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La pandémie de COVID-19 induit des bifurcations et des réajustements forçant la mise en oeuvre d’une ethnographie mouvante, guidée ou déroutée par l’inconnu et la sérendipité. C’est ainsi qu’après avoir reporté de cinq mois mon départ sur le terrain et bravé les embûches de l’administration dans cette période délicate, je suis arrivée à Barcelone en septembre 2020, dans le cadre de mon doctorat réalisé à l’Université Laval, à Québec.

Dans un contexte où mes intérêts de recherche portent sur les questions de démocratie et de technologie, mon objectif vise à explorer les effets sociopolitiques de la participation dans les makerspaces[1] de Barcelone, ces lieux où, sur une base volontaire et dans le cadre d’un loisir la plupart du temps, des personnes se regroupent pour participer à des ateliers ou pour réaliser des projets d’électronique ou de fabrication numérique, c’est-à-dire impliquant des imprimantes 3D, des découpeuses laser et des brodeuses numériques, par exemple.

Dans cet article, je rassemble autant des anecdotes que des réflexions et analyses émanant de ce terrain au cours duquel j’ai trébuché quelques fois. Mais il m’a aussi offert plus que ce que je venais chercher. En effet, en lien avec la crise d’approvisionnement autour des masques, les makers[2] de Barcelone et d’Espagne se sont organisés efficacement pour fabriquer des équipements de protection et se coordonner pour les distribuer localement à toutes institutions sanitaires qui les nécessitaient en urgence. Les makers sont ainsi passés de bricoleurs incompris à des emblèmes médiatiques de la résilience en temps pandémique ; de geeks un peu désocialisés à travailleurs essentiels fabricant des instruments de lutte contre la propagation de la pandémie de COVID-19. Ils ont eu la chance d’expliquer, au grand public comme aux édiles, en quoi ils sont nécessaires. Ils ont été les seuls autorisés à sortir pour aller fabriquer des visières, des respirateurs et autres items vitaux, oeuvrant en première ligne au même titre que les services de soin et les épiceries. Au placard, les petits Yoda (personnages de l’univers de Star Wars fréquemment imprimés en 3D), rangés les kits d’électronique, c’est du sérieux, cette fois, les makers sauvent des vies. Ils ont orchestré un élan de solidarité remarquable. Ce tour de force est digne de mention, puisqu’en ce moment de crise, les makers ont eu la capacité d’exister, de se révéler et de déployer presque sans délai leur potentiel dans la faille béante créée par la pandémie et la rupture dans les chaînes d’approvisionnement. La production locale et l’émancipation des chaînes d’approvisionnement lointaines sont des thèmes qui ont le vent en poupe et les makers ont répondu présents avant même d’être sollicités. Ainsi, la crise d’approvisionnement en masques a fait naître la figure du « maker-héros », le maker d’utilité publique qui propose une fabrication numérique locale d’intérêt général ravivant la flamme de la ville productive. Ce modèle de développement urbain favorise la relocalisation de la production, la mobilisation des ressources matérielles et immatérielles, et le déploiement de l’intelligence collective sur les territoires métropolitains (Besson 2017).

Je suis arrivée sur le terrain après la vague de fabrication des visières de protection et après le confinement strict où les Barcelonais ont été appelés à rester chez eux pendant trois mois. C’est en visitant l’exposition « Makers vs COVID » en novembre 2020, à la Fab Casa del Mig, un makerspace situé dans le parc de l’Espanya Industrial à Barcelone que j’ai saisi l’ampleur du mouvement. Ainsi, j’ai décidé d’inclure cette thématique relative à la pandémie dans les entrevues que j’ai réalisées quelques mois plus tard. Le matériel exploré pour ce texte se compose d’articles scientifiques, d’articles de presse, de rapports, de mes notes d’observation et de ces matériaux d’entrevues. La construction des équipements de protection des makers n’est pas devenue centrale dans mon projet, mais cette pratique s’est néanmoins imposée comme un point tournant à prendre en compte. Elle a considérablement accru la visibilité et de l’action des makers à Barcelone et en Espagne. L’examen de cette incursion des makers dans la production de matériel médical a aussi permis de mieux comprendre les dynamiques politiques et citoyennes en place autour de la fabrication numérique.

Dans une première partie, je présente les impacts de la pandémie de COVID-19 sur mes travaux ethnographiques. Dans une seconde partie, j’explore les effets du manque d’équipements de protection sur l’activité des makers qui ont démontré leur pouvoir d’agir et leur utilité sociale. Et enfin, je conclus sur les limites et conditions de cet affranchissement espéré de la chaîne d’approvisionnement au profit d’un retour à la production locale.

« Conversations avec un pot de fleurs » ou l’influence d’une pandémie sur un terrain de recherche…

Les résultats d’un article sont parfois présentés comme le fruit d’un cheminement linéaire et sans embûches, d’un terrain lisse et généreux où les procédés méthodologiques réfléchis en amont fonctionnent à la perfection, une fois sur place. C’est en tout cas l’impression qui se dégage lors de leurs restitutions dans les écrits scientifiques. Yates-Doerr (2020, 235) nous rappelle que « The heroism [...] still drives some kinds of anthropological writing and analysis ». Or, j’ai toujours aimé lire les histoires d’anthropologues en anti-héros et toujours eu beaucoup d’intérêt pour les dessous de la recherche et par conséquent les faits de terrain qui ne se déroulent pas comme prévu. La pandémie est une chance unique pour cela, « [...] to learn how to work outside the script » (Yates-Doerr 2020, 240). C’est cette histoire d’un cheminement épique et non conventionnel que je relate ici.

Première génération d’universitaire et littéralement transfuge de classe, j’ai embrassé le rêve d’être anthropologue dès l’âge de 17 ans, quand j’ai repéré dans un magazine d’orientation professionnelle, un tout petit encadré qui évoquait l’anthropologie. Le romantique de la description basée sur la découverte des autres cultures m’a séduite. Je voulais voir le monde et vibrer intellectuellement. Cette anecdote est à mettre en relation avec le moment où, 23 ans plus tard, sur mon terrain à Barcelone (le rêve, non ?), je me suis retrouvée sur la terrasse de mon appartement, dépitée par les fermetures de makerspaces dues à l’augmentation de l’incidence pandémique et par mon isolement, car ni la famille ni les amis ne pouvaient me rendre visite. Quand le terrain a la saveur d’un exil temporaire choisi, mais avec des formes imposées ! Et pourtant, le terrain est central en anthropologie : « Yet “the field” still possesses a magical aura and centrally defines both the practice and the status of the anthropologist » (Daynes et Williams 2018, 13-14). Que faire alors, en période de pandémie, quand le terrain qui est le sésame pour obtenir un doctorat, le rite initiatique de l’anthropologue en devenir, se ferme sous nos yeux ? Pour surmonter ce moment de désarroi, j’ai développé quatre nouvelles passions dont le lien ne semble pas évident au premier abord : les fleurs, la Corée du Sud, le rétrogaming[3] et la robotique éducative.

Premièrement, je me suis mise à planter des fleurs sur mon balcon ensoleillé à Barcelone. Ce balcon m’a permis de voir la ville, de la montagne, à l’ouest, jusqu’à la mer, à l’est. Ce vaste panorama de la ville, j’ai cherché à le sonder pour voir si des pépites étaient susceptibles de se transformer en données de terrain ne pouvait pas en émerger ou, à tout le moins, une esquisse de réflexions sur l’agencement urbain qui m’était donné à voir. Après mon tour d’observation, je m’asseyais sur une petite chaise, face à une table sur laquelle j’avais posé un pot de fleurs (des cyclamens) et je me questionnais sur la manière de poursuivre mon terrain. Fallait-il rentrer ou persister ? Quelle devait être ma stratégie pour rebondir et rassembler malgré tout suffisamment de données pour réaliser la thèse ? Pour me distraire, je suis allée lire quelques pages Web sur l’entretien des cyclamens et j’ai bien ri quand j’ai vu que cette plante symbolise l’amour sincère et une relation durable : quelle belle métaphore de mes liens avec mon doctorat ! Ainsi, en début de terrain, j’ai effectué mes exercices de réflexivité avec un cyclamen. J’avais provisoirement remplacé les makers par les non-humains végétaux et ma plus grande peur était de finir par écrire une thèse intitulée « Conversations avec un pot de fleurs ».

À peu près à la même période, je me suis prise d’intérêt pour la Corée du Sud. Ça peut sembler étrange à Barcelone, mais j’ai vécu en colocation avec deux autres personnes, dont un Coréen qui a constitué l’essentiel de ma vie sociale dans les premiers mois. Ainsi, j’en ai appris plus sur la Corée du Sud que sur les makers en début de terrain. J’ai notamment été marquée par le fait que mon colocataire m’exprimait à la fois son souhait et l’impossibilité de faire de l’anthropologie dans son pays d’origine. Il m’a expliqué qu’en Corée du Sud, l’individu est le produit d’une société, dans le sens où il a des devoirs comme enfant, comme parent, comme collègue, comme mari et ses obligations comme membre d’une communauté passent avant ses goûts personnels. Ayant obtenu de bons résultats au secondaire, il s’est retrouvé propulsé à l’université à Séoul, dans une des filières d’excellence qui enseigne la gestion d’entreprises. Fait comique dans cette histoire, il vient d’un milieu rural où seul le métier d’agriculteur existe. Il n’avait aucune notion de ce que sa discipline signifiait. C’est ainsi que j’ai mesuré à nouveau et en dépit des difficultés momentanées, le luxe dont je bénéficie de pouvoir faire de l’anthropologie. Faire de la recherche en sciences sociales serait donc un privilège improductif réservé à quelques-uns !

Vivre en colocation a été, par ailleurs, une idée à saveur aigre-douce. C’était merveilleux pour surmonter l’isolement lié à un terrain en période de pandémie de COVID-19, mais ça multipliait les chances d’être un « cas contact ». C’est ainsi que trois confinements plus tard, je suis devenue experte de mes deux jeux électroniques portables Nintendo Game and Watch produits au Japon dans les années 1980. Un jour, par un hasard total, le technicien d’un makerspace où je me rendais de manière hebdomadaire est venu me montrer le projet sur lequel il travaillait : un Game and Watch géant (rebaptisé par ses soins : Play and Learn) fabriqué avec l’impression 3D imitant, avec les LED et la programmation, le jeu Octopus. Quand je lui ai parlé de mon intérêt pour ces jeux, il est allé alerter tous les makers du lieu en leur disant « Sandrine connaît les Nintendo Game and Watch ». Cela a donné lieu à d’intéressantes conversations qui m’ont laissée entrevoir par la suite que des récits de vie de makers qui ont été bricoleurs, joueurs, programmeurs avant que le mot « maker » n’existe ne seraient pas dénués d’intérêt. Ma procrastination rétro-ludique n’a donc pas été inutile pour mettre un pas de plus dans la communauté étudiée.

Dans un état d’esprit semblable, pour braver certains moments confinés, mais avec cette fois la conscience que cela pourrait être un sujet de discussion avec les makers, je me suis divertie avec un petit robot « Maqueen » qui fonctionne avec un microprocesseur très utilisé dans les makerspaces (la carte micro : bit) et du code informatique à programmer pour le mettre en mouvement. Effectivement, mes questions sur le fonctionnement de ce robot m’ont permis d’amorcer plusieurs discussions avec des techniciens de makerspaces que j’avais parfois plus de mal à aborder.

À tout cela, s’ajoute le fait que j’ai appris et pratiqué une langue, le castillan, dans un environnement perpétuellement masqué. C’était la troisième langue étrangère que j’apprenais dans ma vie et je n’aurais jamais cru que cela puisse se faire avec des masques. Inspirée par le besoin d’explorer la ville et stimulée par la maxime de Nietzsche (2017, 77) selon laquelle « seules les pensées qui vous viennent en marchant ont de la valeur », j’ai arpenté beaucoup de rues et quartiers à Barcelone. J’ai également réalisé des entrevues informelles en marchant. Nous les faisions à l’extérieur pour éviter les risques de contamination et parce que les lieux n’étaient pas rouverts (makerspaces ou cafés) entre la première et la deuxième vague de COVID-19, durant l’automne 2020. Ces entrevues informelles masquées, réalisées dehors et marchant dans le vent frais de novembre, me questionnaient sur la praticabilité de ce terrain urbain mouvant et pandémique. Que m’apportait cette ethnographie à tout prix ? Pourquoi faire un terrain la peur au ventre ? Il semble que la possibilité de récolter des données sur l’activité maker dans une période inédite, de documenter un moment historique demeure intéressante. Par ailleurs, une recherche sur le « faire ensemble » et la participation au sein d’univers numériques matériels s’accommode mal d’une ethnographie en ligne et à distance.

Finalement, dans la période plus confinée au début du terrain, mes interlocuteurs avaient du temps pour me parler. Aussi, en étant soumis aux mêmes contraintes sanitaires et à la fermeture de la ville, nous partagions une certaine vulnérabilité, une proximité inattendue qui confirme l’importance de la coopération, comme nous dit Alma Gottlieb, en proposant de dépasser la figure mythifiée de l’ethnographe solitaire. Avec les participants de ma recherche, nous nous proposions, parfois sans nous connaître, de nous entraider, de faire une épicerie en cas d’isolement des uns ou des autres. L’anthropologue Emily Yates-Doerr (2020, 240) développe le terme « Antihero care » pour ne pas minimiser « how the ideas born from vulnerability and interdependence are some of the most powerful in the field ». C’est ainsi que dans un contexte de distanciation sociale recommandée, j’ai déployé à tâtons une stratégie d’immersion dans la communauté qui m’intéressait. Rapprocher distanciation et immersion dans une même réflexion et pire encore dans une même réalité demande de la créativité, de l’empathie et de l’écoute d’une divergence de points de vue et d’attitudes parfois antagoniques en temps pandémique.

Une autre personne, devenue une amie, a joué un rôle important et inattendu : phare, ange gardien, fournisseuse de plantes vertes, de romans graphiques, de pain frais et autres douceurs en confinement, compagne de balade sur le chemin des oliviers et sous le soleil d’hiver. Je me souviens avec plaisir de nos discussions improvisées dans le petit jardin tranquille et luxuriant du bâtiment historique de l’Université de Barcelone. Pourquoi les amitiés qui se développent sur des terrains ou à leurs marges sont si peu évoquées dans les ethnographies ? Il y a pourtant des gens qui font briller une expérience de terrain, qui la rendent possible en ravivant le coeur quand l’esprit surchauffe. J’ai suivi la proposition méthodologique de l’anthropologue Anand Pandian (2019, 5) pour les temps difficiles : « Humanity is less our object than our medium, a quality we work on and with ».

Lors de ce terrain chaotique où le cumul des nids de poules rendait improbable statistiquement la possibilité de les éviter tous à 100 %, j’ai finalement contracté la COVID-19 au coeur d’un mois de juillet 2021 caniculaire. Isolée et alitée dans ma chambre sous les toits et sans climatisation, je ne savais plus si je suais de fièvre ou à cause de la température extérieure. J’ai connu alors un bris d’approvisionnement d’énergie pour mon corps et d’idées dans mon cerveau qui expérimentait les zones troubles et nébuleuses du brouillard cérébral. Ont suivi trois mois de fatigue intense que je n’avais pas vraiment anticipés comme faisant partie de ce qui pouvait arriver sur le terrain. Pour cette raison, cela menait parfois à un certain découragement de ne pas pouvoir être l’ethnographe investie par monts et par vaux. Cette fatigue me semblait illégitime et pourtant d’autres anthropologues ont rappelé que les désagréments physiques font partie de la « normalité » d’un terrain de recherche : « During fieldwork, the body too goes on a tumultuous ride, a ride that we often have little control over » (Sheild Johannson et Montesi 2021, 66). La fête de l’impression 3D à Barcelone a lancé la reprise active et régulière de mes activités de terrain en octobre 2021. Un terrain en toute circonstance, mais encore plus lorsqu’une épidémie éclate, laisse la chercheuse à jamais transformée. Des bouts de moi sont restés accrochés là-bas. Il est temps de voir maintenant si se jeter dans l’abîme du terrain pandémique a produit des données pertinentes. En s’intéressant aux failles et aux aspérités non attendues du réel, cette ethnographie peut-elle enrichir une épistémologie maker ?

Les makers à l’assaut de la pandémie : Ancrage territorial et chaîne de solidarité à géométrie variable

La crise d’approvisionnement des équipements de protection m’a amenée à faire un pas de côté dans ma recherche ethnographique. Même bousculée, celle-ci a révélé la manière dont les communautés makers se sont mobilisées pour lutter contre la pandémie, mais aussi comment elles se sont mises en scène et se sont racontées, les valeurs qu’elles ont voulu associer à leur mouvement, ce qui constitue autant de données précieuses pour comprendre leurs représentations du monde.

Bien que les contraintes liées à la pandémie de COVID-19 aient rendu impossible ou invisible un certain nombre de revendications de la société civile et qu’une partie des citoyens se soit volontairement soumise aux recommandations des États en matière de santé publique au prix d’un renoncement à certains droits relatifs à la privatisation de leurs données, cette période pandémique n’a pourtant pas été exempte de mobilisations populaires et citoyennes (Pleyers 2020, 299).

Les makers ont déployé une organisation collective, solidaire et efficace de grande ampleur, tout en ayant bénéficié d’une visibilité médiatique et politique sans précédent. Or, ce qui se joue sur le plan symbolique lors d’une telle crise est important : « The COVID-19 outbreak is a battlefield for alternative futures. A better understanding of the crisis and its aftermath requires analyses of social actors who struggle to shape the meaning of the crisis and hope to have an impact on the world that will come out of it » (Pleyers 2020, 208). Du chaos impromptu peut surgir soit le découragement et le cynisme, soit la possibilité d’inventer une nouvelle manière de produire du sens pour d’autres voies navigables que celles en place actuellement : « Uncertainty [...] opens up pathways of what might be next and enables us to creatively and imaginatively inhabit such worlds with possibilities » (Akama et al. 2018, 3). En effet, du brouillard peuvent naître des lueurs significatives pour l’imagination suggérant d’autres façons de faire et de vivre ensemble. Alors, que retenir de l’action des makers face à la pandémie ?

Au niveau international, les occasions de démontrer l’utilité de la fabrication numérique sont saisies pour bâtir un narratif plus efficient à l’aune de la pandémie, comme le fait le fondateur du mouvement des Fab Labs, Neil Gershenfeld :

When countries closed their borders, fabbers and makers opened channels to share knowledge and experiences that united them in a worldwide creative and collaborative response. When governments were figuring out what to do, fabbers and makers responded by donating their time, machines, and materials, sometimes risking personal health and safety, to bring PPE to frontline responders, healthcare workers, fire departments, nursing homes and more -- proving that a fab lab is more than a rapid prototyping space, it is a community resource, able to respond to any community need, quickly. […] Today the digital manufacturing revolution is no longer a promise, it is the New Normal

The Fab Foundation 2020

À la mi-mars 2020, les membres de la communauté makers en Espagne se sont retrouvés sur une chaîne de l’application de messagerie instantanée Telegram pour réfléchir à la création de respirateurs et d’autres équipements variés : les visières de protection, les ouvre-portes personnels et les protège-oreilles qui permettent d’attacher l’élastique des masques chirurgicaux derrière la tête pour que celui-ci n’endommage plus les oreilles de ceux qui portent pendant de très nombreuses heures. La visière de protection est devenue l’emblème de l’action des makers pour la lutte contre le virus (García Sáez et Cuartielles 2020, 525). Les makers d’Espagne, rebaptisés Coronavirus Makers, ont été les producteurs d’équipement de protection les plus importants à l’échelle de la planète.

Ce qui a surpris, c’est leur rapidité de réaction pour faire face aux pénuries d’équipement et à la crise sanitaire (Kieslinger et al. 2021, 3). L’explication de la fulgurance du développement de cette organisation autogérée tiendrait à ceci pour le leader des Coronavirus Makers de la région catalane : « en Catalogne, ça a très bien fonctionné parce que nous sommes habitués à nous associer facilement lorsque nous devons répondre à un besoin »[4]. Cela fait référence notamment aux mouvements de riverains qui se rassemblent souvent et luttent pour contrer la gentrification, pour défendre la création d’espaces publics ou encore pour la pérennisation de jardins communautaires autogérés dans leur quartier. L’ensemble de ces initiatives répond principalement à une défiance des gouvernements.

La ville de Barcelone est fière d’avoir mobilisé ses makerspaces municipaux (nommés Ateneus de Fabricació) pour la fabrication d’équipements de protection. Le Barcelona Centre for International Affairs a co-écrit un rapport avec le directeur du réseau des Ateneus de Fabricació intitulé : « Barcelona’s Coronavirus Makers : co-producing local solutions to a global pandemic ». Les auteurs déploient un argumentaire basé sur l’efficacité de l’organisation municipale, dans son alliance avec le mouvement des Coronavirus Makers. « The first batch of equipment was delivered to hospitals on March 22nd, seven days after the state of emergency was imposed in Spain. While national and regional governments were still debating who would buy what protective gear and how to distribute it, civil society was already acting » (Abdullah et Reynés Garcés 2020). Le groupe de volontaires barcelonais a atteint 2500 personnes en un mois. En entrevue, le responsable du réseau des Ateneus de Fabricació nous disait qu’il n’a pas été simple de convaincre la municipalité d’intervenir conjointement aux côtés du mouvement des makers bénévoles qui se mettait en marche. Il a expliqué : « la démocratie n’existe pas parce qu’elle a une couleur [politique]. La démocratie existe parce qu’elle a une valeur, et cette valeur est qu’elle est un outil de la communauté. Par conséquent, au moment où il y a une crise, quelle qu’elle soit, en l’occurrence la crise [sanitaire de] COVID, nous devons nous aligner sur la communauté afin de travailler ensemble ». La municipalité a ainsi décidé de participer activement à la mobilisation en faisant de ses makerspaces un rouage essentiel de la fabrication des équipements de protection.

In the last week of March, Barcelona City Council declared its network of Ateneus de Fabricació (fab labs that facilitate citizen-led socio-digital innovation) to be an essential service that was to remain operative during the state of emergency, in order to help increase the makers’ production levels. Along with other municipal maker spaces, the Ateneus de Fabricació have made their staff and over two dozen 3D printers available to produce protective equipment based on the Coronavirus Makers’ open-source designs. [...] Barcelona’s maker community and the city council’s Ateneus de Fabricació were able to partner up so rapidly and successfully because they could build on pre-existing cooperative relations.

Abdullah et Reynés Garcés 2020

Toutefois, les salariés des Ateneus de Fabricació et autres makerspaces en gestion municipale ont été mobilisés de fait par leur employeur comme nous le racontent certains avec qui j’ai réalisé des entrevues. « Ce fut une parenthèse. Mais ça ressemblait à l’usine parce que c’était : arriver, produire et ne pas s’arrêter ; ne pas s’arrêter et assembler. C’était des chaînes pour monter et distribuer », nous explique Arnau[5]. Contrairement à d’autres makers produisant des visières de protection chez eux, il ne s’agissait pas, pour les employés, d’une mobilisation volontaire et bénévole. « En fait, pendant la pandémie, j’ai eu un contrat à temps plein de 40 heures pour fabriquer des visières de protection. Ils ont changé les contrats des entreprises de “gestion de l’espace” à “fabrication” » nous dit Montserrat. Ainsi, longtemps après la fermeture des manufactures textiles et autres ensembles industriels à Barcelone, la relocalisation de la production s’est imposée comme une réponse urgente à une pandémie mondiale.

Les makers travaillant dans un espace de fabrication numérique sont devenus des travailleurs essentiels dont la présence était requise au même titre que les pompiers ou la police. L’animateur d’un lieu nous disait : « Je traversais la ville vide pour venir ici avec un permis, j’entrais, je me mettais à l’imprimante 3D et je concevais des visières pour aider pour [lutter contre] la COVID. J’avais une seule imprimante donc je me suis limité à distribuer des visières aux pharmacies du quartier ». Dans un autre espace de fabrication numérique, Manel, un technicien nous a expliqué :

Nous avons mis au point des outils qui se sont avérés essentiels contre la pandémie. Pendant que tout le monde était confiné, nous, nous avions le droit de sortir, même si c’était pour travailler, mais c’était déjà ça. […] Le pays n’était pas prêt du tout pour fournir des équipements de protection. Même si tu voulais en acheter, il n’y en avait nulle part. Donc les makers ont créé un grand groupe à l’échelle de l’Espagne avant de se subdiviser en régions. Nous avons fabriqué des visières, des ouvre-portes, des protège-oreilles, différents items qui pouvaient être fabriqués avec nos machines.

Certains lieux ont aussi mis en place des formations virtuelles à destination des citoyens : « Nous avons fait cela pour rendre le confinement un peu plus supportable et pour continuer à partager des connaissances », ajoute-t-il. Pour occuper les enfants, un autre espace proposait des défis maker en ligne.

Le confinement lié à la pandémie a été un moment d’atomisation sociale extrême qui a révélé le rôle des lieux physiques et des espaces de sociabilité, même quand il s’agit de pratiques numériques. Núria, technicienne d’un Ateneu de Fabricació, m’a confié que « Les gens viennent ici pour se changer les idées, pour faire avec les autres donc ils trouvent ça difficile que le lieu soit fermé. Et nous [les employés], notre plaisir, c’est de voir des gens dans notre espace donc c’est difficile pour tout le monde ».

Un espace de fabrication numérique situé dans un quartier assez défavorisé de Barcelone et davantage orienté vers le travail communautaire et l’alphabétisation numérique a connu d’autres réalités. Andreu, responsable du lieu, m’a signalé que « lorsque la pandémie est arrivée, les gens du quartier ont eu beaucoup de difficultés pour réaliser les procédures administratives numériques en ligne. Il y a même quasiment eu des manifestations pour demander la réouverture du lieu ». L’animateur de la structure qui joue aussi le rôle de technicien raconte qu’il a dû faire face à des situations très difficiles : « Une personne qui n’a pas de papiers, qui n’a rien à manger, comment peut-elle demander une aide financière pour se nourrir si elle ne peut pas démontrer qu’elle est vivante ? ». L’espace de fabrication numérique s’est associé à d’autres entités du district pour faire face à ce type de problèmes qui démontrent à nouveau que les fractures numériques sont avant tout sociales et économiques et reflètent d’importantes inégalités (Eubanks 2011). Les habitants de ce quartier ne possèdent pas tous des ordinateurs à la maison. C’est pourquoi l’équipe du lieu a récupéré une soixante de vieux ordinateurs afin de les remettre en service et de les distribuer aux familles dans le besoin. Et comme ailleurs, ils se sont mobilisés aussi pour la fabrication des visières de protection. Plusieurs imprimantes 3D sont tombées en panne pendant ce processus, ce qui a fait dire à mon interlocuteur, avec humour : « Il nous faut mettre l’écriteau : ces machines ont combattu [et perdu] contre le Coronavirus ! ».

Les employés des makerspaces municipaux ont compris qu’une occasion de reconnaissance et de développement du parc de matériels était à portée de main. L’un d’entre eux a dit : « Pendant la pandémie, nous avons fait acheter à l’administration municipale une découpeuse laser et deux imprimantes 3D pour participer à la fabrication des visières de protection ». Une employée d’un Ateneu de Fabricació a constaté que « le soutien politique a beaucoup augmenté pendant la pandémie lorsque nous avons commencé à fabriquer des visières de protection contre la COVID. Ada Colau [la mairesse] est venue ici et Collboni, le premier adjoint au maire. Et ça a eu beaucoup de répercussions ». La visibilité était grande. Le commissaire à l’innovation technologique de la ville de Barcelone a expliqué que la mobilisation des Ateneus de Fabricació pendant la pandémie a aidé « à matérialiser, à donner l’exemple, à enseigner la façon dont la fabrication numérique peut couvrir les besoins des gens, la façon dont la technologie peut être utilisée. Il s’agissait d’un exemple très clair, sans qu’il soit nécessaire de donner une explication théorique du rôle de la fabrication numérique ». Lorsque j’étais sur le terrain, les souvenirs du confinement strict et des imprimantes 3D en action étaient frais dans les esprits des citoyens. Ce sera intéressant de voir, à moyen terme, ce qu’il restera de cette épiphanie maker. Pour Jaume, coordinateur d’un espace de fabrication numérique : « La pandémie a aidé à donner de la visibilité aux makers à un moment précis. Si cela va s’inscrire dans la durée ou non, c’est une autre histoire ! ».

Les makers n’ont pas été les seuls à se mobiliser pour pallier le manque d’équipements de protection. Les couturières se sont organisées, répondant à des appels dans leurs réseaux pour fabriquer des masques en tissus alors que les stocks de couvre-visages étaient vides (Trigeaud 2021). À cela s’est ajoutée la mobilisation de certaines enseignes du textile, en Espagne sous le nom de Modistas solidarias (« les couturières de mode solidaires »), mais aussi de groupes qui ont parfois peu en commun, comme des religieuses jusqu’aux militaires parachutistes qui se sont mis à coudre des masques. Les journaux de toute orientation politique ont relayé ces actions dès les premiers jours du confinement, saluant l’effort unanimement (Atiensa 2020 ; Cervera 2020 ; Crespo-Garay 2020 ; Fernández 2020 ; García 2020). Le responsable du réseau catalan des Coronavirus Makers illustre sa vision des choses face à l’urgence : « ça m’est égal que tu sois fasciste ou républicain si tu vas livrer le matériel ». Une sorte de concorde universelle et transpartisane a existé le temps des premiers élans de solidarité et avant que ne viennent les critiques de la gestion de la pandémie ou des mesures sanitaires.

Les makerspaces ont l’ambition de développer de nouveaux rapports aux technologies, de favoriser la participation des citoyens à leurs activités (Smith 2017, 5). Chaque lieu est distinct selon la communauté et les objectifs qui l’animent, mais le travail collaboratif avec des fichiers ouverts et partageables est la norme dans chacun d’entre eux. Cela peut expliquer que la communauté maker disposait déjà des outils et de l’attitude nécessaire pour développer sa chaîne de solidarité de production et de livraison d’équipements dans un temps record et d’une manière assez flexible pour répondre aux besoins des différentes localités. Hepp et Schmitz (2022, 202) expliquent que la représentation des makers en héros de la crise sanitaire découle du narratif habituellement déployé dans les médias dédiés à cette communauté, souvent présentée comme « précurseurs pour la transformation sociale ». Oliveri (2011, 117) met de l’avant la culture du don technologique d’inspiration maussienne propre aux univers du logiciel libre : « le parallèle que nous établissons entre le triple mouvement donner — recevoir — rendre, semble correspondre à la philosophie libre de l’informatique, consistant effectivement à rendre accessible — améliorer – redistribuer. ». Ainsi, nous saisissons à quel point ce mouvement a été disposé à jouer un rôle pendant la crise sanitaire.

Tout n’est cependant pas si rose au pays de la fabrication numérique. Lluís, technicien d’un Ateneu de Fabricació, m’a surprise lors de mes premières entrevues lorsqu’il m’a dit : « Imagine que ces machines [les imprimantes 3D] sont devenues célèbres pour la fabrication de pistolets ». Il n’a pas été le seul à m’en parler. En effet, cette technologie a aussi été associée à la possibilité de produire des armes à feu par soi-même grâce à l’impression 3D. Ce projet a été mis à exécution dès 2013 par un crypto-anarchiste américain (Lopez et Tweel 2014). Le libre et l’innovation ne sont pas toujours, par défaut, auréolés de vertus. À la suite de cela, les communautés makers n’ont eu de cesse de vouloir redorer leur blason et de mettre l’avant les bons coups et les initiatives solidaires comme l’impression de prothèses pour des personnes handicapées. Les Coronavirus Makers ont eu l’occasion de faire parler de leurs actions en termes positifs en sauvant des vies, le pendant élégant et altruiste des armes à feu qui ont le potentiel d’en supprimer plusieurs d’un coup.

Si le mouvement Coronavirus Makers a semblé relativement efficace, ce n’est peut-être pas seulement dû à l’habileté des makers à s’organiser, c’est aussi parce que le gouvernement a failli à fournir les équipements de protection. Les makers ont saisi l’occasion pour démontrer leur utilité. Les lieux de fabrication numérique en gestion municipale en ont profité pour aller chercher l’appui des décideurs publics et les politiciens municipaux étaient heureux de prouver que l’action locale venait à pallier les déficiences des autres échelons de gouvernement. Les pouvoirs publics locaux démontraient les vertus de la décentralisation et du soutien à la production locale pour suppléer la crise de la chaîne d’approvisionnement globalisée. Ainsi, chacun y a vu une occasion de défendre une cause qui lui était chère, mais cette action collective n’était pas tant portée par une vision unique d’un futur alternatif.

Les stigmates d’un affranchissement partiel : Les chaînons manquants de la fabrication locale et translocale

Le recours à une chaîne d’approvisionnement globalisée, où la production se fait souvent à la demande et à flux tendu (Gamio et Goodman 2021), la dépendance à la Chine et les délocalisations de la production ont suscité une prise de conscience, notamment face aux images de populations de pays européens complètement démunies pour faire face à la vague épidémique qui s’apprêtait à déferler.

La pénurie d’équipements de protection contre le virus de COVID-19 s’explique à la fois par l’augmentation rapide du nombre d’infections, mais aussi parce que la Chine, premier pays touché par l’épidémie, a fermé ses usines où était produite la grande majorité de masques à destination de la planète. Ce pays devenait par le fait même le premier consommateur d’équipements de protection (Hildebrandt et al. 2022, 1).

Le thème de la relocalisation de la production et de la ville qui ne peut se dédier uniquement à proposer des services a émergé de manière significative dans mes entrevues, mais aussi dans différents débats publics. Les makers ont développé une autre chaîne d’approvisionnement, non pas globale et basée sur des délocalisations et des réseaux de transport internationaux et massivement polluants, mais translocale (Schmidt 2019, 10). La translocalité permet de ne pas penser la ville productive en vase clos ou comme un espace fermé et hermétique à l’extérieur. Au contraire, il s’agit de penser la relation entre les territoires : les « local-to-local dynamics » (Greiner 2013, 380). La translocalité permet d’aborder les flux et circulations d’idées et de connaissances (Ibid.). À l’échelle de l’Espagne, c’est réellement une dynamique translocale d’organisation de la production des équipements de protection qui s’est mis en oeuvre. Elle a représenté à court terme une alternative efficace à la chaîne d’approvisionnement globale, d’abord avec un partage des fichiers de conception du matériel, des bons coups et des échecs dans la production et la distribution ainsi qu’un arrimage au plus près des besoins et des ressources disponibles sur chaque territoire : « The translocal network is a crucial way for social innovation actors with transformative ambitions to experience an expansion of their impact » (Avelino et al. 2020, 972).

Néanmoins, trois éléments ont entravé la démonstration visant à prouver que la fabrication numérique locale et translocale pouvait pallier complètement et de manière autonome à la crise pandémique. Tout d’abord, les normes sanitaires de sécurité et d’hygiène du milieu médical ont constitué un obstacle. La communauté de Madrid a, par exemple, refusé toutes les caisses de visières de protection produites par les volontaires (Peinado 2020). Le responsable des Ateneus de Fabricació m’a expliqué qu’il y avait des tensions au sein de l’administration municipale de Barcelone à ce sujet. Certains voulaient faire homologuer les visières de protection. Il a rappelé qu’il s’agit d’un processus très long et que les gens meurent chaque jour en attendant. Il raconte la solution déployée : « Nous sommes allés directement dans la communauté de la santé, dans les hôpitaux, nous avons parlé à la direction des hôpitaux, aux infirmières et aux médecins eux-mêmes, et ils ont validé l’objet. Ils ne l’ont pas homologué, mais ils l’ont validé. ».

Un autre problème a été la production d’objets en plastique et leur impact sur l’environnement (Kieslinger et al. 2021, 3). Certes, le plastique utilisé en impression 3D est souvent biosourcé et biodégradable (le PLA) et la fabrication par addition de matière génère théoriquement beaucoup de moins de déchets que d’autres techniques puisque seul ce qui est nécessaire est produit. Cependant, les ajustements complexes des machines obligent parfois à refaire la pièce à quelques reprises et les visières transparentes réalisées en PVC constituent un problème durable. Certains makerspaces se soucient grandement de cette question et ont adopté des machines permettant de sécher, désagréger et réutiliser le plastique pour fabriquer d’autres objets.

Enfin, l’émancipation des makers vis-à-vis de la chaîne d’approvisionnement reste limitée par la dépendance à l’étranger pour se fournir en matériaux de base et en composants électroniques. Les makers n’auraient pas été en mesure de fournir les établissements locaux pendant des mois en équipements de protection puisque la pénurie se faisait déjà sentir pour les filaments (PLA) et les composants électroniques que nécessite une imprimante 3D pour fonctionner. Le PVC aussi venait à manquer. La rareté des matériaux a incité à penser la réutilisation des visières de protection (García Sáez et Cuartielles 2020, 531). C’est ainsi que l’action des Coronavirus Makers connut une efficacité rapide et remarquable bien que peu viable à moyen et long terme (Browder et al. 2022, 25).

Si l’efficacité de cette organisation des Coronavirus Makers a montré certaines limites, elle a toutefois l’avantage d’avoir proposé une alternative aux modèles économiques connus, notamment à propos de la chaîne d’approvisionnement. Or, la démonstration d’une alternative est parfois le début d’une mise en mouvement des acteurs. La brèche est ouverte, les makers s’y sont investis profitant d’une attention médiatique largement supérieure à la normale face à une population captive et confinée, particulièrement encline dans ce moment de détresse, à se laisser convaincre qu’il est nécessaire de devenir plus autonome pour la production des besoins de base. L’argumentation sur les avantages des circuits courts, la relocalisation de la production, les villes productives, et la réappropriation des moyens de production n’a jamais eu autant d’écho qu’à cette période. L’idée des manufactures de proximité demeure intéressante pour produire de manière plus responsable. À l’ère des changements climatiques, la logique exclusivement quantitative de la production devra certainement être accompagnée par des pratiques de recyclage, une législation contraignante en termes d’obsolescence programmée et d’une réflexion sur les habitudes de consommation, entre autres choses. Par ailleurs, toute nouvelle infrastructure urbaine a le potentiel de générer de la gentrification. Outre le fait de demeurer un maillon fort de la justification d’un monde marchand « profitable » pour certains et générateur d’inégalités pour d’autres (Bauman 2010), la chaîne d’approvisionnement globale ne comble pas l’ensemble des besoins essentiels à la vie. C’est pourquoi la question des approvisionnements et flux de marchandises gagnerait à être soumise à une réflexion critique et politique alors que la production locale et translocale devra être pensée de concert avec les citoyens, experts de leurs territoires. La véritable interdépendance se situe davantage dans notre commune humanité que dans les maillons de cette chaîne qui n’a pas fait ses preuves comme instrument d’épanouissement collectif en temps de pandémie.

Conclusion

Faire un terrain nécessite de jongler avec ce qui se passe en temps réel, de s’adapter, de rebondir (Dominguez 2012). En temps de pandémie, la zone d’inconnue et de contraintes semble plus vaste. Il est fréquent de dire que faire un terrain qui suit la méthode inductive et qualitative, c’est apprendre à piloter un avion en plein vol. En période de pandémie de COVID-19, j’ai plutôt eu l’impression qu’il s’agissait d’apprendre à piloter tout en constatant qu’un des réacteurs avait pris feu… ajoutant à cela la nécessité de comprendre le sens de cet embrasement ! Malgré quelques écarts de trajectoire et autres turbulences, j’ai pu réaliser mes recherches à Barcelone, accomplir un rêve et atterrir à Québec dix-huit mois plus tard, en février 2022, avec des données fascinantes à analyser. Tout cela n’aurait pas été possible sans l’apport de précieuses personnes rencontrées lors de cette recherche où le collectif sembla souvent l’emporter sur la somme des individualités mobilisées. La pandémie a ainsi façonné mon terrain d’une manière inattendue à la fois sur la forme et sur le fond. Il était difficile d’imaginer qu’un évènement dramatique de l’ampleur de cette pandémie mettrait en valeur la communauté de makers que je m’apprêtais à étudier, qui passa sans transition de modeste à flamboyante. Il convenait de ne pas se faire aveugler par un présent atypique et en même temps de prendre la mesure de ce que cette incroyable réalité faisait émerger : le rôle que des makers étaient susceptibles de jouer dans un renouvellement urbain centré sur la production locale et les communs de la connaissance. Heureuse conclusion que de constater que les résultats de ma recherche ont dépassé le cadre de toute problématique initialement formulée. Je n’ai toutefois pas encore trouvé une réponse courte à fournir quand on me demande : « Alors, c’était comment ton terrain ? ».