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Dans les milieux de formation des professionnels – formation initiale et formation continue –, tout le monde parle de pratique réflexive. Cette unanimité n’est qu’apparente parce que tous ceux qui publient sur le sujet ne parlent pas de la même réalité. Il existe de très nombreuses conceptions de ce qu’est la pratique réflexive. Certaines conceptions sont problématiques lorsqu’elles réduisent la pratique réflexive à un simple regard, plus ou moins évaluatif, sur la pratique professionnelle. De plus, lorsque la diversité sème la confusion, une clarification des concepts et des phénomènes devient nécessaire.
En fait, la pratique réflexive est un objet de recherche très populaire depuis plus de cent ans. Il faut remonter à John Dewey, au début du XXe siècle, pour trouver les premières propositions systématiques sur la méthodologie de la pratique réflexive. En 1910, il propose la première version de son livre How we think et, en 1933, il en propose une deuxième version relativement différente. Dewey est un philosophe. Il s’intéresse à ce qui est humain chez l’être humain. Il appréhende l’être humain comme un être qui agit (c’est le pragmatisme en philosophie) et il cherche à comprendre ce que fait l’être humain lorsqu’il agit. Pour l’essentiel, il perçoit que ce qui est spécifiquement humain dans l’action humaine, c’est, d’une part, la conscience de cette action et, d’autre part, la régulation de cette action. En d’autres mots, l’être humain peut à la fois prendre conscience de ce qu’il fait et transformer son action pour l’améliorer, pour résoudre des problèmes. Dewey découvre que l’être humain est capable de faire cette prise de conscience et cette régulation de manière méthodique et rigoureuse. Ainsi, on peut étudier la méthodologie de la réflexivité et de la résolution de problèmes. De plus, pour Dewey, l’être humain apprend en agissant, mais à condition que cette action (cette expérience, cette pratique) fasse l’objet d’une démarche réflexive méthodique. On peut proposer cette méthodologie dans l’éducation des jeunes et dans l’enseignement supérieur, notamment pour la formation des professionnels.
Un peu plus tard, Kurt Lewin propose lui aussi de mettre la méthodologie de recherche (méthode et rigueur) au service de l’action transformatrice, émancipatrice, efficace. Il est le père de la recherche-action qui donne comme finalité à la recherche le changement social. Une de ses idées les plus connues rappelle que la meilleure façon de comprendre une réalité est d’essayer de la changer. Il a aussi repris l’idée de Dewey sur le fait que l’apprentissage a toujours l’expérience comme point de départ, mais que cette expérience ne mène pas automatiquement à l’apprentissage; il lui faut aussi la réflexion méthodique. En d’autres mots, pour Lewin (1948, 1951), l’expérience (plus précisément l’action sur la réalité) est nécessaire à la connaissance, mais l’expérience ne mène pas nécessairement à la connaissance.
Par la suite, la recherche sur la pratique réflexive a été développée sous le leadership de Chris Argyris, de l’Université Harvard, qui a ciblé l’apprentissage organisationnel, c’est-à-dire l’amélioration collective de l’action de toute une organisation. Argyris a proposé le processus de science-action comme méthode pour étudier rigoureusement l’identification des savoirs qui sont imbriqués dans l’action (Argyris, 1993). À la suite de Dewey et Lewin, il invite à penser autrement le lien entre la théorie et la pratique en mettant de côté la logique de l’application (de la théorie dans la pratique) au profit d’une logique d’extraction des théories qui se trouvent dans la pratique. Dans cette perspective, le chercheur est engagé avec les praticiens non pas pour voir comment ces derniers mettent en application les théories apprises au préalable, mais pour faire ressortir, de manière inductive, les savoirs (connaissances, habiletés, etc.) qui se trouvent inextricablement liés à l’action, à la pratique. Ainsi, les chercheurs coconstruisent des savoirs scientifiques avec une méthodologie inductive à partir de l’expérience individuelle et collective, notamment celle des professionnels. Ces savoirs coconstruits sont mis en dialogue avec les savoirs connus pour une construction plus riche au profit de la communauté scientifique et de la société.
Donald Schön publie en 1955 sa thèse de doctorat sur Dewey et, dans les années 1970, collabore aux recherches de Chris Argyris sur le processus d’apprentissage organisationnel. Dans son livre sur le praticien réflexif (1984), il présente les résultats de ses recherches sur la manière avec laquelle les professionnels pensent dans l’action. Essentiellement, il a découvert que les professionnels efficaces sont ceux qui « réfléchissent » de manière méthodique et rigoureuse « durant » leurs actions. Cette réflexion dans l’action est à la fois une « réflexion sur » l’action et une « réflexion pour » l’action (une réflexion pour l’amélioration de l’action). Il a découvert aussi que les professionnels améliorent leur « réflexion dans » l’action (et donc qu’ils améliorent leurs actions) qu’à la condition de prendre le temps de réfléchir méthodiquement après leurs actions, c’est-à-dire en prenant un certain recul par rapport à leurs actions. Dans cette perspective, la réflexion sur l’action doit être faite non seulement sur l’action elle-même, mais aussi sur la réflexion dans cette action. Autrement dit, il faut réfléchir sur l’intériorité de l’action, et non seulement sur l’extériorité de l’action.
Mais encore, qu’est-ce que réfléchir pour Schön? C’est d’abord prendre conscience, c’est-à-dire faire émerger au conscient, ce qui est inconscient. Schön se réfère à Polanyi (1966) qui dit qu’il faut rendre explicite ce qui est implicite (ou tacite). En d’autres mots, il y a toujours une dimension tacite à mon action, mais il faut que je rende explicites ce que j’ai fait (extérieurement) et ce qui m’a amené à le faire (intériorité).
À la suite de Schön, Yves St-Arnaud (1992) propose une méthodologie pour distinguer la théorie professée de la théorie pratiquée. Il rappelle l’importance de rendre explicites les deux, bien que la théorie professée soit explicitée par définition. Évidemment, le défi se trouve dans l’explicitation, ou l’extraction, de la théorie pratiquée. Celle-ci se situe dans l’action elle-même et elle est souvent tacite. Il faut l’extraire et la confronter à la théorie professée pour modifier les deux. Ainsi, la théorie professée évolue en fonction de ce qui est appris de l’expérience, de la théorie pratiquée, et la théorie pratiquée (et donc la pratique) évolue en fonction de ce qui est appris du dialogue avec la théorie professée.
Enfin, pour relever efficacement le défi de l’explicitation des savoirs tacites, les approches développées par Pierre Vermersch dans ses nombreuses publications sur l’entretien d’explicitation sont d’un grand intérêt. Vermersch (2015) a vu, lui aussi, que l’essentiel de l’action n’est pas spontanément accessible à la connaissance de l’acteur. Cet essentiel, c’est tout le préréfléchi, les connaissances imbriquées dans l’action, le discours intérieur plutôt non transparent à la conscience de celui qui le tient. L’entretien d’explicitation permet à l’acteur de se mettre à l’écoute de son discours intérieur dans une exploration du préréfléchi et des connaissances tacites qui président à l’action. Ainsi, la prise de conscience mène à un plus grand pouvoir sur l’action, sur ce qui pousse à agir.
Vermersch propose une forme d’accompagnement de la pratique réflexive. Cet aspect est primordial parce que la pratique réflexive ne s’apprend pas spontanément ni en solitaire. Les différents chercheurs que nous venons de mentionner ont tous relevé l’importance de la formation à la pratique réflexive et ils étaient tous des pédagogues.
Les articles de ce numéro abordent tous, sous un angle ou un autre, la pratique réflexive telle qu’elle a été développée par les différentes générations de chercheurs qui se situent dans la lignée de Dewey.
Le premier article, d’Annie Lambert, fait ressortir les liens entre la réflexivité et la délibération éthique dans le contexte de la protection de l’enfance. Lambert aborde les enjeux épistémologiques et méthodologiques liés à la recherche dont elle rend compte dans son article. Celui-ci se conclut sur des propos pertinents à la fois pour les professionnels et pour les chercheurs.
Dans le deuxième article, André-Anne Parent partage les résultats d’une recherche réalisée, elle aussi, avec des professionnels du réseau de la santé et des services sociaux. Ici, la pratique réflexive a été mobilisée à la fois dans la méthodologie et comme objet de recherche. L’auteure aborde aussi la réflexion collective, de même que l’accompagnement de la pratique réflexive.
L’article d’Yvette Molina met en lumière le lien entre la formation à la pratique réflexive et le contexte professionnel dans lequel se trouve cette pratique réflexive concrètement. Il fait aussi ressortir la place essentielle que prend la pratique réflexive dans l’exercice quotidien de la profession du travail social.
Philippe Chaubet, Enrique Correa Molina, Colette Gervais, Johanne Grenier, Claudia Verret et Sylvie Trudelle présentent les résultats de leurs recherches sur une manière particulière de faire la pratique réflexive et de l’utiliser en formation universitaire. Il est intéressant de découvrir des procédures de réflexivité qui sont originales à un point tel qu’elles ne sont pas clairement identifiées à la pratique réflexive, même si elles en partagent l’essentiel.
Dans le cinquième article, Sacha Stoloff, Carlo Spallanzani et Jean-Pierre Brunelle montrent comment les théories de David Kolb sur l’apprentissage sont en cohérence avec le courant de la pratique réflexive même si ce chercheur n’a pas inscrit ses recherches dans le courant théorique de la réflexivité. Les auteurs ont mis en lumière cette cohérence à la fois dans le processus de la supervision pédagogique et dans le programme de formation à la profession enseignante. Ici encore, les enjeux de l’accompagnement sont clairement abordés.
L’article de Viviane Vierset nous plonge dans le contexte de la formation médicale. La recherche avait comme objectif de chercher le vécu de la réflexivité, avec ses différentes dimensions, dans les travaux de réflexion des futurs médecins en formation. Ce qui a été trouvé, grâce à une méthodologie inductive, est aussi riche qu’intéressant.
Le dernier article, de Marc Boutet, Manon Arseneault, Lise Ferland, Lise Francoeur et Line Gagné, présente les résultats d’une recherche qui a permis de comprendre les dynamiques et les processus dans une démarche générale de formation qui est centrée sur la pratique réflexive. De plus, la recherche se conclut sur des pistes d’amélioration des stratégies d’accompagnement de la pratique réflexive.
Parties annexes
Bibliographie
- Argyris, C. (1993). Knowledge for action. San Francisco, CA : Jossey-Bass.
- Dewey, J. (1910). How we think. Boston, MA : Heath.
- Dewey, J. (1933). How we think : a restatement of the relation of reflective thinking to the educative process. Boston, MA : Heath.
- Lewin, K. (1948). Resolving social conflicts. Selected papers on groups dynamics. New York, NY : Harper & Row.
- Lewin, K. (1951). Field theory in social science : selected theoretical papers. New York, NY : Harper & Row.
- Polanyi, M. (1966). The tacit dimension. New York, NY : Doubleday.
- Schön, D. A. (1984). The reflective practitioner : how professionals think in action. London : Maurice Temple Smith.
- St-Arnaud, Y. (1992). Connaître par l’action. Montréal : Presses de l’Université de Montréal.
- Vermersch, P. (2015). L’entretien d’explicitation (10e éd.). Paris : ESF.