultures populaires et établi des lignes de démarcation entre les éléments qui, de leur point de vue, étaient dans la modernité et ceux qui restaient dans la tradition. Ces dernières années, on voit le même phénomène réapparaître concernant les populations migrantes. En France, le débat sur le port du voile, qui dure depuis les années 1990, est symptomatique. Seraient modernes les individus qui afficheraient l’égalité hommes-femmes et traditionnels ceux qui refuseraient cette égalité. Seraient également modernes les parents qui éduqueraient leurs enfants en instaurant des rapports où l’autorité s’exerce par la parole. Les critères d’évaluation de la modernité et de la tradition sont des jugements moraux qui examinent particulièrement les relations familiales. Paradoxalement, les familles modernes se doivent d’établir des relations horizontales égalitaires entre leurs différents membres, tout en préparant chacun d’eux à être un bon compétiteur dans la vie sociale, professionnelle et politique. Les familles sont en cela appuyées par l’école qui affiche l’égalité à son fronton, mais ouvre à tous, quelles que soient les inégalités sociales réelles vécues, la compétition pour les diplômes, ces reconnaissances indispensables, en France, pour prétendre changer de classe sociale. Pour résister à la culture de la compétition qui est la culture des classes moyennes et supérieures, il faut avoir des valeurs chevillées au corps. Et à l’esprit.
Finalement, c’est une sociologie politique critique qui permet de restituer à la culture son sens anthropologique, comme on peut le constater à la lecture des travaux de Collovald (2004) sur le vote pour l’extrême droite. Si l’on veut examiner, de nos jours, « l’état du jeu des relations culturelles » (Hall, 2008, p. 123), on ne peut plus penser les groupes sociaux dans des formes d’insularité, comme le souligne Schwartz (2011) :
L’une des principales difficultés pour qui s’intéresse sociologiquement aux classes populaires contemporaines est de parvenir à produire une description de leur univers de vie qui restitue à la fois la force des césures culturelles, celle de la dépossession culturelle, et celle de l’assimilation culturelle
pp. 42-43
La sociologie de la culture nous informe que le signe actuel manifeste de distinction est le goût de l’éclectisme, du syncrétisme. Si l’on admet que la culture est un ensemble de manières de penser, d’agir, de sentir, plus ou moins formalisé et porteur de valeurs, on arrive à la conclusion que « les filles » mutualistes n’ont pas complètement assimilé la culture individualiste, rigoriste et compétitrice de la petite bourgeoisie. Elles semblent refuser d’être dépossédées de toutes les formes de cultures populaires mutualistes. Elles préservent leur for intérieur en mettant en oeuvre, sur des temps sociaux qui le permettent – sur des temps de loisirs qui, a priori, n’engagent pas dans la compétition – les valeurs héritées des cultures populaires. Ces cours de yoga ouvrent un espace de liberté en allégeant le poids des contraintes sociales qui permet à chacune de respecter sa conscience, de se comporter en transclasse et non en transfuge (Jacquet, 2014).
Il apparaît difficile d’abandonner en totalité ce qui constitue la culture personnelle de chacune pour adopter en totalité également les us et coutumes de son groupe d’arrivée. La méthode d’investigation adoptée ne permet toutefois pas de savoir à combien de générations remonte l’inscription des mutualistes ou des compétitrices dans les classes moyennes ou supérieures. Ce qui reste étonnant, c’est le silence des sciences sociales sur ces héritages sociaux. La culture de la petite bourgeoisie semble exercer une force d’attraction sans précédent sur les personnes qui construisent les catégories, classent et ordonnent les groupes. Les autobiographies des sociologues critiques sont particulièrement édifiantes sur ce point (Eribon, 2009; Louis, 2014). À l’inverse, les cultures populaires ne seraient attrayantes que pour des individus isolés, des personnages de romans, tel le héros de la nouvelle de London, Au sud de la fente, qui abandonne sa position de sociologue universitaire pour un voyage sans retour dans « le ghetto du travail » (London, 1909/2016).
Si de nombreuses questions sont posées sur la mondialisation et les cultures hybrides et syncrétiques qui en résultent, la question des appartenances culturelles, dans la société française, quand elle concerne les classes sociales, est rarement creusée en examinant la part des cultures populaires qui restent vivaces dans les modes de vie, les valeurs, les manières d’être et de penser, d’une partie des classes moyennes. Or la majorité des dites classes moyennes est issue des classes populaires. L’approche inductive permet de voir une critique sociale en acte dans la redéfinition des classements sociaux par les individus qui en sont l’objet. Il est donc erroné de séparer l’empirisme et la théorie, la forme et le contenu, mais il est possible d’emprunter des chemins différents pour atteindre des résultats dotés d’une portée critique. Dans les sciences sociales, induction et déduction peuvent finir par former un cercle vertueux.
Parties annexes
Notes
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[1]
« Ce qui est étonnant c’est que, dans la vie de la classe ouvrière des femmes qui ont parfois jusqu’à cinquante ans aiment à s’appeler entre elles “les filles” » (Hoggart, 1999), cité dans Passeron, 1999, p. 68).
-
[2]
Voir entre autres Grignon et Passeron (1989), Hoggart (1970), Schwartz (1990), Scott (1990/2009), Verret (1988), Willis (1978), Young et Willmott (1983).
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