Résumés
Résumé
Le but de cette contribution est de clarifier la correspondance entre les approches méthodologiques inductives d’une part et les approches théoriques interprétatives d’autre part en procédant à une démarche d’analyse conceptuelle. Étant donné le lien postulé entre théorie et méthode dans l’approche inductive, notre objectif est de discuter de la pertinence des approches méthodologiques dans la compréhension des objets de recherche fondamentaux mis de l’avant par la conception interprétative et tout particulièrement par la théorie de l’équivalence. Nous décrivons les limites de la pertinence de ces approches méthodologiques face à la complexité de ces objets pour, en conclusion, proposer une démarche inductive, la stratégie de recherche multiétagée, que nous estimons adaptée à cette complexité théorique.
Mots-clés :
- Méthodes,
- méthodologies,
- organisation,
- communication,
- objets d’induction
Corps de l’article
Introduction
En théorie des organisations, il existe une multitude d’écoles qui prônent chacune divers principes de gestion et de management (Miller, 2006; Plane, 2008). Nous ne cherchons pas à en faire ici la synthèse ni la genèse. Nous manquerions d’espace pour cela. En guise d’introduction, nous pouvons constater de manière brève et claire le contraste entre le fonctionnalisme et l’interprétativisme en théorie des organisations. Ces écoles et leur genèse sont la manifestation historique de deux principales façons de penser l’organisation, c’est-à-dire des paradigmes. Nous définissons et caractérisons ici le paradigme interprétatif en l’opposant au paradigme le plus courant, à savoir le paradigme fonctionnaliste. En effet, d’après Putnam (1982), c’est à ce deuxième paradigme qu’appartiennent les courants de pensée classique (taylorisme, fordisme, bureaucratie), humaniste, et même parfois systémique comme celui de l’école de la contingence. Ces courants de pensée ont tous la particularité de fonder la communication organisationnelle sur les capacités et les motivations des acteurs (et de l’organisation) à faire circuler l’information, cette circulation étant déterminée de l’extérieur par le degré plus ou moins centralisé, stratifié et formalisé de l’organisation ou encore par le niveau plus ou moins complexe et dynamique de l’environnement et de la technologie. Par contraste, le paradigme interprétatif insiste sur le fait que ce n’est pas la circulation de l’information qui constitue le processus critique et fondamental de l’acte de s’organiser; la circulation semble être déterminée par une pléthore d’autres facteurs. Le processus critique est lié à ce que les acteurs font de cette information générée elle-même par des processus et des formes d’interprétation reliés à la capacité des acteurs à contrôler et à animer des interactions (Daft & Weick, 1984; Maitlis, 2005). Il s’agit là d’un bouleversement épistémologique et ontologique qui a eu et continue d’avoir d’énormes répercussions sur les plans de la méthodologie et des approches méthodologiques.
Le but de cette contribution est de clarifier la correspondance entre les approches méthodologiques inductives, d’une part, et les approches théoriques interprétatives, d’autre part, en procédant à une démarche d’analyse conceptuelle. Ce type d’analyse consiste à vérifier les correspondances ou l’absence éventuelle de correspondances entre des termes ou des idées, leur sens et la classe d’objets à laquelle le terme et le sens renvoient dans le monde réel (Collier & Gerring, 2009; Gerring, 1999; Quéré, 1991). L’analyse conceptuelle permet ainsi de statuer sur la mesure à laquelle les concepts méthodologiques (tels que, par exemple, l’analyse interactionnelle) qui forment notre corpus reflètent, recoupent et saisissent (d’où leur pertinence) les attributs, les caractéristiques et les propriétés des objets d’induction considérés par l’approche interprétative, et en particulier la théorie de l’équivalence, comme étant des réalités par rapport auxquelles les acteurs s’orientent. Nous décrirons les limites de la pertinence de ces approches méthodologiques par rapport à la complexité de ces objets pour, en conclusion, proposer une démarche inductive, la stratégie de recherche multiétagée, que nous estimons adaptée à cette complexité théorique.
Dans cette contribution, nous distinguons, d’une part, la méthodologie comme un ensemble plus générique de moyens pour résoudre le problème de la preuve et, d’autre part, les approches méthodologiques comme moyens plus spécifiques à l’intérieur de chaque méthodologie ayant pour objectif particulier de rendre visibles les objets ou les dimensions dont elle postule l’existence. Nous distinguons également les conceptions théoriques plus proches de ce que l’on appellerait des paradigmes (les grandes explications ou compréhensions des phénomènes sociaux qui orientent et servent de fondation aux problèmes théoriques plus restreints), d’une part, des approches théoriques qui sont des expressions plus spécifiques de ces conceptions ou paradigmes, d’autre part. Notre intention est d’examiner les approches méthodologiques retenues pour accompagner les approches interprétatives de la communication organisationnelle.
Étant donné le lien postulé entre théorie et méthode dans l’approche inductive, notre objectif est de discuter de la pertinence des approches méthodologiques dans la compréhension des objets de recherche fondamentaux mis de l’avant par la conception interprétative (les objets d’induction organisationnels dont nous traiterons plus bas), et tout particulièrement par la théorie de l’équivalence.
1. Approches méthodologiques et théories des organisations : le cas de la théorie de l’équivalence
La théorie de l’équivalence s’insère dans le grand débat des années quatre-vingt-dix en sciences sociales qui concernait la question de la relation entre micro et macro, autrement dit, entre la structure et l’action. La théorie de la structuration de Giddens (1984) stipule, par exemple, que les acteurs mobilisent dans leurs actions des structures pour justifier et influencer d’autres acteurs et, ce faisant, contribuent à la reproduction de ces structures. La théorie de l’équivalence traduit en termes communicationnels la dynamique micro-macro et leur interdépendance en montrant qu’il s’agit en réalité de la relation qu’un texte (aussi permanent qu’une structure) entretient avec la conversation. La conversation est ainsi un espace social où les acteurs agissent les uns avec/contre/pour les autres grâce à des textes ou des interprétations qu’ils mobilisent et renforcent ou reproduisent par le fait même de cette utilisation[1]. La communication comme ce lieu d’intersection du texte et de la conversation est donc un processus conversationnel/interactionnel dont la finalité est de produire une interprétation commune du flot des événements[2]. Le locus de la communication organisante, à partir de ces deux dimensions, est dans l’acte d’énonciation allocutif (qui tient compte de l’autre), acte d’énonciation allocutif pouvant, compte tenu de la finalité du projet de communication, se caractériser par un texte énonciatif, descriptif, narratif ou argumentatif. Nous parlons ici non pas de types de texte, mais des fonctions de base du discours, c’est-à-dire leur finalité (Charaudeau, 1992). Les hypothèses sur la nature du lieu de la communication ou de l’intersection entre texte et conversation doivent pouvoir préciser la nature de cet acte allocutif (Katambwe & Liénard, 2013).
Le locus de l’organisation est dans le dialogue comme activité spécifique de (méta)communication et l’interprétation est un processus de co-construction d’un concept ou d’une idée conjointe à l’intérieur d’un dialogue plus ou moins contracté (Baxter, 2011). Le dialogue est, de notre point de vue, une pratique métadiscursive (et donc relationnelle, d’après Watzlawick, Helmick Beavin, & Jackson, 1972), logée dans le préfixe re- (recadrer, redéfinir, réparer, reformuler, remodeler, redire, réaffirmer, récapituler, reconnaître, récriminer, reprendre, réinterpréter, réviser, revoir, commenter, etc.) mutualisé[3]. Le re- mutualisé dénote le fait d’une reprise propositionnelle ou intentionnelle plus ou moins explicite et plus ou moins inclusive de soi-même et de l’autre interlocuteur avec qui on se trouve ainsi lié ou engagé dans une relation qui se déploie dans une diversité de dispositifs[4] et de procédures de communication et d’information (Mucchielli, 2001). La modalisation est le concept central du mécanisme de communication à l’oeuvre dans l’organisation (Taylor, Cooren, Giroux, & Robichaud, 1996). Ce préfixe mutualisé caractérise la modalisation allocutive spécifique à l’oeuvre dans la dynamique conversation-texte. Il s’agit d’un métadiscours qui, implicitement ou explicitement, inclut les intentions et/ou les contenus propositionnels d’autrui, à cause de son caractère mutualiste (Cissna & Anderson, 2002). La communication d’organisation, ou la communication organique (Ford & Ford, 2009), est marquée par ces reprises permettant de lier et d’engager nos interlocuteurs (Florès, 1982) avec plus ou moins de stratégie (Argyris, 2003; Brown & Levinson, 1978; Fischer & Adams, 1994; Orbe, 2002).
Selon Taylor et Robichaud (2004), le dialogue est un mécanisme conversationnel et fondamentalement binaire : « “Dialogue” fait référence à une propriété formelle de la conversation ordinaire : celle de sa constitution bipartite »[5] [traduction libre] (p. 400). Or, dans le dialogue considéré comme activité de communication, le lien se noue autour d’un objet commun émergeant simultanément, d’une part, de l’inclusion ou de l’exclusion des propositions et des acteurs qui les portent et, d’autre part, de l’explicitation ou de l’implicitation des sous-textes, c’est-à-dire des présuppositions ou des propositions/connaissances d’arrière-plan[6] derrière les actes ou objets X et Y de A et B et communes à ces deux derniers.
La théorie de l’équivalence, que nous venons de présenter brièvement, nous permet d’identifier les dimensions ou thèmes qui forment les objets de la recherche organisationnelle dans une approche interprétative. Putnam et Fairhurst (2001) ont constitué dans une catégorisation semblable à la nôtre, mais pour l’analyse du discours, une liste de huit objets discursifs encadrant la recherche organisationnelle dans ce domaine précis (codes, structure, fonction, langage des utilisateurs, sens, texte, contexte et intertextualité). Comme le montre la Figure 1, nous appelons nos dimensions primordiales des « objets d’induction organisationnels » parce qu’ils ne sont pas directement apparents dans les opinions et les déclarations des acteurs individuels et parce qu’ils doivent être inférés par des raisonnements méthodologiques inductifs basés sur des indices situationnels ou des « descriptions épaisses ».
Les objets d’induction organisationnels sont des émergences (Mucchielli, 2007) qui, en tant que tels, sont toujours et par essence le produit d’une coconstruction conversationnelle et textuelle. Celle-ci fait intervenir ou tient compte de plus ou moins tous les interlocuteurs impliqués dans la situation de communication. Par exemple, la stratégie tient toujours compte (de façon correcte ou incorrecte) des acteurs sur qui le destinateur veut agir. De même, un texte est le produit des conversations des uns et des autres. Les objets d’induction organisationnels sont des dimensions des systèmes d’interprétation dont les qualités locales et émergentes se constituent au moyen de mécanismes de convergence entre des acteurs ou des groupes d’acteurs et qu’une démarche inductive doit pouvoir mettre en évidence. Vis-à-vis des approches interprétatives de l’organisation, et en particulier de la théorie de l’équivalence, ces deux critères nous permettent de retenir les dimensions suivantes comme objets d’induction organisationnels :
Les actions ou les actes discursifs dont la mise en évidence des récurrences et des formes dans des séquences d’actes (action-réaction) dénote des relations entre les acteurs. La question d’intérêt est ici celle de savoir catégoriser qui fait (ou dit) quoi à qui.
Les thèmes qui émergent de l’action ou du discours des protagonistes, la question étant de savoir de quoi ceux-ci parlent, de quoi il s’agit ou de quoi retournent leurs interactions en dernière analyse.
Les justifications où la question devient celle de savoir ce que sont les arguments typiques sur lesquels les acteurs fondent et légitiment ce qu’ils disent et font (les évaluations et les jugements qu’ils portent).
Les stratégies qui sont des logiques d’action, c’est-à-dire des rationalités sous-jacentes par lesquelles ces acteurs lient ce qu’ils font ou disent aux idéaux auxquels ils souscrivent. La question ici est de connaître la manière ou la forme avec laquelle l’action ou le dire est convoyé[7] ainsi que la raison sous-jacente à cette forme.
L’interprétation commune a trait au sens partagé par les acteurs, aux consensus et aux compréhensions autour de ce qui se fait et se dit dans une situation. La question ici est de savoir ce qu’un énoncé donné veut dire pour les participants.
Le sous-texte est « l’inconscient du texte »; il s’agit des précompréhensions ou des significations préalables sous-jacentes aux dires et aux actions que les acteurs portent individuellement et qui influent sur leurs interprétations de la situation. Les sous-textes sont un autre matériau qui permet d’étayer des mondes organisationnels. La question ici est de savoir ce que sont, dans une situation donnée, les présuppositions, les connaissances d’arrière-plan ou encore les préstructurations et les préfigurations qui vont (co)orienter les interactions.
Les mondes organisationnels cohérents sont les idéaux de référence auxquels renvoient les justifications et les rationalités des acteurs tels qu’inférés (ces idéaux) de leurs propos et actions. Ils permettent d’envisager les possibilités d’accord et de consensus entre les acteurs. La question est de connaître ce à quoi renvoient au niveau social, au-delà du contexte immédiat et des personnes directement impliquées, les dires et les actions des uns et des autres.
Les règles sont la manifestation plus ou moins explicite des normes de comportement qui découlent des valeurs ou des idéaux des participants et que ceux-ci vont utiliser dans la production et la reproduction de leur système. La question ici est de savoir à quelles règles les dires et les actions satisfont et à quoi elles servent comme ressources et contraintes dans l’action collective.
Les dispositifs de communication sont des systèmes d’encadrement et d’interprétation plus ou moins dialogiques qui déterminent la prise en compte de multiples cadres de connaissances et des compréhensions pour décider et agir collectivement. Ils déterminent par la suite les modèles de communication ordinaires et les procédures de communication et de circulation de l’information dans l’organisation. La question est d’identifier les acteurs ou les catégories d’acteurs qui y interviennent typiquement, les thématiques qui y sont opérées et la manière plus ou moins inclusive de les opérer. Le processus de l’enaction organisationnelle chez Weick (1979) est un exemple d’un tel dispositif de communication et donc d’organisation qui prend en compte et relie l’interprétation, la conversation et la diffusion de l’information.
2. Induction et approches méthodologiques naturalistes et textuelles
Comme méthode, l’induction est un mode de raisonnement méthodologique dont le but est de partir du concret vers l’abstrait en cernant les caractéristiques essentielles d’un phénomène (Deslauriers, 1997). C’est une démarche non expérimentale, non statistique, qualitative qui fonctionne à l’inverse des méthodes hypothético-déductives, soit de bas en haut. Un de ses buts est l’intégration de cas négatifs dans la mesure où ils ont le potentiel de calibrer l’hypothèse ou la proposition en cours. Ainsi, au fur et à mesure des observations, la proposition est définie grosso modo au départ, s’affine, se reformule, se redéfinit et doit épouser tous les faits. L’ensemble de la situation ou de l’organisation choisie devant être examiné, il n’y a pas d’échantillonnage à proprement parler.
Cressey (1953, p. 16), par exemple, suggère de considérer les étapes suivantes comme composantes de la démarche d’induction :
Le sujet est défini synthétiquement;
Une proposition théorique provisoire est avancée;
Chaque cas d’une classe de phénomène (de communication, en ce qui nous concerne) est confronté à cette proposition théorique provisoire[8];
D’autres reformulations de la proposition sont avancées afin d’inclure tous les cas, y compris les négatifs;
La plausibilité d’une proposition théorique définitive est fonction de la saturation des cas, peu importe leur nombre;
La possibilité d’une analyse des cas, dans des situations plus ou moins connexes, sera prévue pour démontrer la fiabilité de la théorie ou de l’ensemble des propositions découvertes.
Par la description détaillée d’une situation particulière, on peut voir que cette démarche permet d’extraire et de comprendre des propriétés signifiantes d’une classe d’objets.
Les approches méthodologiques qui se fondent sur l’induction sont nombreuses[9]. Pour cet article, nous nous limiterons à un certain nombre d’entre elles qui ont la caractéristique d’être les plus souvent mobilisées dans la recherche organisationnelle. Il s’agit de : l’analyse du discours (AD1), l’analyse du dialogue (AD2), l’analyse textuelle (AT), l’analyse thématique (ATh), l’analyse rhétorique (ARh), la recherche-action (RA), l’analyse conversationnelle (AC), la grounded theory (théorisation ancrée/méthodologie de la théorisation enracinée) (GT/TA/MTE), la grounded practical theory (théorisation ancrée pratique, GPT), l’analyse par catégories conceptualisantes (ACC), l’enquête pragmatique systémique (EPS)[10], l’analyse interactionnelle (AI) et l’ethnographie de la communication (EC).
2.1 L’analyse du discours
Le discours est un acte ou une action de communication qui se produit grâce au langage; c’est une façon de nommer cette activité de communication qui consiste à faire des choses avec/pour/contre d’autres acteurs en utilisant le langage (Johnstone, 2008; Potter & Wetherell, 2003). L’idée ici ne consiste pas à analyser le langage du point de vue grammatical ou syntaxique. Il s’agit au contraire d’examiner de quelles manières les acteurs utilisent ce langage pour dire ou faire des choses entre eux. S’agissant de l’analyse du discours, les avis divergent sur cette conception. Il en est d’ailleurs pour penser que le discours n’est pas seulement ce qui se dit et la manière de le dire pour agir, mais également la manière de penser et de relier ensemble des connaissances pour agir (des idéologies, des conceptions ou points de vue implicites ainsi que des rationalisations). Considérant que le discours est une interaction qui se réalise dans des textes et par la parole, Van Dijk (2011) y inclut, en plus de l’interaction en tant que telle, la sémantique, la narration, l’argumentation, la sémiotique, la pragmatique, la cognition, l’analyse conversationnelle et le dialogue. Le discours serait ainsi coextensif aux approches méthodologico-théoriques de la communication avec chaque fois une tournure différente dans la définition, histoire de correspondre à l’approche particulière. Pour la communication organisationnelle, il ne fait aucun doute que le discours est coextensif à l’organisation. Le discours est une pratique sensée et constitutive de l’organisation dans la mesure où c’est au travers du langage qu’on divise, coordonne, institutionnalise et rend visible l’organisation. Même si la manière de voir la relation discours-organisation varie, et même si les perspectives théoriques semblent nombreuses, l’objectif de l’analyse du discours reste celui de mettre au jour les postulats et les présuppositions que recèle implicitement le discours et qui lui permettent de cadrer et de servir en même temps de ressource et de contexte aux interactions (Mumby & Mease, 2011). On peut voir de ce point de vue que celui qui contrôle le discours (qui impose ces dénominations, expressions, étiquettes et autres énoncés) est aussi celui qui contrôle le pouvoir.
C’est l’une des raisons pour lesquelles l’approche critique adopte l’analyse du discours. Elle permet plus facilement l’étude empirique des relations de domination dans les systèmes sociaux ou organisationnels.
2.2 L’analyse du dialogue
Le dialogue est un ensemble « de processus et de produits conjointement co-construits dans des activités coordonnés, contextualisés et mutuellement interdépendants de ceux qui y prennent part »[11] [traduction libre] (Markova & Linell, 1996, p. 355). Il est souvent confondu avec la conversation à cause de son caractère séquentiel (le sens d’un énoncé dépendant de celui qui le précède) et assimilé à du discours parce que la compréhension de ce qui s’y passe en termes d’actes dépend du contexte plus large spécifiant la raison de l’activité ou du projet que construisent ceux qui dialoguent. Comme nous pouvons le voir, le point de vue analytique force à des définitions plus strictes. Nous avons décrit l’analyse conversationnelle et l’analyse du discours (variant en fonction des perspectives du chercheur) de façon à mieux les distinguer d’une analyse du dialogue. L’analyse du dialogue peut elle aussi varier en fonction de la perspective du dialogue retenue (Luzzati, Beacco, Mir-Samii, Murat, & Vivet, 1997). Mais, en règle générale, elle consiste à identifier des points de vue différents (des sous-textes) portés par les acteurs et à examiner la manière conjointe et interdépendante avec laquelle ils comprennent et coordonnent ce qu’ils font ensemble de ces points de vue. La conjonction n’implique pas seulement des acteurs humains; elle concerne aussi l’interaction homme-machine (Vernant, 1997). Le terme opératoire ici est la production conjointe des extrants (décision, concepts, compréhensions) dans cette activité dialogique.
2.3 L’analyse textuelle
Les textes sont des traces interprétables qui rendent observables des activités de communication et donc d’organisation. Ils font partie des événements et permettent de les représenter matériellement. Il s’agit d’objets symboliques spécifiques qui ont la capacité d’être reproductibles « Les textes…sont des formes définies de nombre, de mots et d’images qu’on fait exister dans des formes matériellement reproductibles »[12] [traduction libre] (Smith, 2001, p. 164). Ils comprennent des éléments tels que des documents, des articles, des manuels, mais aussi des retranscriptions d’échanges verbaux entre des acteurs (Fairclough, 2003). Mais les textes ont aussi un statut ontologique, en ce qu’ils sont constitutifs des organisations dans la mesure où ils permettent la médiation, la régulation et l’autorisation des acteurs, bref la coordination de leurs activités en transcendant leurs limites spatio-temporelles (Smith, 2001; Taylor & Van Every, 2000). Cette reproductibilité permet au texte et à ses intentions sous-jacentes (sous-texte), en étant localement prise en compte par des acteurs chaque fois particuliers, d’organiser les relations entre ceux-ci en fonction de l’interprétation qu’ils en font. Elle permet également la reproduction à des niveaux supérieurs de réalités locales particulières, par exemple, étendre des règles de comportements pertinentes à une dyade ou à une clique à l’ensemble d’une organisation spatialement éloignée. Avec une définition aussi large, l’analyse textuelle peut être conçue de plusieurs manières, parfois contradictoires. Ainsi, l’analyse textuelle à connotation plus linguistique (Jeandillou, 1997) suggère que l’objectif d’une telle analyse est celui d’extraire le modèle abstrait ou la forme qui gouverne l’agencement des énoncés d’un discours en faisant abstraction des contextes. Au contraire, Fairclough (2003) stipule pour sa part que l’objectif d’une analyse textuelle est celui de décrire et de comprendre les effets sociaux du texte ainsi que la manière dont l’interprétation des acteurs et les contextes d’énonciation participent à ces effets, par exemple, grâce à la recontextualisation.
2.4 L’analyse thématique
L’analyse thématique est un travail de réduction ou de synthèse sur un corpus dont la taille est toujours variable. La synthèse, comme il se doit, réduit la taille du corpus à des proportions gérables d’où l’on peut voir simplement exprimé l’essentiel de ce qui a été dit et son importance. Cette réduction est possible grâce à la dénomination (Paillé & Mucchielli, 2003) ou catégorisation (Mucchielli, 2010). Il s’agit pour le chercheur de parvenir à étiqueter sous un seul vocable un ensemble regroupé d’énoncés ou de propos de son corpus, vocable ou nom qui qualifie et rend bien ce dont il est question dans ces propos. L’objectif de l’analyse thématique est en effet de déterminer ce dont il s’agit « au fond » dans des propos échangés ou écrits par les acteurs d’intérêt pour la recherche, mais aussi de déterminer l’importance relative de ces thèmes dans un dispositif de communication et/ou dans un discours donné. L’analyse thématique peut se définir comme un processus systématique de repérage, de regroupement et d’examen des propos d’un corpus, son but est « la transposition d’un corpus donné en un certain nombre de thèmes représentatifs du contenu analysé, et ce, en rapport avec l’orientation de recherche (la problématique) » (Mucchielli, 2010, p. 124). Paillé et Mucchielli (2003) font une distinction importante entre rubrique et thèmes, distinction sous laquelle, disent-ils, il existe de nombreuses confusions. La différence entre les deux se situe au niveau du degré de généralité et d’objectivité de la rubrique. Le nom que le thème appose sur des propos est toujours un nom qui renseigne sur l’orientation ou la teneur de ces propos sans les interpréter ni les théoriser. La dénomination pour une rubrique assimile cette dernière à un titre de journal.
2.5 L’analyse rhétorique
D’après O’Keefe (1988), il y aurait trois types de logique de base pour la conception de messages. La logique conventionnelle est une manière de concevoir le message qui va se conformer à certains canons afin de permettre au destinateur d’obtenir un effet recherché chez le destinataire. La logique expressive est celle où le destinateur du message communique de manière directe et explicite ce qu’il a à dire. Il existe toutefois une troisième logique appelée logique rhétorique. Dans la logique rhétorique, les messages sont conçus de telle manière qu’ils puissent satisfaire aux buts relationnels et fonctionnels des communicateurs impliqués dans la situation. La situation est une notion importante en rhétorique. C’est elle qui exige ou détermine la réponse que des communicateurs doivent apporter à une situation pour la résoudre. D’après Bitzer (1968), la situation est ce qui pose l’exigence de cette réponse. C’est le complexe formé par les personnes, les événements, les objets et les relations, qui vit une problématique urgente qui ne peut se résoudre que grâce à une communication susceptible d’induire ce complexe (qui change la donne) à corriger la situation problématique et à l’amener vers l’idéal. Pour cela le message rhétorique conçu pour résoudre le problème (le sens à donner à la situation) doit d’abord tenir compte des contraintes de la situation pour s’y adapter et, ensuite, l’auditoire doit pouvoir réagir au message rhétorique de façon conséquente.
2.6 La recherche-action
La recherche-action est une démarche qui consiste à appliquer sur une situation problématique des connaissances pertinentes en communication en vue d’y apporter des solutions satisfaisantes (Lavoie, Marquis, & Laurin, 1996). C’est une activité de recherche et de consultation qui poursuit deux objectifs simultanément : celui de transformer la réalité organisationnelle et de produire des connaissances scientifiques au sujet de cette transformation. Il s’agit d’intervenir dans une situation organisationnelle donnée, avec les outils méthodologiques appropriés, pour apporter des solutions concrètes à la problématique vécue par l’organisation. Ce faisant, les intervenants-chercheurs produisent des connaissances scientifiques sur la dynamique de cette organisation et, de façon cumulative, sur la dynamique des organisations (Dolbec & Prud’homme, 2009). Il s’agit, dans la recherche action, de partir du vécu des acteurs et de leurs actions et interprétations pour se construire de proche en proche des propositions chaque fois plus généralisantes sur la dynamique de leurs relations et communications.
2.7 L’analyse conversationnelle
L’une des formes fondamentales dans laquelle se manifeste toute organisation sociale est la conversation, cas particulier de la communication sociale qui permet par le langage ou la parole d’interrelier ensemble des acteurs dans l’accomplissement d’un but commun. Dans la perspective ethnométhodologique, la conversation est définie comme « toute communication verbale où la répartition des tours de parole n’est pas préformée » (Baylon & Mignot, 1994, p. 262). Dans sa structure, elle est faite de séquences de paires adjacentes servant entre elles de contexte pour la compréhension des contenus indexicaux que recèle la conversation. La conversation est toujours une pratique qui consiste pour les acteurs à faire ou à projeter du sens les uns pour les autres au sujet de ce qu’ils sont en train de faire ensemble (activité ou pratique sociale), à partir de ce que chacun fait. L’objectif de l’analyse conversationnelle est « d’expliquer les méthodes ou les pratiques que les gens utilisent pour construire les actions et les activités du quotidien » (Pomerantz & Fehr, 2011, p. 166). Des formes d’interactions apparaîtront ainsi qui vont typifier, par exemple, comment fonctionnellement, mais surtout structurellement, certains acteurs peuvent parler plus que d’autres, interrompre, respecter les tours de parole, rester cohérents et établir des rapports (Kerbrat-Orecchioni, 1990). La méthode de l’analyse conversationnelle insiste sur l’observation itérative. Elle seule permet l’identification des ordres conversationnels, des formes ou des régularités, et ce, dans les activités et les actions que les premières appellent dans les tours de parole (monopolisés ou pas; objets de lutte ou pas), dans la pertinence rétrospective des actions de chacun (et qui démontre leur compréhension), dans les réparations et les manières de sauver sa face et celle des autres, dans la nature des connaissances d’arrière-plan qui sont chaque fois présumées, attendues et projetées dans les actions des participants (projetant cette fois-ci des relations plus ou moins stratégiques entre les participants), et, enfin, dans la façon de délimiter des épisodes d’interaction (de manière formelle ou informelle, sur certains thèmes).
2.8 La grounded theory (GT), méthodologie de la théorisation enracinée (MTE), théorisation ancrée (TA)
La théorisation ancrée est une approche qui précise un phénomène donné à partir de l’observation systématique des cas ou des situations qu’elle considère comme des instances de ce phénomène (Laperrière, 1997). Elle cherche à produire la théorie pertinente d’un phénomène, c’est-à-dire pas tant l’explication, mais plutôt la compréhension de ce dernier : « La théorisation ancrée vise d’abord l’élaboration d’une théorie, certes enracinée dans la réalité empirique, mais n’en constituant pas une description » (Laperrière, 1997, p. 309). La démarche s’intéresse également aux processus sociaux fondamentaux qui sous-tendent le phénomène à l’étude. Cette théorie a pour unité d’analyse les incidents ou les problèmes concrets reliés à la dynamique des phénomènes psychologiques ou sociaux tels que vécus par les acteurs dans une situation exemplaire. Ces incidents sont considérés comme des indicateurs et des catégories de concepts qui se vérifient à partir des indices de la situation et du contexte qu’on intègre jusqu’à saturation. Il devient possible d’éprouver la plausibilité d’une interprétation provisoire de ces incidents et des stratégies mises en place par les acteurs pour les résoudre. Les techniques de comparaison dans la TA permettent de faire ressortir des similitudes et des contrastes dans les données relatives aux actions et/ou aux relations. Le Tableau 3 fait ressortir les ressemblances entre les étapes majeures de l’analyse inductive décrites par la théorisation ancrée et celles que l’on retrouve dans ce qu’on appelle la méthodologie de la théorisation enracinée. Cela dit, des auteurs font aussi ressortir des différences, comme par exemple Méliani (2013).
2.9 La grounded practicaltheory
Craig et Tracy (1995) se sont attelés à construire une démarche d’investigation permettant de lier la pratique, c’est-à-dire ce que les acteurs font ensemble, à la théorie, c’est-à-dire la compréhension de la pratique, et ce, dans le but de donner de la cohérence au couple théorie-pratique et de permettre une adaptation mutuelle; ils ont appelé cette démarche la grounded practical theory (GPT). Cette dernière tient compte des dimensions interprétatives et morales d’une pratique, elle se fonde sur la conversation entre et avec les acteurs, sans surimposer un cadre intellectuel à celle-ci. Elle ne dicte pas mais informe et rend possible l’émergence des propositions concernant divers problèmes, techniques et idéaux de la communication dans l’organisation. « La reconstruction théorique d’une pratique signifie qu’une pratique est typifiée ou idéalisée de façon que les cas particuliers qui l’illustre peuvent être reformulés dans des termes plus généraux et moins spécifiques qui dépendent moins des particularités de leurs contextes »[13] [traduction libre] (Craig & Tracy, 1995, p. 252). La GPT analyse les discours, autrement appelés des actes de communication, à trois niveaux : soit le niveau technique (comment s’effectuent, concrètement, les pratiques), le niveau des problèmes (contextuellement, en quoi cette pratique n’est pas efficiente) et le niveau philosophique (en quête de la situation idéale). La GPT se concentre particulièrement au niveau des problèmes puisque ces derniers sont ceux qui mettent en exergue les actions, les pratiques, les façons de faire et les stratégies à évaluer, à modifier, à reformuler, etc. C’est au niveau des problèmes qu’une stratégie d’action se crée (niveau technique) et qu’une réflexion normative (niveau philosophique) permet de déterminer la situation idéale.
2.10 L’analyse par catégories conceptualisantes
Le sens des représentations et des vécus des acteurs peut être catégorisé à l’aide de concepts pertinents et appropriés (Paillé & Mucchielli, 2003). Cette méthode d’analyse jette les bases d’une théorisation des phénomènes étudiés de façon directe, sans qu’il y ait de décalage entre l’annotation du corpus et la conceptualisation des données. Elle permet de mettre en exergue ce qu’il y a de central dans la TA et la MTE, à savoir le sens qui émerge de la dynamique d’une situation problématique. Pour Paillé et Mucchielli, les unités d’analyse sont des actions sociales qui ont lieu autour des problèmes et des incidents advenant dans le vécu des acteurs d’une situation. En ce sens cette approche méthodologique s’apparente à la GPT.
La méthode des catégories conceptualisantes enclenche le processus d’inférence par le truchement de la tension entre singularité de l’action et généralité du concept. En effet, il s’agit ici d’efforts divergents qui isolent, délimitent, extraient une donnée de son contexte pour lui accorder toute l’attention alors que l’effort convergent rassemble, compare, amalgame, réintroduit le contexte. Il y a une alternance entre ces deux efforts dans l’analyse, créant ainsi la tension entre singularité et généralité. La généralité est découverte par induction à force d’accumulation de matériaux apparentés; elle passe en partie par la saturation des catégories une fois que l’analyste y a vu la généralité recherchée.
2.11 L’enquête pragmatique systémique
Pour évoluer, participer, avancer, il faut connaître. Or, les participants connaissent en interaction, par le dialogue. Ce dialogue est composé de conversations non réflexives permettant une évolution du sens, et qui sont mises en exergue par l’enquête pragmatique systémique (EPS). Dès qu’une personne interagit, elle voit et crée du sens au travers du langage et, de ce fait, construit une réalité. Pour Cronen (2001), les échanges doivent être examinés sous le point de vue des participants. À chaque fois que nous entrons dans une conversation, nous avons des attentes qui orientent ces interactions. L’enquête pragmatique systémique (EPS) se caractérise par l’affirmation selon laquelle les actes de langage sont constitutifs d’une situation dans la mesure où ils sont utilisés de part et d’autre pour créer du sens. Chaque contribution conversationnelle s’interprète dépendamment du contexte des autres contributions; de cette façon, il y a une cohérence qui émerge des interactions pour englober toute la situation. Cette cohérence décrit la manière dont le sens est obtenu dans une conversation. Les conversations deviennent alors une série d’événements ou d’actes qui s’interconnectent de façon complexe et qui sont affectés par chacun des participants qui les affectent en retour.
3. Critique des approches méthodologiques inductives
Les approches méthodologiques vont de pair avec les théories et les problèmes théoriques qui les inspirent; ces dernières vont en effet donner sens aux données que ces approches sont susceptibles de recueillir. Les méthodologies inductives, mais tout particulièrement les approches méthodologiques inductives, doivent être mobilisées et utilisées d’une manière adaptée à la théorie dont elles sont au départ l’émanation (Gephardt, 2004). Il existe, comme nous l’avons montré, une diversité de méthodologies qui correspondent effectivement à la diversité des conceptions théoriques. Mais les approches méthodologiques particulières qui découlent des quatre grandes méthodologies (l’expérimentation, l’enquête/sondage, l’enquête naturaliste et l’analyse de textes) ne semblent pas refléter individuellement ni être en mesure d’intégrer la complexité de la communication organisationnelle compte tenu des dimensions multiples de celle-ci en tant que système d’interprétation. Nous avons abordé cette complexité quand il a été question des objets d’induction organisationnels, objets interdépendants, censés être taclés dans la recherche en communication organisationnelle, particulièrement dans la perspective interprétative. Ceux-ci, comme on l’a vu dans la Figure 1, manifestent entre eux une unité théorique logique et cohérente que les approches méthodologiques particulières peinent à rendre, semblant ainsi incapables de refléter la complexité théorique du phénomène qui les concerne.
Les approches méthodologiques sont des solutions aux problèmes reliés à la construction de la preuve des propositions et des modélisations au sujet des objets ou des dimensions dont les théories indiquent l’existence. Les méthodes, tout comme les approches méthodologiques disponibles, doivent correspondre ainsi aux exigences des conceptions et des approches théoriques qui mettent de l’avant ces objets. Ces méthodes sont réputées incomplètes lorsqu’elles ne parviennent pas à inclure ou à rendre visibles, à partir des solutions qu’elles offrent, les objets ou les dimensions que l’approche théorique intègre.
Conclusion et proposition d’une stratégie appropriée aux systèmes d’interprétation
Les approches méthodologiques incomplètes ne peuvent pas rendre visible la dynamique des systèmes d’interprétation, sinon que partiellement. C’est pourquoi nous avons besoin de les compléter dans une stratégie méthodologique à plusieurs niveaux. La combinaison des approches méthodologiques, au-delà de la conventionnelle triangulation qui concerne certaines méthodologies, est recommandée par la plupart des chercheurs (notamment Baxter, 2011; Gephardt, 2004; Paillé & Mucchielli, 2012). Le Tableau 2 sur les objets d’induction organisationnels est une façon possible d’envisager ces combinaisons.
Par exemple, il est clair que l’analyse textuelle et l’analyse thématique sont d’une grande complémentarité entre elles, mais aussi avec plusieurs autres approches méthodologiques. Elles complètent bien les approches ethnographiques (Fairclough, 2003; Gephardt, 1993), l’analyse du discours dans presque toute sa variété, l’analyse dialogique (Baxter, 2011), l’analyse interactionnelle, la grounded theory, ainsi que l’analyse rhétorique. On peut également voir que la théorisation ancrée s’accommode très bien de la recherche-action et de la théorisation ancrée pratique (grounded practical theory, GPT). Avant tout, toute stratégie de recherche multiétagée devrait toujours réfléchir à la possibilité d’intégrer l’analyse thématique et textuelle, dans la mesure où on doit considérer qu’elles permettent de nommer les objets et les processus qui participent à l’interprétation des événements organisationnels.
Une stratégie de recherche multiétagée se déploie à trois niveaux dans le sens de montées successives en généralité : une approche méthodologique préliminaire, une approche méthodologique intermédiaire et une approche méthodologique centrale. L’approche méthodologique préliminaire est celle qui va faire le travail d’analyse permettant d’identifier et de décrire les objets d’induction organisationnels d’intérêt pour le chercheur. L’analyse textuelle et l’analyse thématique sont les candidates toutes désignées à cette étape du déblayage des données. Elles enclenchent le processus de réduction ou de synthèse du corpus; elles permettent d’y repérer de manière appropriée pour le chercheur les objets sur lesquels vont s’appliquer les analyses intermédiaires (par exemple les dires et les faits permettent d’identifier et d’extraire du corpus des relations entre acteurs, des thèmes et des dispositifs de communication). Le but des approches méthodologiques intermédiaires est d’utiliser ces différents objets préliminaires pour en induire des règles, des stratégies et des justifications. La fonction des approches méthodologiques centrales est de comparer les différentes catégories intermédiaires pour en déterminer la dynamique particulière à l’oeuvre; des dynamiques prenant chaque fois en charge plusieurs catégories d’objets en même temps pour faire émerger, par exemple, des sous-textes, des mondes et des interprétations.
Toutefois, la grande difficulté de ces combinaisons d’approches dans ces trois niveaux tient au fait que l’induction, comme le montre le Tableau 2, et donc les approches méthodologiques qui s’en réclament, implique souvent un processus itératif entre les données et des propositions théoriques (même en évolution). La proposition ou la théorie à l’origine d’une approche méthodologique donnée peut ne pas être complémentaire avec celle qui accompagne l’approche méthodologique avec laquelle on voudrait établir une combinaison. On court ainsi le risque d’avoir des positions épistémologiques et ontologiques contradictoires, qui peuvent se refléter dans l’interprétation des résultats de recherche. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on a une pléthore de versions de l’analyse du discours; les propositions théoriques que chacune d’elles applique ne sont pas toujours compatibles entre elles. Par exemple, l’analyse critique du discours à la Phillips et Jorgensen (2002) est appariée à une théorie du discours qui n’est pas celle adoptée par Fairclough (2003) dans son type d’analyse critique du discours. Cela nous laisse avec l’option qui consisterait à s’appuyer sur une théorie qui démonte les mécanismes de convergence ou d’interprétation commune et qui est en soi assez compréhensive, telle que, par exemple, la théorie de l’équivalence, susceptible de servir alors d’appui dans le raisonnement méthodologique inductif ainsi que pour l’interprétation en cours des données. Autrement dit, la stratégie de recherche multiétagée est d’autant plus pertinente qu’il s’agit de faire la preuve d’approches théoriques complexes, capables d’embrasser les différents objets d’induction organisationnels dans leur interdépendance. Toutefois, les théories et les modèles moins complexes peuvent tout de même profiter d’une stratégie de recherche multiétagée, même limitée, dans la mesure où la plupart du temps on y mobilise plus qu’un seul objet. Un modèle est un modèle justement parce qu’il met en relation plusieurs dimensions théoriques.
L’analyse du discours comme approche méthodologique procède comme on l’a vu à l’appariement théorie-méthode. Mais, bien souvent, les théories actuelles et les modélisations qui en découlent[14] développent de moins en moins les aspects méthodologiques de leurs conceptions théoriques, ayant comme résultat que les approches méthodologiques en cours semblent, la plupart du temps, décrochées de leurs considérations théoriques d’origine. Les choix des approches méthodologiques textuelles et naturalistes sont faits dans l’ignorance de ces ancrages, mais seulement au gré des opportunités qu’y trouve le chercheur.
Il est possible pour une théorie, et ceci devrait être la norme à en croire Bourdieu, Chamboredon et Passeron (1983), de spécifier des approches méthodologiques compatibles et d’élaborer sur la manière dont les objets dont elle prétend l’existence peuvent être rendus visibles par ces approches méthodologiques.
Plus la théorie ou le modèle sera complexe (comportant plusieurs objets d’induction), plus elle devra spécifier des combinaisons d’approches méthodologiques reliées, cohérentes et pertinentes non seulement entre elles, mais aussi entre ces approches et les objets d’induction mobilisés par les théories et les modèles.
Parties annexes
Notes
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[1]
Pour une synthèse, voir Fairhust et Putnam, 1998; Taylor, 1999; Ashcraft, Kuhn et Cooren, 2009; Taylor et Van Every, 2000; Taylor, 1996; Taylor, Cooren, Giroux et Robichaud, 1996; Giroux, 1996; Robichaud, Giroux et Taylor, 2004.
-
[2]
Taylor et Van Every (2000, p. 96) parlent d’un « frame knowledge » susceptible d’être élargi pendant le processus de communication.
-
[3]
La mutualité est la logique fondamentale du dialogue par où les interlocuteurs respectent la règle d’or qui consiste à faire à autrui ce qu’on désire qui soit fait pour soi-même; ce qui aboutit à faire ensemble ce qu’aucun ne peut faire tout seul (Cissna & Anderson, 2002, p. 179-180; Freire, 1980). Le dialogue est toujours « mutually other-oriented » (Linell, 2001, p. 35).
-
[4]
Ce sont des structures d’interprétation et d’encadrement déterminant les modèles et les règles ordinaires de circulation de l’information. Rouquette (1998) en dénombre cinq.
-
[5]
« “Dialogue” refers to a formal property of spontaneous talk : it’s bipartite pattern » (Taylor & Robichaud, 2004, p. 400).
-
[6]
Ces présuppositions ou postulats avec les propositions générales qui les manifestent forment des sous-textes dont la convergence entre les acteurs peut être empiriquement vérifiée (Geertz, 1973; Katambwe, 2011, pp. 251-290; Taylor & Van Every, 2000, pp. 97 et 103).
-
[7]
Parlant de la stratégie de l’euphémisation de la violence ouverte ou symbolique, Bourdieu (1978, p. 217) fait la généralisation suivante entre action et stratégie/forme : « mettre des formes, c’est faire de la manière d’agir et des formes extérieures de l’action la dénégation pratique du contenu de l’action et de la violence potentielle qu’elle peut receler ». La forme est aussi importante que l’action.
-
[8]
Par exemple, une proposition ou un énoncé peut être considéré comme un cas dans une classe de propositions/énoncés au sujet de situations organisationnelles mobilisant des énoncés interlocutifs ou non.
-
[9]
Il existe une quantité appréciable d’approches méthodologiques inductives que nous n’aborderons pas dans cet article. Pour de plus amples considérations, voir Paillé et Mucchielli, 2003.
-
[10]
L’appellation anglaise est plus connue: coordinated management of meaning (CMM)
-
[11]
« processes and products that are jointly co-constructed, coordinated, contextualized and mutually interdependent activities of both (all) interactants » (Markova & Linell, 1996, p. 355).
-
[12]
« Texts …are definite forms of numbers, words and images that exist in a materially reproductible forms » (Smith, 2001, p. 164).
-
[13]
« Theorical reconstruction of a practice means that a practice is typified or idealized such that particular instances are redescribed in less context-specific, more universalized terms » (Craig & Tracy, 1995, p. 252).
-
[14]
Elles constituent des formes ou des hypothèses qui ont besoin d’être mises à l’épreuve et validées de manière inductive ou autre : « La modélisation est l’équivalent de l’hypothèse des sciences positivistes » (Mucchielli, 2010, p. 165).
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